Je me souviens que ce 11 janvier était, aussi, le jour de mon anniversaire. Un ou deux millions d’amis, avertis de mon narcissisme capricornien, s’étaient réunis Place de la République afin de me fêter en grande pompe.
Pour m’accueillir, des hymnes joyeux, des chefs d’Etat, la houle des visages, des Charlie multicolores. Mon Birthday Cake joliment rectangulaire grouillait comme une ruche. Avec, en son centre, une seule bougie de bronze.
C’était donc l’An I de quelque chose.
Je me souviens que, ce jour-là, des vers d’Aragon me zébraient la tête :
« C’était un temps déraisonnable…
On avait mis les morts à table… »

Les morts de ce jour-là ? Anars, Juifs, mahométans, flics. Une « Affiche Rouge » actualisée. Et le déjà stalinien Aragon, le tout de même génial Aragon, en rajoutait dans la colère :
« Tout changeait de pôle et d’épaules,
Moi, si j’y tenais mal mon rôle,
C’était de n’y comprendre rien… »

On avait tout changé, oui, dans ma France meurtrie.
Et, moi non plus, je n’y comprenais rien.
Je me souviens que, peu de temps avant ce jour mémorable, j’avais lu le roman d’un certain MH, qui passait alors pour le produit le plus élaboré de l’intelligence nationale. Cela s’appelait « Soumission ». Et l’auteur, réputé pour son look destroy, y annonçait que le mâle français avait déjà envie de psalmodier des Sourates en escomptant quelque profit sexuel de la polygamie à venir. A en croire cet écrivain – qui, il est vrai, devait une bonne part de sa notoriété à ses yeux de lit défait –, il semblait acquis que, d’ici peu, on adorerait s’allonger, se soumettre, se coucher.
Autour de moi, pourtant, un ou deux millions d’hommes et de femmes se tenaient debout. Guère soumis. MH aurait-il trop hâtivement théorisé selon sa physiologie ? Trouvait-il quelque jouissance à se prosterner devant un(e) Maître(sse) ? Etait-il masochiste ? Pervers ? Extra lucide ? Aveugle ?
Aux dernières nouvelles, on signale qu’il a interrompu sa campagne de promo. Son agent a cru devoir préciser : « MH s’est mis au vert, à la montagne ».
Là encore, c’était le style MH : avec lui la France se couche quand elle est debout, et la neige a la couleur de l’herbe.
Je me souviens des jours d’avant ces tueries, et des jours d’avant les jours d’avant – qui étaient âpres, glauques, déjà sanglants. Des jours de petite Lutte Finale. Des jours de haines ordinaires, de micro Armageddon. Le Bien contre le Mal. Etc.
Certes, rien n’a vraiment changé avec le massacre des Charlie – mais, dès ce 11 janvier, soudain, quelque chose s’est mis à bouger. Et « les mornes matins en étaient différents ».
– Tiens, tu cites encore Aragon ?
Chez moi, c’est mécanique. Quasi pavlovien. Dès que se pointe une grande circonstance, le stalino-génial s’impose. En attendant, je bois l’illusion. Je crois au Risorgimento. J’achète l’enthousiasme peut-être bref.
– Tu prends des risques…
– Ai-je le choix ?
– Et si c’était une simple gonflette avant crevaison ?
– On verra bien…
Je me souviens de Bernard Maris, alias Oncle Bernard, le seul Charlie officiel assassiné que je connaissais un peu. Un gentleman, ce Bernard. Un prof devenu grand bourgeois. Un riche en pétard avec les banquiers. Un anti libéral toulousain, veuf, cosmopolite. Un gentil – quoique bizarrement ami avec MH-le-Soumis auquel il avait consacré un livre et son dernier article. Peu de temps avant de mourir, cet homme exquis nous avait remis, chez Grasset, le manuscrit de son prochain livre. Ça s’appelait (ça s’appellera) : « Et si on aimait la France… »
Je me souviens qu’il y a un Charlie dans À la recherche du temps perdu. C’est le prénom de Morel, l’amant violoniste du baron de Charlus. Ce Charlie est une canaille, un tapin, un lâche. Rien à voir, pour le moins, avec les Charlie du 11 janvier. Quant au « charlisme » dont parle mon cher Marcel, ce n’est qu’une allusion pudique aux mœurs dudit Charlus.
Combien d’amis, piétinant mon gâteau d’anniversaire, Place de la République, ont-ils pensé, ce jour-là, à Proust, à Charlie Morel, au Baron de Charlus ?
Mais j’aime bien, moi, que tout se mélange. Il y a sans cesse, dans ma tête, des courts-circuits incongrus. Et des passages secrets. En les empruntant, je m’égare par plaisir. Et je me lave le cœur. Et je reste en contact avec le meilleur – alors même qu’il s’agit de faire face au pire.
