« Hitler a gagné la guerre », constatait Lévy au milieu des années 1970, mais ce n’était qu’une manière de parler, qu’une manière d’appeler à la vigilance et de rappeler que rien n’est jamais gagné, précisément.
Le Front national n’existait pas encore dans les années 1970. Il était entendu que l’extrême droite ne représentait qu’une part dérisoire de l’électorat. Personne ne pouvait imager qu’un parti néo-fasciste arriverait un jour en position de remporter démocratiquement une élection en Europe.
Lévy ne découvrait pas moins que Vichy vivait au passé, au présent et au futur dans L’Idéologie française. L’administration en place sous Pétain n’avait pas changé après Pétain. Les mêmes préfets, les mêmes fonctionnaires, les mêmes juges assuraient la continuité de l’Etat. Quel que soit le régime, l’idéologie française ne changeait pas. Mais elle se contenait dans un pli de la mémoire, pas inoffensive, pas non plus offensive, repliée sur une ligne où elle se faisait oublier.
Aujourd’hui, Lévy ne croit plus, ou ne veut plus croire que la barbarie puisse prendre un visage humain en Europe. Et, pourtant, il fait un constat bien plus accablant encore que dans ses premiers livres. C’est ce qu’il y a de plus troublant dans Hôtel Europe.
Il s’agit de plaider pour l’entrée de la Bosnie en Europe. Mais l’avocat ne peut pas s’empêcher de sentir peser sur soi le poids d’une institution sans âme, ni culture, ni honneur. Pourquoi personne ne veut des Bosniaques en Europe ? Personne, en tout cas dans les instances décisionnelles. Pourquoi ? On ne le comprend pas. L’avocat, lui-même, ne le comprend pas. Il ne lui reste plus qu’à se mettre dans la peau d’un Bosniaque, moins pour plaider devant les instances décisionnelles, que pour mettre en jeu leur lâcheté, leur médiocrité, leurs tentations criminelles.
Rien ne dit qu’un parti néo-fasciste sortira vraiment de l’Euro, s’il prend le pouvoir dans un grand pays européen. Rien ne dit qu’il n’ajoutera pas aux valeurs nationales traditionnelles des ambitions européennes, afin de fonder ou de refonder une Europe proprement fasciste. Rien ne dit que l’Europe ne négociera pas avec le Front national ?
Au-delà du plaidoyer pour les Bosniaques, il y a cette inquiétude. S’il se met dans la peau d’un Bosniaque, l’avocat d’Hôtel Europe ne peut pas, non plus, éviter de se mettre dans la peau d’un juif.
Pourquoi rester en Europe ? La question n’est jamais posée dans la pièce. Elle se pose d’elle-même. Comment ne se poserait-elle pas ? Comment ne pas y songer ?
Un antisémitisme spécifique est né en France dans les années 1840, qui postulait que la Révolution française n’avait profité qu’aux Juifs. Jusqu’alors l’antijudaïsme traditionnel associait la Juiverie à la chose ancienne, non seulement à l’Ancien Testament, mais à l’objet d’occasion. Les corporations interdisaient aux Juifs de fabriquer des objets neufs. Quand les princes les toléraient, les Juifs ne pouvaient que réparer de vieux souliers, de vieux vêtements, de vieux outils, qui donnaient inévitablement aux juiveries l’aspect d’un marché aux puces.
L’antisémitisme français associait maintenant les Juifs à la chose nouvelle, au Nouveau Régime, parlementaire et libéral, la chose qu’on appelait la Juiverie républicaine ou la démocrassouille en France dans les années 1880. Mais, alors, il y avait longtemps déjà que l’antisémitisme avait perdu sa marque spécifiquement française pour se répandre en Europe.
La République des lettres se concevait universellement au XVIe siècle. La Juiverie républicaine profilait un objet proprement européen au début du XXe siècle ; un objet qui devenait universel, mais dont l’Europe, et la France en particulier, conservaient le copyright. Le Front national ne l’a pas oublié. Le repli fasciste fonde un projet qui reste historiquement européen. Cette inquiétude est passée de Lévy à Milner, mais Lévy ne l’oublie pas, non plus, puisqu’elle vient de lui. Mise à distance, elle n’est pas moins présente dans la pièce. L’Europe fasciste s’est conçue contre la Juiverie européenne démocrassouillée. Comment l’oublier ?
Accablé, l’avocat d’Hôtel Europe veut trouver de quoi résister à l’accablement, à la stupéfaction, à la déréliction. Pourquoi rester en Europe ? Pour qu’il reste quelque chose de l’Europe, quelque chose qui ressemble à un style européen, mais qui n’existe pas sans résistance à l’Europe historiquement fasciste qui peut toujours le redevenir. Lévy exclut cette hypothèse. Il l’exclut par principe. Il ne veut pas y croire, non parce qu’elle ne serait pas crédible, mais parce que la résistance prescrit ce principe.
L’avocat d’Hôtel Europe se met résolument dans la peau d’un Européen. Il plaide pour l’Europe du style contre l’Europe sans style. Mais ce qui rend la pièce si étonnante, c’est à son inquiétude qu’elle le doit. Cette inquiétude, que chacun éprouve plus ou moins, mais qui ne donne guère envie de s’y attarder, cette inquiétude latente, la pièce la met en mémoire, elle la retient, elle l’approche, elle la développe comme dans un laboratoire, sans pour autant cesser de la mettre à distance pour la conjurer. Elle produit un sentiment qui passe musculairement, comme on respire, entre l’acteur et le spectateur.
L’Europe est une chose très ancienne. Repliée sur soi, elle perdra de plus en plus la mémoire pour se racornir tout à fait. La mémoire, aussi, prend l’aspect d’un marché aux puces. La mémoire, ce n’est pas seulement du temps. La mémoire, c’est de l’espace. Accablé, on ne respire plus. L’avocat se fait artisan. En réalité, il n’a jamais été qu’un artisan. Plaider pour l’Europe ne suffit pas. Ce qui importe, c’est de la réparer. Comment ? La question reste en suspend. Mais, déjà, elle donne un peu d’espace, si peu que ce soit, où retrouver un souffle.