Imaginons un instant le Premier Ministre de la France se prosternant tête baissée, devant un autre. La scène est difficile à imaginer car il est inconcevable qu’un homme d’Etat puisse adopter une posture de soumission à un tiers, entraînant dans son geste l’image de la France toute entière.
C’est pourtant ce à quoi s’est livré LEE Wan-koo, le Premier Ministre de la Corée du Sud, peu de temps après la confirmation de sa nomination à son poste en février dernier. Certes, le destinataire de son acte de déférence extrême était un peu son mentor politique, KIM Jong-pil, lui-même ancien Premier Ministre sud-coréen et certainement l’une des figures marquantes de la classe politique coréenne des 50 dernières années. Mais pourrions-nous imaginer qu’en France, Manuel Valls fût pris en photo, dans une posture d’abaissement de soi devant Michel Rocard ? Certainement pas.
La prosternation en question s’appelle “Kheun Jeol”, ou “grande révérence”. Elle représente la forme de salut la plus respectueuse qu’un Coréen puisse manifester à l’égard d’un autre. Ce salut consiste pour son auteur à s’agenouiller devant son destinataire, puis à s’incliner jusqu’à une position de prosternation complète : les deux mains posées au sol, le front l’effleurant pratiquement.
Cet exercice m’est imposé deux fois par an, lorsqu’à Chuseok (le Thanksgiving coréen), et au nouvel an lunaire, je participe au “Charye”, un rituel auquel de nombreuses familles coréennes se livrent pour rendre hommage à leurs ancêtres : au lever du jour, la famille se rassemble devant un banquet préparé en l’honneur des défunts ; on ouvre alors la porte du foyer afin que leurs esprits puissent y pénétrer et l’on veut croire qu’ils viennent s’installer autour du banquet. Puis, tandis que les esprits festoient (on poussera le réalisme à changer l’emplacement des couverts de met en met afin qu’ils goûtent à tout), leurs descendants leur rendent hommage par cet acte de prosternation qu’est le Kheun Jeol.
J’imagine que pour la plupart des non-Coréens, ce rituel serait aussi inconfortable que pour moi-même. Il m’est en tout cas difficile de dissocier cette grande révérence d’un acte de soumission. Or, si je peux éprouver respect et reconnaissance à l’égard d’un autre, il m’est difficile d’accepter que mon hommage soit associé à une forme d’abaissement.
Et si j’accepte de me plier à cette tradition deux fois par an, c’est en la concevant comme un hommage non pas à des ancêtres bien désignés, car en l’occurrence ce sont mes défunts grands-parents et arrière-grands-parents paternels que nous sommes censés honorer, mais à quelque chose de plus abstrait et englobant : sorte de déterminisme qui me dépasse, comme il dépasse mes aïeuls, et grâce à quoi je suis de ce monde, capable de partager ce moment privilégié en famille deux fois par an.
Mon effort de compromis s’arrête là. Depuis que je suis suffisamment âgé pour comprendre la raison de ma gêne, je refuse systématiquement d’offrir un Kheun Jeol à un vivant, à l’exception de cas très rares où cette révérence est réciproque.
Peut-être fais-je trop grand cas de ce qui n’est finalement qu’une forme de salut, et que mon effort d’ouverture culturelle devrait l’emporter sur mon interprétation personnelle. D’autant qu’il existe une autre manière d’interpréter le Kheun Jeol ; celle dont les partisans de cette tradition (pratiquement tout le monde ici) essaient de me convaincre : par cet acte ça n’est pas soi-même que l’on abaisse, mais l’autre qu’on élève.
La nuance a son importance car si l’on s’abaisse généralement par contrainte, élever l’autre est plutôt un choix voulu. Et c’est sûrement l’état d’esprit dans lequel se trouvent les Coréens lorsqu’ils ont à se prosterner devant un autre.
