Deux films font salutairement voler en éclats l’enfermement identitaire dans lequel deux dangereux courants politiques s’emploient à verrouiller la population d’origine arabo-musulmane vivant en France. Ces deux courants, qu’en apparence tout semble opposer, à savoir l’extrême droite et l’islamo-gauchisme, se retrouvent en réalité dans une même manière d’essentialiser cette population qui, à leurs yeux, constituerait de par son origine ethnique et sa religion une entité destinée à rester extérieure à la société française. Le Front national veut une France débarrassée de cette minorité «exogène» tandis que le Parti des Indigènes de la République et ses acolytes veulent séparer les Noirs et les Arabes d’une France «blanche» dont la nature même serait colonialiste, raciste et «islamophobe».

Quant aux deux films, ce sont «Fatima», de Philippe Faucon, et «Haramiste», d’Antoine Desrosières. Deux films très différents par leur facture, mais qui l’un comme l’autre démolissent mine de rien les insupportables clichés véhiculés par le sous-genre cinématographique consacré aux cités. Ici pas de bande-son saturée de rap, pas de glorification des petites frappes, pas de démagogie et encore moins de paternalisme. Au contraire. Pour Philippe Faucon comme pour Antoine Desrosières, le regard porté sur les immigrés venus du Maghreb et sur leurs enfants est à hauteur d’homme. Ou plutôt de femme, car l’un et l’autre mettent au centre de l’écran des personnages féminins.

Le titre «Fatima» renvoie au nom de cette mère de famille (que l’on ne s’attende pas à trouver ici la formulation à l’insupportable condescendance mièvre «une maman») débarquée quelques années plus tôt du bled, que son mari a quittée depuis son arrivée en France, qui parle à peine le français – mais le comprend mieux que son entourage le croit – et qui élève à peu près seule ses deux grandes adolescentes de filles. Cette dame à la quarantaine dépassée travaille comme une damnée, faisant tous les ménages qu’elle peut, afin de subvenir aux études de sa progéniture. La grande est en première année de médecine et met toutes ses forces pour réussir le concours. La plus jeune est encore au lycée et préfère s’affirmer comme rebelle, aussi bien face à l’institution scolaire et à sa mère que devant les garçons. Philippe Faucon observe Fatima avec délicatesse, presque avec douceur, nous donnant à voir sa solidité et son intelligence croissante du monde qui l’entoure.

C’est une prolétaire, qui veut que ses enfants réussissent, qu’elles réussissent dans le pays qui a fait d’elles de jeunes Françaises, habillées comme toutes les filles de leur âge. Contrairement à elles, Fatima porte le voile, moins par religiosité que pour des raisons de conformité sociale car les voisines veillent à l’ordre archaïque, ne négligeant aucune médisance ou calomnie. Fatima l’ignore sans doute elle-même, mais elle perpétue l’un des plus beaux combats ayant émaillé la longue histoire de la classe ouvrière : s’émanciper de l’aliénation par le corps-à-corps avec les mots. Car cette femme invisible ou presque aux yeux de ses employeurs, cette femme au corps lourd, usé, cette femme aux vêtements ternes, cette femme qui est si brièvement allée à l’école se lance dans l’écriture d’un journal intime. Elle y met, en arabe, ses sentiments, ses pensées, ses inquiétudes, sa lucidité. Et ainsi se transforme. Petit à petit, discrètement, elle devient un peu plus maîtresse de son destin, de son difficile et rude destin. Ainsi, par la grâce de Philippe Faucon et de son cinéma exigeant et bienveillant, en sortant de son émouvant film calme on pose un autre regard, lorsque nous les croisons dans le métro ou au supermarché, sur ces Fatima auxquelles il permet de redevenir ce que chacune d’elles n’aurait jamais dû cesser d’être : une énigme, comme tout être humain.

«Haramiste» d’Antoine Desrosières relève d’un autre registre : sur les 40 minutes que dure ce moyen-métrage, on rit quasiment pendant une demi-heure. Mais le réalisateur porte lui aussi une vision subtile, aigüe et généreuse sur le monde qui nous entoure. Les deux personnages quasi-exclusifs de son film sont deux sœurs, dix-huit et dix-sept ans, qu’on découvre par un jour froid emmitouflée dans leurs doudounes et la tête couverte de leurs voiles islamiquement réglementaires. Très rapidement on va prendre la mesure de ce que sont pour elles la religion et les traditions culturelles héritées du Maghreb – et c’est hilarant. Au passage, les «Frères muz» sont aussi sec habillés eux aussi pour l’hiver, et le spectateur appréciera le rôle de figurant inattendu attribué à Yasser Arafat, devenu bien malgré lui témoin des préoccupations de Rim et Yasmina.

Tout comme Philippe Faucon pour sa Fatima, Antoine Desrosières a choisi des interprètes non-professionnelles. Résultat : les deux frangines sont incroyables de vie, de justesse et d’impertinence. Inas Chanti (qui joue la grande) et Souad Arsane (la petite) ont co-écrit le scénario et les dialogues, lesquels sont d’une crudité à l’humour irrésistible. Crudité car la vie de nos héroïnes tourne beaucoup autour des garçons – comme c’est sans doute le cas pour toutes les adolescentes. Une particularité marque toutefois la façon dont ces deux-là abordent la question : leur culture musulmane. Ce n’est certainement pas par hasard que le réalisateur a choisi pour la bande-son des chansons yé-yé qui renvoient au début des années soixante, un temps où l’obligation de virginité, la religion et le qu’en dira-t-on corsetaient encore sous nos latitudes la sexualité des filles : d’une certaine façon, les deux sœurs vivent en effet dans cet ancien carcan mental. Mais à l’ère du Net, tout va très vite, et c’est en quelques clics que l’aînée va se débarrasser, ou presque, de ses boulets idéologiques. Elle en vient ainsi à expliquer en deux phrases sa ligne de conduite à sa cadette :

« L’important c’est pas d’être vierge…

— C’est quoi ?

— C’est de trouver un mec assez pas con pour pas exiger que je le sois, et un mec assez pas con pour pas le dire à la famille.»

Philippe Faucon et Antoine Desrosières sont d’authentiques cinéastes. Ils savent mettre en lumière ce qui ne se voit mal ou pas du tout, et font ainsi œuvre de salubrité artistique, morale et politique. Ils ont restitué à des femmes très différentes leur authentique et singulière dignité en même temps que leur dimension universelle : celle qui s’affirme par la lutte, comme souvent tâtonnante, vers l’émancipation.

Conseil d’ami : «Fatima» et «Haramiste» sont à aller voir très vite, car, en dépit des excellentes critiques, il n’est pas certain que ces deux splendides films restent encore bien longtemps à l’affiche.

«Fatima» est toujours projeté dans plusieurs salles. «Haramiste» est encore visible au cinéma Studio Luxembourg Accatone (Paris 5e).