La nekuia de Sorj Chalandon. A l’arrivée, à l’aéroport, c’est un éternel jeune homme, veste froissée de baroudeur, œil plissé et rieur, allons allons, tadam tadam, en avant, hop là, il n’a plus d’âge, il a perdu la notion du temps, il voit très sincèrement des fantômes dans des ruelles, des disparus dans les venelles des souks. Lui, c’est Sorj Chalandon qui m’accueille à Beyrouth, où il est venu dédicacer son très beau livre, le Quatrième Mur (Prix Goncourt, Choix de l’Orient), et l’on est déjà en retard, il rigole, il lance des vers de Rostand à un acteur français ayant eu du succès dans le rôle de Cyrano, il embarque tout le monde en voiture, il a la voix rauque et chuintante, c’est un reporter de guerre à la retraite, un Dustin Hoffman des « Hommes du Président » matois et hilarant, un funambule toujours gai, seulement parfois plus lent, quand vient le moment de parler des morts, des massacres et des snipers. Il a cette science du contact facile, ajouté à la chaleur méditerranéenne, il a l’empathie successive de celui qui a passé sa vie à axer des dépêches, dénicher des chauffeurs, manigancer des excursions. A peine rangé votre passeport et passé les portiques de sécurité allergiques aux ceintures, il vous explique que le Hezbollah tient le secteur, il vous montre les fanions des chiites de Amal, raconte la fois où Luizet, du Figaro, et lui-même sont arrivés en retard à l’aéroport de Beyrouth Sud, et où Kauffmann, sans accueil, s’est fait prendre par les milices fanatiques. « Quand il est ressorti, Kauffmann nous a simplement dit : les gars, je suis heureux que vous en ayez réchappé », lâche Chalandon, plus grave, sans rien de l’indécence du conquistador revenu de tout, sans aucune fanfaronnerie de voyageur du bout de l’enfer. Beyrouth, c’est sa vie et ses morts, c’est sa maison, qu’est-ce que tu veux manger, tu connais l’arak, c’est très fort et très bon, non non, mets-y moins d’eau, attends, attends, par là, c’est plus court, c’est donc sa maison, mais c’est un cimetière, une armée des morts ; comme Enée aux Enfers, le romancier au visage fripé, malicieux et bondissant, rencontre ses trépassés, s’hallucine et se mure dans cette solitude du revenant, mi-possédé, mi-mélancolique. Il vous raconte la coulée verte, cette artère où, puisque tout le monde y déchargeait ses munitions, personne ne vivait plus, et où des cèdres, des fôrets tranquilles, des chats amusants prenaient place dans cette fêlure au milieu des combats, il peint avec son faux accent arabe la bataille des hôtels, ces palaces où l’on progressait d’étages en étages, massacre après massacre, comme au Louvre de la Saint-Barthélémy, il dit « attention, voilà la Place des Martyrs », il met des mots et des fleurs sur cette nekuia sordide, sur cette route de l’aéroport où le Hezbollah a toujours ses checks points, il vous dit la guerre, la sale guerre, celle de l’Ouest contre l’Est, des libanais entre eux, des horaces musulmans contre les curiaces chrétiens, des chrétiens entre eux, des arabes contre les autres, des druzes dont personne ne sait dire qui ils sont, des victimes devenant bourreaux, des fous et des vengeurs. Avec lui, la Maison Jaune, un palais jaune fané comme un tableau de Boucher, redevient la base de mortiers qu’il était ; l’Holliday Inn, retrouve sa vie antérieure, ce palace arraché par les bombes et le quartier général du bruit qu’on pouvait voir, en 1984, quand on arrivait, de nuit, par bateau, en provenance de Chypre. Et Chalandon est accueilli comme un écrivain national, avec cette surprise de voir des Libanais lui dire qu’ils ont acheté son livre afin d’en parler, pour la première fois, trente ans plus tard, à leurs enfants. « Tu te rends compte ? C’est un étranger qui rouvre le silence ! » dit-il, et je lui réponds qu’il est une sorte de Paxton libanais, l’homme du dehors qui brise les pudeurs du dedans, ces tabous du temps où les Libanais ne s’aimaient pas. Ses interlocuteurs lui parlent d’un Liban inquiet, d’un pays sans président, sans parlement, où les gens achètent des armes par peur, où personne ne comprend rien, où la ville est divisée en communautés, non pas par quartiers, mais de rues à rues, de maisons à maisons, où chaque strate de haine est connexe à l’autre, où les divisions politiques et religieuses forment des coulées de gypse, des veines et des saignées dans ce grand bloc de marbre entamé, jeté sur le sable comme un reste de palais romain, qu’est le pays aux cèdres majestueux. Les Libanais parlent d’un âge d’or qui n’est plus, celui d’avant la guerre, ils parlent d’alliances et de contre-alliances, les chiites avec les chrétiens, avec des airs de secret, de complot, qui donnent le tournis, et tout cela est plus divisé que l’Italie des cités-états, l’Italie des guelfes et des gibelins, l’Italie des Borgia et des fleuves de sang sur les pavés des églises. La peur ? Tout le monde la ressent, et il y a des écrivains qui ne veulent pas venir à ce merveilleux salon du livre francophone de Beyrouth, y compris des écrivains de Corse, pays mis à l’honneur cette année. « Des écrivains corses qui ont peur des bombes, c’est tout de même cocasse », lâche, entre deux coupes de champagne, dans sa belle Résidence des Pins, l’ambassadeur, lui-même un Paoli de l’île de beauté. La peur, que voulez-vous, il faut bien vivre avec. Mais Sorj Chalandon, soudain, a un livre à signer, une dédicace à faire, un enfant lui sourit, une lycéenne toussote de timidité, lui se reprend, se rallume, lance une blague, et la vie, dans les allées du Salon du Livre, ce lieu à trois cents kilomètres d’Alep, où l’on parle de Proust et d’Antigone, la vie reprend et flamboie un peu mieux.