Les occasions ne manquent pas, à commencer par les Kheun Jeols aux parents ou grands-parents. Car avant que ceux-ci ne trépassent et que leurs esprits ne viennent goûter au festin des morts, ils reçoivent lors de ces mêmes jours de fête le “Saebae”, c’est-à-dire les Kheun Jeols de leurs enfants qui, en retour, reçoivent un peu d’argent de poche. Plus que le sens du respect ou la contrainte, plus que la distinction entre abaissement de soi et élévation de l’autre, c’est cet argent qui dès un âge tendre, incite les Coréens à accepter cette coutume de révérence. Un peu à l’image de la motivation que les cadeaux du Père Noël représentent pour être sage à l’approche des fêtes. Sauf qu’ici, la coutume se perpétue tout au long de la vie.
Le jour du mariage également, où une fois la cérémonie terminée, la famille se réunit pour le “Pyebaek”, un rituel où les nouveaux mariés offrent leurs hommages aux parents du gendre. Revêtu du Hanbok, le costume traditionnel coréen, le jeune couple nouvellement formé offrira alors son premier Kheun Jeol aux parents, afin pour le marié de les remercier de l’avoir élevé, et pour la mariée de les remercier de l’accueillir comme nouveau membre de leur famille.
Tant que les parents sont de ce monde, ils peuvent prétendre à cet hommage ritualisé de leurs enfants, même si ceux-ci sont en âge d’être grands-parents. C’est pourquoi les rares réunions de familles séparées par la Guerre de Corée voient tant de grands-mères et grands-pères se prosterner devant des arrière-grands-pères ou arrière-grands-mères restés de l’autre côté de la frontière.
Le Kheun Jeol cristallise l’une des valeurs fondamentales régissant la société coréenne dans son ensemble, le “Hyodo”, ou piété filiale. Hérité du confucianisme, le Hyodo impose une relation hiérarchique claire entre enfants et parents : aux enfants l’obligation de respect, d’obéissance, de soutien, voire même de sacrifice pour les parents, qui en retour devront se comporter avec toute la droiture et le sens des responsabilités que ce statut supérieur implique.
Bien sûr nos sociétés occidentales prônent également le respect, et dans une certaine mesure, l’obéissance envers les parents. Mais si le respect perdure, la notion d’obéissance disparaît lorsque l’enfant devient adulte et s’émancipe de la tutelle parentale. Cette étape est d’ailleurs incitée par nos valeurs et notre mode de vie, au point que des films à succès tels que Tanguy font la critique de ceux qui, passés trente ans, restent au crochet de leurs parents.
Le Hyodo impose exactement l’inverse : quel que soit l’âge, même avancé, quelles que soient les responsabilités, même immenses, l’obéissance absolue envers ses parents doit être immuable.
C’est cette relation enfant-parent figée qui explique peut-être les raisons du comportement de Cho Hyun-ah, vice-présidente de la compagnie aérienne Korean Air, lorsqu’elle provoqua le désormais célèbre scandale des noix d’apéritif à bord d’un avion de sa propre compagnie.
Tout a été dit sur cette épisode : la brutalité avec laquelle Cho humilia le chef de cabine et une hôtesse pour lui avoir servi à même le sachet des noix d’apéritif qu’elle n’avait pas demandés ; l’irresponsabilité avec laquelle elle exigea que l’avion retourne se garer pour débarquer le supposé fautif ; les tentatives maladroites de la compagnie pour tenter d’étouffer l’affaire ; puis le déferlement médiatique encouragé par une opinion publique coréenne déjà passablement irritée par l’impunité dont bénéficient les familles propriétaires des Chaebols, ces conglomérats coréens qui dominent la société coréenne.
Comment expliquer cet accès de fureur de Cho ? Bien sûr le fait d’être la fille du propriétaire de la compagnie doit favoriser le sentiment de toute puissance propice à ce type de comportement. Encore que chez beaucoup d’autres, il incite au contraire à une exigence de soi supérieure à la moyenne justement parce qu’on les scrutera à la recherche du moindre écart de comportement qu’on mettra ensuite sur le compte de l’impunité dont ils bénéficieraient.
