Lorsqu’on arrive à Rio, le simple spectacle de la beauté ralentit vos pas. Le soleil austral fait de la ville une féerie sablée et alanguie, et la lumière poussière d’or brouille l’horizon, le contour des immeubles, les perspectives. Ce qui rend cette ville si irréelle, c’est la géographie pure : la baie bosselée de pains de sucres, de fourmilières géantes plantées dans les eaux, de volcans artificiels au détour d’un carrefour. On traverse des ponts, on parcourt des avenues plus encombrées que des artères cholestériques, il y a ce joyeux désordre tropical, mus de parpaings gris nus, bananiers courbés sur le front de mer, air menaçant d’ouragan, promenades balnéaires aux airs de Miami vétuste. Vous devez enjamber des lacs urbains, de deltas bordés de bidonvilles, les favelas ont des airs de villages de Toscane, clochers dressés, maisons agrippées en dessous comme des bandes de pétoncles. Il y a encore des villages lépreux sur des cônes, des îles au milieu de la ville, des viaducs perforant des mers immobiles. C’est comme si on avait, bon gré mal gré, transplanté d’un coup une métropole en plein jardin d’acclimatation, et que l’île aux tigres, la pinède des perroquets, le lac des amoureux, avaient dû accueillir douze millions d’habitants. Et en arrivant en avion, le pli des collines au dessus de la baie ressemble aux cordillères que dessinent les genoux d’une bande d’amis, cachés sous des draps, un soir où l’on écoute tomber la pluie.
A trois heures de l’après-midi, Copacabana Beach vit son crépuscule. En face, on voit des archipels irréels, des tortues de granit échouées là, des armadas enkystées faisant le siège de la baie. On dirait que l’on a découvert par surprise la cachette de corsaires oubliés, l’île d’un grand gorille mythologique, une Sumatra de conquistador, et ce panorama incongru brouille l’horizon, rend cette capitale d’Extrême-Occident sirupeuse, pulvérise en grains invisibles et roses tout le poids du monde. Des surfeurs s’essayent aux vagues de l’océan hivernal, avec cet air universel, assez énervant, de ceux qui peuvent aller à la plage en ayant l’air de faire quelque chose d’intéressant. Un vieux couple de retraités prend des photos pour leurs noces d’argent, debout, face aux vagues, en riant de leur propre maladresse. Il fait nuit à six heures, et c’est la nuit tropicale, avec les chiens faméliques et le vent de mer furieux.
Justement, chaque mercredi soir, sur la place centrale de la favela de Babilonia, les habitants du quartier organisent un concert de samba. Babilonia est une favela présentable, un peu civilisée, où les officiers de la police patrouillent et discutent gaiement. Le gouvernement en est assez fier, il y a des écoles et les gens semblent heureux. C’est une favela quand même, avec ce dédale très babylonien, pour le coup, de contre-allées, de venelles et d’escaliers ruisselant de la montagne. On y accède par des marches dissimulées entre deux immeubles du quartier chic de Leme (l’entrée officieuse de la favela devant faire un mètre cinquante de large), ce qui suppose de vous un sens certain de l’observation pour retourner à votre lit, d’autant que la suite des indications reste un peu laconique (« vous suivez le mur vert, et c’est tout droit », « il y a des étoiles au sol, vous suivez, c’est immanquable ») et qu’on se retrouve très rapidement à Ipanema, dans une autre favela, ou à peu près n’importe où sauf là où on devrait. Et d’une favela à l’autre, les gens sont des inconnus, un peu comme si vous deviez demander le chemin de Nairobi à des vendeurs de lait du Lancashire. Bref, toujours est-il que je me retrouve chez Jorge, un habitant cosmopolite de ce quartier. Jorge vit depuis longtemps à Rio, et il est censé faire du télétravail, dans cette Babilonia où le wifi, comme l’eau courante, est très intermittent (« je ne vois pas en quoi ce serait à moi de changer de métier » m’objecte-t-il). Jorge joue aussi du caixa, ce tambour digne d’un officier de Waterloo qui agrémente la samba de son rythme