Connaissez-vous l’histoire d’amour la plus illustre de la Shoah ? Histoire à la fois sombre et tragique, histoire de révolte, de refus, de résistance. Je veux parler de l’histoire d’amour d’Edek et de Mala, déportés d’Auschwitz.
Cette histoire, trop méconnue, qu’il faudrait enseigner dans les écoles comme paradigme de l’absence de renoncement face à la barbarie, puis comme figure moderne de l’amour, est racontée « de l’intérieur » dans le livre de Wieslaw Kielar, Anus Mundi. L’auteur est un ami personnel d’Edek et songe à s’évader avec lui. Mais, il ne voit pas d’un très bon œil le fait qu’Edek veuille s’évader avec son amoureuse. Avec une présence féminine, estime Wieslaw, le retard pris en chemin pourrait être fatal. Un échec en la matière correspondrait à une mise à mort assurée, à la potence ou pire. Et si le pire n’est jamais certain, il devient très probable dans les camps.

Edward Galinski
Edward Galinski

Edward Galinski est un jeune polonais de vingt ans. Il fait partie du convoi de Wieslaw Kielar (matricule 290), premier convoi de politiques polonais à être déportés à Auschwitz au printemps 1940. Il porte donc un « petit numéro » (ceux qui étaient le plus respectés à Auschwitz), le matricule 531.
Mala Zimetbaum est une jeune juive polonaise de vingt-cinq ans, arrêtée lors de la rafle de la gare d’Anvers, le 11 septembre 1942. Elle porte la matricule 19 880.

Mala Zimetbaum
Mala Zimetbaum

Les futurs amants se rencontrent à Birkenau vers la fin de l’année 1943. Même dans le trou du cul du monde, on peut rencontrer une promesse avide qui remplace le vide et l’arbitraire. Même dans l’antre de la mort, il y a l’autre de la mort, l’affirmation du vouloir-vivre. L’amour naît de la précarité, pas seulement de la richesse. Telle est la leçon du mythe de Poros et de Penia du Banquet de Platon.
L’amour, contrairement à la passion, ne crée pas ses obstacles, il est reconnaissance du manque et exclut d’emblée le projet unificateur de la passion amoureuse : « Ils ne formèrent qu’un seul être. Mais lequel ?»,  s’amusait Oscar Wilde. Le scandale de la passion, c’est le dépassement de la condition humaine, le désir, voire le délire, au sens freudien, de combler son manque dans un autre être manquant. Bien plus, le désir de mort, inhérent à la passion amoureuse, relègue les modèles occidentaux de l’amour à l’état de simple déchet de l’amour. L’amour des modèles, Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, c’est l’angoisse d’être deux, et son aboutissement ontologique, la transfiguration dans l’absolu de la mort n’est pas néant, mais symbole d’un désir inconscient : celui d’aimer à en mourir, pas à en vivre !
Edek et Mala ne sont pas amoureux. Ils s’aiment. Comme le soulignait Rougemont, dans L’amour et l’occident, on subit un état, on décide un acte. Penser les camps de concentration dans ce qu’ils donnent à voir de l’homme, c’est peut-être et aussi, d’une manière étonnante, voire presque scandaleuse, penser une philosophie de l’amour qui cesserait la fascination devant l’amour-à-mort.
Le 24 juin 1944 est jour de carnaval pour Edek, qui s’évade, déguisé en SS, en faisant croire qu’il escorte la prisonnière Mala à l’extérieur du camp. Douze jours. Environ deux cent quatre-vingt-huit heures. On peut compter sans escompter. Chaque jour est un apôtre de l’amour. Une histoire religieuse. Est-il possible de s’aimer quand le monde devient fou ? Est-il possible de sauver l’amour quand le monde brûle ? Où est le Sauveur ?
Les prisonniers du camp d’Auschwitz et du camp des femmes de Birkenau se délectent de cette fuite, de cette possibilité du dehors, du monde contre l’immonde. Cette évasion est tellement symbolique qu’elle en devient une raison d’être, une raison de ne pas mourir. Car il y a tellement de raisons de mourir dans les camps d’Auschwitz et de Birkenau.
Mala et Edek  seront repris le treizième jour de leur évasion,  le 7 juillet 1944.
Gardés pendant de longues semaines pour être torturés afin de savoir qui sont les complices de leur fuite, Edek et Mala ne parlent pas. Dans la torture, le plus sûr des mutismes n’est pas de se taire, mais de parler. La voix suffit pour les cris. Mais le langage reviendra pour l’écrit… dans la parole des autres. Le chapitre 89 de Anus Mundi relate le dernier jour des amants avec l’intensité de l’inéluctable :