L’impunité joue donc mais un autre élément aussi peut-être. Un élément que le père de Cho laissa entrevoir lors de sa première réaction publique suite à l’incident.
Pour Cho père, c’est lui qu’il faut blâmer. Non pas en tant que Chairman du groupe qui endosserait la responsabilité ultime d’une faute commise par l’une de ses collaboratrices, mais en tant que père. C’est à lui que revient la faute, dit-il, parce que c’est lui qui, en tant que père, a mal élevé sa fille.
Mettons-nous un instant à la place de cette femme, quarante ans, mère de famille, vice-présidente de la première compagnie aérienne du pays, mais réduite à n’être que la fille de son père qui aurait fait une bêtise parce que mal élevée. Comment supporter cette vie sous tutelle, où tout ce que l’on est, tout ce que l’on accomplit, n’est pas à mettre sur son compte, mais sur celui du paternel ? Comment accepter de vivre telle une marionnette, dont les fils seraient tenus par papa maman jusqu’à ce qu’ils trépassent ? Comment vivre avec cette autorité omniprésente certes bienveillante, mais qui n’en prive pas moins de la liberté et de la responsabilité de ses actes ? Bref comment vivre une vie infantilisée à l’âge adulte ?
Peut-être que dans la fureur de Cho à bord du vol NY-Séoul était contenue un peu de cette frustration profonde de n’être pas totalement maître de son existence. Et que face à cette légère entorse aux règles internes de service à bord, domaine dont elle a la charge au sein de la compagnie, sa réaction hystérique, épidermique, était aussi un peu pour compenser sur son petit pré-carré où elle règne en maître, le pouvoir que son père lui enlève dans sa vie.
Le Hyodo s’impose donc tout au long de la vie, mais il s’impose également partout. Car si cette vertu confucéenne est le fondement d’une famille saine, elle est aussi largement considérée comme la base d’une gestion saine de toute collectivité.
A commencer par l’entreprise. Bien sûr le cas de Korean Air est un peu à part puisque le management y est de fait, familial. Mais même lorsqu’il n’existe aucun lien de parenté entre patron et salariés, la relation traditionnelle entre les deux est souvent empruntE de Hyodo : des salariés disciplinés et dévoués, exécutant les directives d’un patron paternaliste bienveillant.
Les liens intergénérationnels ne font évidemment pas exception et il n’est pas déplacé que, dans le métro, un jeune Coréen cède sa place assise à une dame plus âgée en lui disant : “prenez ma place, mère”. Parce qu’elle pourrait avoir l’âge de sa mère, qu’elle est sûrement la mère de quelqu’un, et qu’en mettant en avant son statut de mère, le jeune Coréen se place dans une relation de respect-bienveillance avec cette parfaite inconnue.
La collectivité la plus englobante pour les Coréens, c’est la Nation. Et c’est parce que celle-ci a longtemps fonctionné sur des principes influencés par le Hyodo que son miracle économique fut possible. L’argument est sûrement difficile à entendre pour les victimes des régimes autoritaires jusque la fin des années 80, mais il faut bien admettre que les dirigeants sud-coréens étaient, en dépit de leur mépris pour certains droits fondamentaux, éclairés ; qu’ils avaient un certain sens de l’intérêt national, guidant le pays vers un modèle de développement imposant des sacrifices au peuple, mais des sacrifices auxquels ce peuple consentit, par esprit de dévouement, de sacrifice, d’obéissance à un pouvoir paternaliste, et par dessus tout à la Nation : l’extension ultime de la famille.
Cette relation fonctionne-t-elle encore aujourd’hui ? Oui, si l’on en croit l’élection de l’actuelle Présidente Park Geun-hye. Fille du dictateur Park Chung-hee, qui dut dans les années 70 remplacer sa mère dans le rôle de Première Dame du pays lorsque celle-ci fut assassinée par un sympathisant Nord-Coréen, Park Geun-hye a d’abord parfaitement joué le rôle de fille modèle, sacrifiant sa jeunesse pour le bien de son père et de celui de la Nation. C’est d’ailleurs cette image digne, admirable de “Hyo-nyeo”, c’est-à-dire de fille fidèle aux principes du Hyodo, que nombre d’électeurs séniors avaient notamment en tête au moment d’aller voter.