Je me souviens que, ce jour-là, je me suis demandé : à quoi ça devait ressembler le dernier jour d’un homme qui ne sait pas que la mort l’attend ?
Dernier rêve, dernier réveil, dernier café, dernière douche, dernier baiser, dernière course heureuse dans l’escalier ou dans la rue, dernier bonjour aux amis attablés, dernière cigarette, dernier mot – et la mort qui foudroie.
Ce qui est terrible avec les dernières fois, c’est qu’elles ne se signalent pas. Personne ne sait quand il fait l’amour pour la dernière fois. Personne ne sait qu’il voit la Tour Eiffel pour la dernière fois.
Truffaut pensait que le cinéma est supérieur à la vie précisément parce qu’au cinéma, au moins, il y a la musique – qui annonce ce qui va advenir. S’il y avait eu une bande-son pendant les derniers heures des Charlie, une bande-son bien angoissante, pulsée, haletée, genre hitchcockienne, peut-être auraient-ils compris qu’ils feraient mieux de ne pas sortir ce jour-là.
Je me souviens d’une Nuit des « Mille et Une Nuits » : un jeune vizir est effrayé car il vient de croiser la Mort dans le Bazar de Tachkent. Il s’enfuit aussitôt à Samarcande, tandis que la Mort ricane… Et quand on lui demande, à cette Mort : « pourquoi ricanes-tu, Ô Mort ? », elle répond : « Ah, je ne voulais pas effrayer ce jeune vizir… J’étais, juste, surprise de le rencontrer dans le Bazar de Tachkent puisque je l’attendais ce soir à Samarcande ».
Je me souviens que, ce 11 janvier, je me suis juré de ne plus prendre à la légère – je veux dire : en démocrate – les tueurs d’anars, de juifs, de mahométans, de flics. Maintenant, je vais apprendre à leur donner des grands coups de talon dans la gueule. Car il y a un moment, dans l’histoire des hommes, où ça revient toujours à : haine contre haine, viande contre viande, mots contre mots. Plus de quartier ! Ni sur le papier, ni dans les quartiers. Tu veux la baston ? Allez, on y va !
Etais-je déjà entré dans un Hyper Cacher ? Non. Non. Je ne sais même pas à quoi ça sert. Ni pourquoi le Dieu des juifs adore le pain bio et la viande des grisons. Je me souviens cependant que j’ai pensé : ne pas oublier d’entrer dans tous les Hyper Cacher que je verrai, ici ou là, dans le monde. Parfois, j’en aperçois quand je traverse Miami, Madrid, Chicago, Bruxelles ou Los Angeles. Je ne sais pas ce qu’on y vend. Mais j’achèterai.
J’ai repensé à MH-le-Soumis: dans les années 1930, son roman ne se serait-il pas appelé « Collaboration » ? Dans les années 1870 : « Colonisation » ? Au XVème siècle : « Inquisition » ? C’est étrange, ces écrivains qui ne peuvent s’empêcher d’entendre la fin d’un monde cogner à la porte de leur cabinet de travail. Savent-ils, ces nombrileux, que la fin du monde joue sa partie avec plus de subtilité ? Et souvent sans eux ? Un écrivain, ça doit d’abord se soucier de produire de la beauté et de l’intelligence – pas d’anticiper. Tu anticipes, tu te trompes. Surtout si tu anticipes avec mauvais esprit.
Je me souviens qu’après ce mémorable anniversaire, de retour chez moi, j’ai regardé la télé ad nauseam, puis j’ai lu, et lu encore jusque tard dans la nuit, afin de me désinfecter des mauvaises pensées et des bruits du monde méchant.
Mon miel de ce soir-là : les poèmes de Vigny, puisque j’adore la grandiloquence stoïcienne. Quelques lettres de Flaubert où il donne de bons conseils pour pister l’universelle bêtise. Et, comme d’habitude, un autre livre, que j’ai déjà dû lire dix fois, et où je trouve ces lignes :
« Un jour viendra, tôt ou tard, j’en ai la ferme espérance, où la France verra de nouveau s’épanouir sur son vieux sol béni déjà de tant de moissons, la liberté de pensée et de jugement. Alors, les dossiers cachés s’ouvriront ; les brumes (…) se lèveront peu à peu ; et, peut-être… ».
Tout lecteur ayant envie de connaître la suite, se reportera à un ouvrage qui est le contraire de « Soumission », et qui s’intitule « L’Etrange défaite ».
Son auteur, Marc Bloch, l’écrivit au plus noir des années noires, quelques années avant d’être fusillé, et sans savoir si ses mots nous parviendraient un jour.
Il voulait comprendre pourquoi son pays s’était, si vite, décomposé.
Et pourquoi il croyait, malgré tout, en sa renaissance.
Ce livre, tous les Charlie doivent le lire.
C’est leur histoire – et la nôtre.

