Je me souviens de Sheikh Mujibur Rahman, le père de la nation bangladeshie, homme de haute piété, confronté à la tragédie des dizaines de milliers de femmes violées, pendant les mois de guerre de 1971, par la soldatesque pakistanaise et mises, pour cela, au ban de la société : lorsqu’il prit la décision – sans exemple, me semble-t-il, ni dans le monde musulman ni ailleurs – de les décréter birangona, héroïnes nationales, j’avais un peu plus de 20 ans et ce jour reste un des plus forts de ma vie d’homme engagé.
Je me souviens d’Alija Izetbegovic, qui avait, dans les années 1970, commis une « Déclaration islamique » teintée de fondamentalisme : survient la guerre de Bosnie ; surgit un nouvel Izetbegovic, chef politique et militaire d’une résistance dont il portera jusqu’au bout l’étendard multiethnique et multiconfessionnel ; et je me souviens de ce jour d’août 1992 où il envoya une unité d’élite sauver des obus serbes cette Haggadah enluminée de Sarajevo, l’une des plus anciennes et des plus belles au monde, qu’un imam avait, jadis, déjà sauvée de la fureur nazie et qu’il sauvait, lui, pour la deuxième fois en cinquante ans.
Je me souviens de Malika C., musulmane et féministe, m’expliquant, à Alger, à l’heure où les fous de Dieu décapitaient comme on déboise, que le Prophète était l’ami des femmes, celui de leur visage et que, selon les textes ou, en tout cas, certains de ces textes, seules ses épouses avaient obligation de se couvrir – islam sans obscurantisme… islam sans abaissement d’une moitié de l’humanité… n’écoutez pas, me disait-elle, ces braillards pro-voile qui creusent la tombe de l’islam…
Je me souviens de Massoud, en 1998, dans son sanctuaire du Panchir où Le Monde m’avait envoyé l’interviewer : le tout premier jour, qui était un vendredi et où il m’avait invité, retour d’une inspection aux lisières de la plaine de Chamali, à partager son frugal dîner, n’a-t-il pas eu l’infinie délicatesse d’envoyer un émissaire s’enquérir de mon degré de fidélité aux prescriptions en usage le soir de chabbat ?
Je me souviens de Mohammed VI, souverain chérifien et Commandeur des croyants, inaugurant son règne par une réforme de la Moudawana, le code de la famille marocain, qui, en donnant aux épouses le droit de ne plus obéir, de divorcer quand elles le souhaitent et, en cas de séparation, de se voir octroyer la garde des enfants et le partage des biens, fit, en à peine quelques mois, plus pour la cause des femmes que ne le firent, en un temps si court, bien des régimes laïques.
Je me souviens de Milana Terloeva, rencontrée chez André Glucksmann au lendemain de la deuxième guerre de Tchétchénie et alors que paraissait son terrible « Danser sur les ruines » : Mashkadov contre Bassaev… l’islam de douceur et de modération dressé, même s’il sera provisoirement vaincu, contre l’idéologie mortifère des wahhabites… étroite est la porte du destin, mais jamais définitivement fermée…
Je me souviens de Yasser Abd Rabbo, cet ancien compagnon d’Arafat qui, avec son ami israélien Yossi Beilin, inventa, il y a douze ans, le fameux plan de Genève, qui fixe, jusqu’aujourd’hui, les justes paramètres de toute paix à venir entre les frères inconciliés : nous sommes dans l’avion qui nous ramène du Maroc ; nous allons, dans quelques heures, tenir meeting à la Mutualité ; et je le revois m’expliquer, très grave, très concentré, les poings projetés devant lui comme s’il était un haleur tirant deux cordes imaginaires et entrant, après elles, dans un pays confus mais promis, que sa Palestine sera une terre laïque et tolérante, autre îlot de démocratie dans une région en proie aux fièvres extrémistes.
Je me souviens de Salwa Bugaighis, l’avocate courage, la militante des droits de l’homme et de la femme qui paya de sa vie cette vaillance rare – je me souviens d’elle me disant, au premier jour de mon premier voyage à Benghazi, qu’elle entrait en révolution pour renverser les deux maledictions jumelles du kadhafisme et de l’islamisme…
Je me souviens de l’imam de Drancy Hassen Chalghoumi, au lendemain de son voyage à Jérusalem en compagnie d’une délégation d’imams de France : récit de Yad Vashem… unicité de la Shoah… et ce génie d’un judaïsme dont l’islam était, selon lui, comme le catholicisme selon Vatican II, la religion sœur…
Je me souviens d’Abdelwahab Meddeb, un soir, à Tanger, aux portes de cette Méditerranée plusieurs fois millénaire que le monde arabe a en partage avec l’Europe : chez ce savant, ce docteur en saintetés qui savait de quelle maladie l’islam doit impérativement guérir, démocratie était un mot qui avait un sens presque religieux !
Aucun de ces dix-là n’incarne, bien entendu, l’islam. Aucun ne me fera oublier que c’est aussi au nom de l’islam que, du Nigeria à Paris, et de Niamey à Rakka ou Mossoul, on brûle, torture ou tue.
Et je sais bien que, pour l’heure, c’est cet islam-ci, celui de ces ultimi barbarorum que sont, non plus les assassins des frères de Witt selon Spinoza, mais les Frères musulmans version XXIe siècle, qui, hélas, a l’avantage.
Mais justement. Islam contre islam.
Lutte sans merci entre les deux.
C’est le seul débat qui vaille pour ceux qu’épouvante le spectre de la guerre des civilisations.
Je me souviens de ces figures comme d’autant de phares, de lumières brèves mais vives, qui, jusqu’au cœur des ténèbres, attestent qu’est possible la réforme intellectuelle et morale qui est la condition du salut commun.
Possible, oui – donc à la mesure des croyantes et croyants de bonne volonté qui ne se résignent pas au désastre.
Dix pour un islam des Lumières
par Bernard-Henri Lévy
21 janvier 2015
Ces figures attestent que la réforme intellectuelle et morale, condition du salut commun, est possible.
Le Coran contient des sourates d’une violence terrible contre les homosexuels, les juifs et bien sûr les femmes…
Les germes du mal sont dans le texte ! Islam des lumières ?