lourd. A ce titre, il est tout naturellement convié à l’orchestre du mercredi, un peu en face du Bar do David, sur une esplanade qui domine Copacabana Beach et la forêt d’antennes et d’immeubles décapités qui constitue la favela, soigneusement abritée derrière les belles résidences de Leme. D’ici on voit le Pain de Sucre, qui ressemble, vu de dos, à une statue Inca immergée dans la baie. L’orchestre commence à sept heures : ce sont, en tout et pour tout, une dizaine d’enfants, de semi-adultes, de bambins en maillot de football, concentrés en vue du carnaval, au mois de février. Il fait une nuit noire, David, tenancier du bar éponyme, a sorti quelques chaises en plastique. Au loin, les klaxons, le souffle de la tempête, et la ville scintillante, autour de la baie bouleversée de vagues et de rafales. Un gros garçon, la lève tombante, l’air absorbé par un caisson plus gros encore que lui, se fait chambrer par un joueur de tambour rieur. Personne n’a l’idée de donner le début du concert, la mesure de l’exécution, c’est une symphonie improvisée, les gamins jouant de clochettes qu’on ne voit d’habitude qu’au cou des vaches suisses, s’arrêtent en plein milieu, vont faire un château de sable dans un tas de gravats du chantier abandonné, puis reviennent. Le professeur les réprimandent, dans ce portugais, chuintement sucré, faux énervement indolent chanté au rythme d’un serpent, écarquillement concentré des syllabes qui semblent s’ouvrir et se refermer. Et puis, au bout d’une heure, maintenant que la répétition est terminée, le public nombreux, autour du cuadra, cette place de village où tous les enfants viennent jouer au football avec un air plus sérieux qu’une bande d’Etat-major en pleine crise nucléaire, maintenant que les chiens rachitiques se sont tus, le miracle opère, la samba crisse, siffle, s’époumone. Les enfants tambourinent dans une excitation pleine de gourmandise et d’exaltation hystérique, le chef d’orchestre dirige toute sa philharmonique avec des coups de poignets saccadés, pas loin d’une sorte de transe. David, nettoyant ses couverts pour le service du soir, m’explique qu’il s’agit là d’une parabole pour la façon dont le Brésil s’organise : l’improvisation mène, selon lui, à la parfaite exécution. Un client, ouvrier d’un des chantiers qui parsème la favela, m’en assure : « J’ai travaillé pour les chantiers de la Coupe du Monde. Mon chef de chantier a reçu, trois jours avant l’ouverture, la visite d’un homme de la FIFA, venu des Etats-Unis. Celui-ci devenait progressivement fou, en voyant l’avancée des travaux. Mon chef lui a dit : « Eh, il nous reste trois jours. Trois jours, c’est beaucoup. Vous devez être en décalage horaire : vous avancez de 72 heures ».
La Coupe du Monde, tout le monde vous en parle d’ailleurs très facilement. Sur la plage de Leblon, des tags « Go home FIFA » vous mettent les idées au clair. Il faut dire que l’organisation du Mondial rassemble les deux sujets favoris de tous les Brésiliens : le football et la politique. Ce double tropisme, ballon rond et bulletin de vote, est souvent confondu. En parlant avec Alex, le chef d’un groupe de jeunes skaters-surfeurs de la plage d’Ipanema, c’était tout à fait flagrant. Comme nous avions passé une heure à examiner les mérites ou infortunes de tous les joueurs Brésiliens, actuels ou passés, du championnat de France, de Rai à Lucas, en passant par Fred, le damné éternel, et dont le fait d’en dire du mal suffit à créer avec n’importe quel Brésilien une connexion d’intelligence amicale, et comme nous commencions à aborder, dans ce portuguespagnol qui est l’idiome pratique, le thème de l’élection présidentielle du 5 octobre prochain, Alex me demande, ingénument, le nom du président de mon beau pays. Tout à coup, il lance, avec un sourire plein d’espoir : « C’est bien Michel Platini, pas vrai ? ». Je lui réponds que non, pas exactement. « Mais ce serait un bon Président de la République, non ? ». Examinant l’hypothèse, je n’ai pas trouvé quoi lui répondre.