13 Commentaires

  1. Avec la parution de « Soumission » de MH et le soutien qu’il reçut de la part de feu « notre oncle » Bernard Maris, je demeurais dans une sorte d’expectative. Il manquait un rappel aux dimensions véritablement historiques, aux analyses critiques optimistes. Votre bel article, Marc Bloch et son « Etrange défaite » nous rendent plus lucides et nous évitent de moisir idiot.

    Le livre de Marc Bloch est entré dans le Domaine Public. On peut le lire et/ou l’enregistrer ici :
    http://classiques.uqac.ca/classiques/bloch_marc/etrange_defaite/bloch_defaite.pdf

  2. Rapprocher les “évènements” avec le livre de Michel Houellebecq est d’une infinie malhonnêteté intellectuelle et je m’étonne du fiel déversé sur un homme dont le seul métier est d’écrire. L’écrivain comme tout artiste est hors du monde, seule la qualité de son écriture et sa propension à nous procurer des émotions compte.
    D’autre part, reprocher à MH sa lâcheté devant les éventuelles évolutions politiques de la France citées dans son livre est parfaitement inique. De quel droit juger l’honnêteté d’un homme qui assume son inclinaison à aller au plus facile, au moins dangereux probablement par manque de courage. Concernant MH, son courage réside dans son écriture et dans le fait qu’il assume son rôle de perdant dans un monde ou seul le succès est célébré!
    Je félicité Mr Enthoven d’avoir été résistant pendant la guerre et d’être toujours du bon côté, personnellement ces gens là m’ennuient, ils assènent des certitudes à postériori et personnellement j’apprends plus au contact de gens qui doutent, et qui ne sont pas forcément des héros…

  3. Votre commentaire est en attente de modération

    Rapprocher les “évènements” avec le livre de Michel Houellebecq est d’une infinie malhonnêteté intellectuelle et je m’étonne du fiel déversé sur un homme dont le seul métier est d’écrire. L’écrivain comme tout artiste est hors du monde, seule la qualité de son écriture et sa propension à nous procurer des émotions compte.
    D’autre part, reprocher à MH sa lâcheté devant les éventuelles évolutions politiques de la France citées dans son livre est parfaitement inique. De quel droit juger l’honnêteté d’un homme qui assume son inclinaison à aller au plus facile, au moins dangereux probablement par manque de courage. Concernant MH, son courage réside dans son écriture et dans le fait qu’il assume son rôle de perdant dans un monde ou seul le succès est célébré!
    Je félicité Mr Enthoven d’avoir été résistant pendant la guerre et d’être toujours du bon côté, personnellement ces gens là m’ennuient, ils assènent des certitudes à postériori et personnellement j’apprends plus au contact de gens qui doutent, et qui ne sont pas forcément des héros…