**********************

« La journée commença mal pour moi. Perché entre deux lits – le ciment n’était pas encore sec – je parlais avec Elzunia et n’avais pas vu qu’un jeune commandant de bloc était entré et nous observait depuis un moment. Si ç’avait été un SS que je connaissais, cela se serait sans doute bien passé.  Mais c’était un nouveau. Je me mis au garde-à-vous, et il me frappa au visage. En fait, c’était à peine plus qu’une gifle.
Chamek arriva, avec notre chef de commando, qu’il était immédiatement allé chercher. Rouge de colère, le chef de commando réprimanda vertement le commandant de bloc, qui était d’un grade inférieur; figé au garde-à-vous, ce dernier n’ouvrait la bouche que pour dire : « A vos ordres, Herr Oberscharführer ! » Il sortit du bloc comme un chat mouillé, mais finit tout de même par se venger. Il me guetta toute la journée, et finit par me rattraper sur le terrain neutre que constituait la route, loin du chef de commando. Il ne me frappa toutefois pas, se contentant de me faire faire du « sport ». Il prit également note de mon numéro. Le reste de la journée se déroula sans incident.
Alors que nous revenions du travail au son de l’orchestre, je vis de loin que, sur l’esplanade proche des cuisines, juste à côté du château d’eau, se dressait une unique potence, au lieu de deux ou trois comme cela arrivait le plus souvent. Je sus immédiatement pour qui elle était. Mon rêve n’avait pas menti. J’allais donc assister une seconde fois à l’exécution de mon ami – mais cette fois, dans la réalité.
De retour à mon bloc, je tombai sur Jupp ; très agité, il se mit immédiatement à me parler d’Edek. De ce flot de paroles, je retins seulement qu’Edek avait été amené l’après-midi même, et était enfermé dans un réduit proche des cuisines. Jupp lui avait attaché les mains avec du fil de fer. « Après l’appel », me dit-il pour conclure. Je ne savais pas trop ce qu’il voulait dire par là; peut-être qu’il avait encore des choses à me dire, mais n’avait pas le temps maintenant. Le commandant de bloc faisait déjà se rassembler dans la cour les « Russkis » réticents. L’appel allait commencer et Jupp était chargé de veiller à ce que l’alignement des détenus fut impeccable. Je vis aussi Grapatin. Il portait sur la poitrine la plaque de laiton indiquant qu’il était de service. Je jugeai prudent de me mêler discrètement aux rangs des Russes.
L’appel commença. Jasinski fit son rapport à Grapatin, mais cela ne suffisait pas à ce dernier. Il passa entre les rangs pour recompter lui-même les détenus. Arrivé devant moi, il me transperça du regard et se mit à me marteler le visage de coups de poing. Ma tête était ballottée dans tous les sens, et dans ma bouche, je sentis le goût bien connu du sang, non sans me lancer quelques insultes. Ma tête continua encore longtemps à bourdonner et à vrombir.
L’appel se termina. Comme il était d’usage dans ces circonstances, tous les détenus du camp s’assemblèrent devant les cuisines, formant un grand carré au centre duquel se trouvait la potence. Je me mis le plus près possible du petit réduit où était enfermé Edek. Après quelques minutes qui me parurent interminables, la porte s’ouvrit et il apparut. Un grand silence se fit. L’on n’entendait que le crissement du gravier sous les pas du condamné – Edek – et du bourreau –Jupp. Je me frayai un passage jusqu’au premier rang, dans l’espoir qu’Edek me verrait au passage. Pâle, les traits légèrement bouffis, il cherchait quelqu’un des yeux. J’étais certain qu’il désirait me voir. Il passa si près que j’aurais pu le toucher. Il aurait suffi d’un murmure pour qu’il tourne la tête dans ma direction. Mais j’étais comme paralysé, et je maudissais mon impuissance. Je ne voyais plus que ses épaules raides, et ses mains attachées derrière le dos. L’œuvre de Jupp, qui maintenant le suivait en trottinant.