Première femme à la tête de l’État, Park a su aussi magistralement maîtriser son image pour passer directement de celle de fille modèle, à celle de mère de la Nation, mettant ainsi au second plan celle de femme dans un pays profondément rétrograde lorsqu’il s’agit de l’émancipation de la femme (un autre héritage majeur du confucianisme). C’est ainsi qu’on ne lui connaît aucune liaison, aucun compagnon, tant son énergie et sa dévotion seraient tendus vers le seul bien du peuple coréen, telle une mère pour ses enfants.
Les principes du Hyodo résonnent donc encore dans l’esprit des Coréens, mais il suffit de regarder l’âge moyen élevé de la base électorale de Park pour admettre que les nouvelles générations y sont moins sensibles. Et si l’on regarde la situation de précarité dans laquelle sont plongées nombre de personnes âgées, on pourrait même s’inquiéter. Selon une étude de la Korea Labor Institute, 48,6% d’entre elles vivaient sous le seuil de pauvreté en 2011, soit une proportion plus de deux fois supérieure à la moyenne des pays de l’OCDE.
Cette misère du troisième âge est certainement la preuve la plus indiscutable que quelque chose est cassé au pays du Hyodo. Ou qu’en tout cas, la génération qui aurait à subvenir aujourd’hui aux besoins de leurs parents retraités y adhère de moins en moins. Car si beaucoup de jeunes salariés reversent toujours une partie de leurs salaires sur le compte de leurs parents quitte à sacrifier leurs propres projets de vie, d’autres s’y refusent de plus en plus, contraints par les nécessités de la vie moderne et le goût de l’individualisme, abandonnant une population qui vieillit le plus rapidement au monde à un système de retraite quasi-inexistant.
Les Coréens sauront-ils réinventer le Hyodo pour qu’il s’adapte aux revendications des nouvelles générations et survive aux contraintes de la vie moderne ? Il le faudra car c’est sur ce sentiment d’appartenance à une même grande famille qu’est fondée la solidarité nationale, lui-même raison du succès coréen.
Piété filiale à la coréenne
par Pierre Joo
21 avril 2015
Décryptage du rituel de prosternation coréen.
La tradition de ce salut tout particulier puise son origine dans la tradition confucéenne et shintoïste. Il s’étend sur tout le territoire de l’extrême asiatique. Au Viêt Nam, ce salut se fait à l’occasion du Têt. C’est le temps d’honorer les ancêtres. On se prosterne devant l’autel dédié.
Cependant, il peut être question de ce salut lorsqu’on veut honorer un aîné par ses exploits et ses actes. Il devient alors une volonté individuelle. Celui qui salut son aîné par ce geste rempli de symbole veut monter par là qu’il se soumet non à la personne elle-même mais aux actions qu’elle a menées. Le destinataire ne doit en aucun montrer de la fierté. Il doit afficher un visage impassible et rend ce salut en inclinant légèrement la tête en signe de remerciement et d’humilité.
Il serait absurde de comparer les us et coutumes d’un pays à ceux d’un autre puisque ceux-ci dépendent de l’histoire et de la prégnance socio-culturelle et civilisationnelle du pays en question.
L’Occident a sa façon de faire. L’Orient a lui aussi ses spécificités. C’est ce qui constitue la diversité du monde. Il n’y a pas une façon de faire mieux qu’une autre. L’Orient n’a rien à envier à l’Occident et vis vers çà.
Quant à moi, je suis très fière d’être asiatique et je défends ses valeurs. Je les dénonce aussi lorsqu’elles mettent à mal le respect de la dignité du règne des vivants.
Je suis aussi très satisfaite de ma triple appartenance à la culture asiatique, américaine et française.