Beyrouth la nuit. Quand on pense à Beyrouth, c’est, bien sûr, l’enchevêtrement poussiéreux des avenues, ces immeubles comme rongés par la pluie, ce mélange étonnant de désolation et de renaissance empressée, ces façades criblées de balles où l’on ouvre des Apple Store. Des platanes et des casbahs, des grands quais déserts où se pourlèche une armée de chats qui attend les rougets tombés des barques, cette mer bleue-grise hérissée de montagnes, comme une esplanade immobile, comme une mosaïque étrangement solennelle, où, avec respect, abritée derrière sa promenade, sa croisette alanguie et sableuse, la ville se tient, timidement. La ville et la mer ne se parlent pas, Beyrouth s’y trempe d’un pied, comme une jeune fille pour tester la chaleur d’une baignoire, les deux sont apposées, ni plages ni débarcadères, rien pour se toucher, s’embrasser, et la mer devient comme un mur, une ceinture. Et puis il y a cet orient compliqué fait de choses si simples, une odeur de fleur d’oranger dans un verre chaud, des murs d’un azur parfait, des rues pleines de gravier, confites, graisseuses, avec des bouées rocailleuses, des rues comme le fond d’un tajine, lorsque la mixture caramélise. Des minarets et des lauriers-fleurs, des portes immenses biseautées comme dans les alcazars, des cireurs de chaussures aux visages fripés comme des têtes de jivaros. La ville est pleine de grands boulevards faux et vides, de quartiers si artificiels qu’ils semblent des maquettes grandeur nature, des maisons témoins d’architecte, de places de l’étoile touristiques, avec des gardes silencieux, des miliciens, des bouchers qui découpent l’agneau sur le seuil de leur boutique. Mais Beyrouth la nuit, c’est aussi des rues de la soif comme l’on n’en voit plus à Paris, des clubs rouges dignes d’un film de David Lynch, étranges et vaporeux, des bars joyeux où l’on se dispute et se rattrape par la manche. Et quand vous n’avez pas sommeil, rien qu’en marchant, vous arrivez face au Solidere, ce grand immeuble, que comme tant d’autres, les Hariri, la puissante famille sunnite devenue riche à millions en Arabie Saoudite, voulaient rénover avec d’énormes bénifices, mais que la population de Beyrouth, elle, veut garder en l’état. Alors, il y a cette tour déserte, en rénovation, face au port, face à la mer apaisée, face aux collines dont les villages obscurs scintillent comme un brasier sous la cendre. Et il y a surtout cette fête improbable, deux cent enfants de la jeunesse dorée, ils arrivent en Hummer depuis lesquelles ils klaxonnent les jolies filles, ils sortent de la LSE de Londres, des écoles de riches fainéants de Lausanne, et ils sont habillés pour Halloween. Et à voir ces démons et ces fausses sorcières dont les maquillages n’arrivent pas à enlever la brune beauté, à voir ces corps de filles qui ondulent verticalement sur la musique, comme des tapis que l’on secoue à une fenêtre, à voir cet alcool déchaîné, ces satanas qui pissent derrière les piquets de chantier, vomissent par dessus la rambarde, fument aux fenêtres de béton dénudé, s’appuyant sur un parpaing pour distinguer les ténèbres, à voir cette fête pleine de citrouille et de rires en arabe, cette toussaint bling-bling et désarmante, foutraque et joyeuse, on ne peut que songer. Et que fait-on, quand on ne sait plus que penser, devant la Méditerranée qui rugit ridiculement, devant les lumières de Beyrouth, et cet ocre du matin devenu couleur de thé trop foncé ? On reprend un verre, en se disant que cela ira mieux après, du moins on l’espère, et ainsi de suite, dans les profondeurs de la nuit. Qu’est-ce qui est le plus frappant ? Sûrement leur parfaite sérénité devant la vie, cet éclat de puissance et de désir dans les yeux, ce charme ironique des jeunes gens biens nés, y compris dans cet endroit, dans cette capitale de la douleur, devenue, elle aussi, un lieu pour rooftops, pour mojitos, pour animations aux platines, pour cette jeunesse irraisonnablement enthousiaste et hilare, qui ne se soucie de rien, et s’embrasse partout.
Vos mots m’ont remuée… ils ont fait un courant d’air dans la chambre fermée où je me trouve isolée du reste du monde avec les klaxons et la cacophonie de la rue en voix off… merci d’aimer Beyrouth.