Edek monta sans hésiter sur l’estrade et se mit immédiatement sur le tabouret. Le nœud coulant touchait sa tête. Un ordre retentit, et un SS se détacha du groupe qui se tenait devant le corps de garde. Tenant un papier à la main, il commença à donner lecture du jugement en allemand. A ce moment précis, la tête d’Edek trouva l’ouverture du nœud coulant et il repoussa le tabouret d’un coup de pied. Il avait tenu parole! Il n’était pas tombé vivant entre les mains du bourreau !… Mais les SS ne tolérèrent pas une telle manifestation d’indépendance. Les entendant crier, Jupp réagit rapidement; il saisit Edek par la taille, le remit sur le tabouret et desserra la corde. Le SS termina la lecture du jugement en allemand, et commença à le lire en polonais. Manifestement pressé d’en finir, il parlait vite et indistinctement. Edek attendait qu’il eût terminé, et cria dans le silence : « Vive la Pologne… » Il eut à peine le temps de dire le dernier mot. Jupp retira le tabouret, et cette fois, la corde se resserra jusqu’au bout. Le corps d’Edek eut un brusque soubresaut, puis se détendit, et sa tête retomba de côté. C’était terminé. Son corps inerte se balançait légèrement et tournait sur lui-même au bout de la solide corde. Les rayons du soleil couchant teintaient de rouge le massif château d’eau. Pour ne pas claquer des dents, je me mordis les lèvres. Personne ne bougeait.
Lentement, la masse des détenus s’éparpilla dans l’obscurité naissante. Le groupe des SS se dirigea vers la sortie du camp. Dans le silence, un ordre retentit, en polonais :
— Otez vos casquettes !
Cela venait du côté de l’esplanade donnant sur le bloc 4; il me sembla que c’était la voix de Tadek P. Des milliers de détenus rendirent ce dernier hommage au supplicié. Soudain, un des SS qui se retirait hurla :
— Dispersez-vous ! Regagnez vos blocs !
Danisz et Jupp s’y mirent eux aussi :
— Avancez ! Avancez !
En un rien de temps, l’esplanade fut vide. Il ne restait que le corps d’Edek.
Je pleurai de rage et de douleur. Personne ne s’en étonna. J’étais assis sur ma couchette ; les « Russkis » venaient me taper sur l’épaule et essayaient de me consoler :
— Courage, secrétaire! Ils le paieront cher !
A côté de moi, quelqu’un sanglotait: Jankiel. Qu’il était drôle, tout en larmes, ce brave vieux juif, si honnête et si dévoué. Quelqu’un me tendit un verre que je vidai d’un trait. L’alcool me calma un peu, mais bientôt un sentiment de vide total s’empara de moi.
Peu après, un coureur du bloc 2 vint me chercher pour m’emmener au poste des commandements de bloc. Pour moi aussi, c’était donc la fin. En chemin, le coureur me rassura : il n’y avait pas un seul SS au bloc, seulement le doyen de camp Danisz, Jupp et le chef du rapport Gosk; ils avaient quelque chose à me remettre. Au bureau, je ne trouvai en effet personne en dehors des trois hommes. Comme je restais craintivement près de la porte, Kazek Gosk me dit:
— Entre. Tu n’as rien à craindre.
Craignant un piège, j’hésitais toujours.
— Venez, secrétaire, n’ayez pas peur, ajouta Jupp.
Danisz s’adressa à moi en polonais. Ses courtes phrases étaient entrecoupées de silences.
— Cet Edek, c’était ton ami… Un homme honnête et courageux… Il n’a trahi personne !… Quand le Kapo-chef lui a lié les mains… Edek l’a prié de te remettre ce papier. Si Dieu veut que tu rentres vivant chez toi, tu dois le remettre à son père! (Il me donna un papier replié jusqu’à former un minuscule paquet.) Regagne ton bloc, maintenant, et ne dis rien à personne. Nous n’avons pas le droit de faire ceci. Edek était un bon camarade… conclut-il en se levant.
Même eux regrettaient Edek.
De retour au bloc, j’examinai le contenu du paquet, en présence de Jankiel et du coiffeur. Le papier portait les noms et les numéros de Mala et d’Edek : Edward Galinski, N°531. Mally Zimetbaum, N° 19 880, et entourait de mèches de cheveux: les cheveux courts d’Edek et une petite boucle blonde de Mala. Cette fois, nous fûmes trois à sangloter. Ensuite, nous bûmes. Cela ne me fit guère de bien. De nouveau ce vide indescriptible.
Les « Russkis » fredonnaient Si demain la guerre
Le lendemain, la petite estafette slovaque me décrivit en pleurant l’exécution de Mala. De même qu’Edek, celle-ci avait décidé de ne pas se laisser exécuter par les SS. Pendant la lecture de la sentence, elle se coupa les veines des poignets avec une lame qu’elle avait réussi à se procurer. De même que pour Edek, les SS ne lui permirent pas de se soustraire ainsi à l’exécution. Le Rapportführer Taube se précipita, et elle le gifla de ses mains ensanglantées. Les SS, enragés, la piétinèrent devant tout le camp des femmes assemblé.
La sentence fut donc exécutée, mais pas dans les règles. Elle mourut sur le chemin du crématoire, allongée sur le tombereau que tiraient plusieurs détenues, impuissantes à alléger ses souffrances. L’une d’entre elles était la jeune Slovaque elle-même. Elle pleurait en me racontant cela, et essuyait ses larmes avec sa manche. Je ne trouvai pas de mots pour la consoler. »