  4. Et si Mh a écrit une sorte d’allégorie dans un style ironique? Une supposition. Dans certains milieux occidentaux son hypothétique présidence muslamiste (islamiste?) est prise plus qu’au sérieux. Et là il ne s’agit pas d’une alégorie mais d’une théorie basée sur des études démographiques. Boumedienne en a envisagé l’avénement il y a quarante ou cinquante ans. Alors prions que cela n’arrive point et armons-nous contre cette éventualité.
    Une précision: le Dieu des juifs ne les oblige pas à manger bio mais rien n’intérdit aux magasins cacher d’en vendre (si c’est cher bien sûr).
    J’ai beaucoup aimé votre émotion et tiens à y apporter un peu de la mienne.

  5. Je ne connais pas MH, je n’ai pas lu ses livres
    Mais un romancier doit il écrire » ce qu’il faut » ou écrire ce qu’il a envie d’écrire, même sans incarner ses dire, pour nous faire réfléchir….
    Nous souffrons de la bonne pensée unique
    Visualiser un scénario « absurde » et indésirable est aussi une contribution au combat que nous devons mener pour un scenario humain et juste

    Par ailleurs j’ai bien aimé votre texte, poetique et politique

  6. Le cher Marcel – notre cher Marcel – eût été content – heureux – de lire ce texte. Merci. Mais c’est à un autre poète que je pense: « ces signes illicites de la nuit » nous déconcertent, nous empêchent de mettre de l’ordre dans le désordre du réel. Le soviéto-génial Aragon: qu’aurait-il dit?
    Merci encore…

  7. Merci Monsieur pour cet article. Ce 11 janvier était la date de l’anniversaire de mariage de mes parents (11 janvier 1933) et j’avais toujours une pensée particulière pour eux ce jour là. Y sera associé désormais ce jour là ce souvenir de fraternité après l’horreur.
    Je ne connais pas Marc Bloch mais je vais vite acheter ce livre : les phrases citées éveillent en moi bien des souvenirs : je suis une enfant de cette guerre et une terrienne et » ce vieux sol béni de tant de moissons » me touche particulièrement . Après avoir vécu la période de l’occupation je n’imaginais pas que de nouveau cette barbarie pouvait resurgir.

  8. cher Jean-Paul Enthoven, votre article est si profond, si poétique aussi, comme sans doute aucun de ceux que j’ai pu lire depuis ce 7 janvier 2015. Votre confrontation entre MH et Marc Bloch devrait nous saisir tous , car c’est là une question qui se pose à chacun de nous. Où nous situons-nous ?
    Merci de l’avoir écrit et bon anniversaire !

  9. Tout d’abord, joyeux anniversaire, cher Jean-Paul Enthoven.
    Je suis un grand lecteur et j’apprécie tout particulièrement les livres de Michel Houellebecq.
    Mais je dois dire que ce dernier livre m’a laissé assez mal à l’aise. Et je viens de comprendre pourquoi en vous lisant.
    C’est le meileur article sur Houellecq. Sans aucune haine. Une réponse d’écrivain.
    Voici les phrases que je me suis permis de vous emprunter sur mon compte Facebook :

    « c’était le style MH : avec lui la France se couche quand elle est debout, et la neige a la couleur de l’herbe. »

    ou encore :

    « J’ai repensé à MH-le-Soumis: dans les années 1930, son roman ne se serait-il pas appelé « Collaboration » ? Dans les années 1870 : « Colonisation » ? Au XVème siècle : « Inquisition » ? »

  10. hahaha!

    A en croire cet écrivain – qui, il est vrai, devait une bonne part de sa notoriété à ses yeux de lit défait –, il semblait acquis que, d’ici peu, on adorerait s’allonger, se soumettre, se coucher.

  11. Le meilleur papier sur les rapports entre Charlie Hebdo, Michel Houellebecq et la manifestation de dimanche.