Parler politique est une grande passion des Brésiliens, dans un pays où le vote est obligatoire. David, tenancier du bar du sud de Babilonia, me dit, en servant des habitués qui en conviennent avec lui, qu’à son avis, les Brésiliens passent trop de temps à discutailler politique au comptoir des cafés. Malgré ce paradoxe existentiel, celui d’un bistrotier analyste électoral méprisant les discussions avinées, David tente de m’expliquer le ressentiment des Brésiliens. A vrai dire, tous les citoyens en âge de voter que j’interroge, depuis le chauffeur de taxi jusqu’aux vieilles femmes d’Ipanema, depuis les policiers pacifiant la favela accoudés au Bar das Estrelas aux adolescents du square délabré du Fort de Copacabana, tous, ou en tous cas neuf sur dix, m’indiquent vouloir voter pour la candidate du Parti Socialiste, Marina Silva, et non pour la présidente sortante, Dilma Rousseff (de centre-gauche). Marina est l’antithèse de Dilma : elle est jeune, elle est charismatique, et surtout, son engagement écologiste semble conquérir des Brésiliens, qui, c’est frappant, trouvent que leur pays se développe mal, au mépris de l’environnement, en devenant trop Américain, inégalitaire et consumériste. Pourquoi avec les ressources naturelles, ne pas créer une social-démocratie à la scandinave ? Pourquoi ne voit-on pas assez d’argent dans les écoles, les routes ? Pourquoi les stades de football ont-ils coûté aussi cher ? Pourquoi ne pas se développer dans le respect de l’environnement comme au Costa Rica ? Paradoxalement, les Brésiliens voient Marina Silva, me semble-t-il, plus à gauche, contre Rousseff jugée trop libérale, alors que la jeune candidate écologiste n’a jamais été une révolutionnaire, des dents ayant grincé au Parti Socialiste quand elle a remplacé, au pied levé, le candidat investi, malheureusement mort en pleine campagne dans un accident d’avion. C’est comme si la Rue de Solférino avait investi Nicolas Hulot, et pourtant, Marina Silva connaît un enthousiasme croissant.
Elle fait, il est vrai, beaucoup de promesses, Dilma l’ayant d’ailleurs sévèrement attaquée (sans néanmoins prendre l’avantage) sur le financement un peu nébuleux de son programme, lors du deuxième débat télévisé. Toujours est-il qu’à Babilonia, on roule pour Marina, dans cette favela, où, pourtant, le gouvernement a créée une force militaire avec une formation d’aide sociale (une sorte de super police de proximité armée de gros fusils), rénove des écoles, et où le niveau de vie semble augmenter. C’est justement ce qui inquiète David, le patron du bar : l’embourgeoisement de la favela. Ces propriétaires devenus fous, qui veulent vendre leur bicoque pour des centaines de milliers de reals. Ces habitants qui spéculent, expectant en avance le boom économique qui n’a pas encore vraiment eu lieu. « Ce quartier est en voie de gentrification, explique Jorge, le joueur de caixa, d’abord l’immobilier va augmenter, à cause des Jeux Olympiques (prévus en 2016). Et puis après, ce sera Brooklyn : tu verras, David, il y aura des artistes dans ton bar, et dans dix ans, tu ne pourras plus payer le loyer ». Comme je suis écrivain, et que Jorge est musicien, ce qui fait somme toute, deux artistes, le patron du bar nous regarde soudain bizarrement. « Bon. Tu sais, en fait, reprend David à mon endroit, les Brésiliens adorent se disputer à propos de politique. Nous sommes une société sans aucun consensus sur rien ». Il astique son bar, avec un chiffon, slash, slash. « Toujours des disputes, et puis tout le monde est si différent ici. La politique est une bataille, une cacophonie ». Le chiffon continue, slash, slash. « Un peu comme en France », risquai-je. David relève un œil du comptoir couleur motarde, reprend son nettoyage, slash, slash, et puis, sans prévenir, éclate de rire. « Non, peut-être pas autant que ça, quand même ».