************

La mort de Mala est passée du fait historique au mythe. On rapporte des versions différentes de ses dernières paroles. Louise Alcan dans Le temps écartelé cite ce qui pourrait être un dernier discours : « Assassins, vous aurez à payer bientôt, n’ayez pas peur, l’issue est proche; je sais que j’ai été libre, ne renoncez pas, n’oubliez jamais. » Ce qui est certain, comme le raconte Kielar, c’est que Mala n’a pas cédé, ni décédé sur le moment de l’exécution. Elle mourra sur le chemin du crématoire.
Mais quand l’amour part en fumée, il peut renaître de ses cendres.
Nous étions le 15 septembre 1944.
Si vous allez visiter Auschwitz I, et que vous passez au Block de la mort, le Block 11, près du mur où l’on exécutait, près de la potence où l’on pendait, vous pourrez encore voir les traces laissées par Edek pour que l’amour ne soit pas détruit par la haine : noms, initiales, portrait de Mala dans les cellules 19, 20, 21 et 23.
Et cette date : 6 juillet 1944. Dernier jour de leur liberté. Mais pas de leur amour. Celui qui leur a permis de ne pas céder devant la violence répétée. Celui qui a gardé le silence devant le supplice et n’a pas  donné les noms de leurs amis. Celui qui a permis à Mala de ne pas se laisser assassiner.
Même à Auschwitz,  l’amour est parfois inextinguible.
Ce n’est pas le travail qui rend libre, mais l’amour. Ne renoncez pas, ne l’oubliez pas !

Un commentaire

  1. Au sein même de l’horreur absolue peuvent continuer à vivre les valeurs qui fondent un homme : l’amour, le goût de la liberté, la fidélité à soi et aux autres. La littérature concentrationnaire ne nous apprend pas à désespérer de l’homme mais elle révèle l’aspiration inconditionnelle de quelques-uns à plus de lumière.