Gilles Hertzog : Bonjour Salman Rushdie. Merci de tout cœur d’accepter cet entretien. Ma première question, évidemment : y a-t-il eu récemment des menaces sur votre vie ?
Salman Rushdie : Oui, cela continue. Le gouvernement iranien en est toujours à financer des assassinats. Il y a deux mois à peine, trois agents du gouvernement iranien ont été expulsés d’Angleterre. Deux travaillaient à l’ambassade iranienne à Londres. C’est la preuve la plus récente que nous ayons eue.
G. H. : Comment vivez-vous votre vie de tous les jours ?
S. R. : Pendant longtemps, il m’a été difficile de répondre. Tout était si décousu. Il fallait que je déménage sans cesse. Encore maintenant, il y a des périodes où tout n’est que rupture. Petit à petit, j’essaie de normaliser ma vie. En Angleterre, je sors beaucoup plus qu’avant, et, précautionneusement, je tente peu à peu de reconquérir des morceaux de vie ordinaire. Mais c’est, bien sûr, toujours très difficile.
G. H. : Comment vivez-vous ? Vous vivez seul, avec des amis ?
S. R. : Des policiers, beaucoup de policiers (rires).
G. H. : Une vie privée à vous ?
S. R. : Oui. Mais j’ai toujours un certain nombre de policiers et je n’aurais jamais imaginé avoir tant d’amis dans les services secrets (rires).
G. H. : Avez-vous des amis qui ne soient pas policiers ?
S. R. : Non, pas qui vivent avec moi.
G. H. : Vous vous définiriez comment ? Un prisonnier ? Un otage ? Un fantôme, un homme en fuite ? Quoi d’autre ?
S. R. : Je suis d’abord et avant tout la victime d’un crime en cours. Le gouvernement d’Iran commet un crime d’après les lois internationales, bien entendu, mais aussi d’après la loi islamique elle-même. Je suis la victime de ce crime.
Certains de vos qualificatifs sonnent passifs et futiles. Je ne me sens ni passif ni futile mais un homme en colère. Il est plus que temps que toute cette affaire prenne fin. Et, pour cela, j’ai besoin d’aide.
G. H. : Pardon. Disons, oui, un homme révolté.
S. R. : Je suis, soyez-en persuadé, un homme en colère. Un crime vicieux a faussé trois années et demie de ma vie. Et pourquoi ? Parce que j’ai écrit un roman ! En Europe, il y a des siècles qu’on ne persécute plus les gens pour avoir écrit des romans !
G. H. : En vous voyant, on n’a pas l’impression que vous êtes un homme poursuivi, psychologiquement atteint. Vous riez, parlez avec beaucoup d’humour. Vous semblez être en forme, pas du tout résigné. Je me trompe ?
S. R. : Non. Il était capital pour moi de ne pas devenir un prisonnier « institutionnel ». Les musulmans intégristes et mes problèmes de sécurité m’ont appris qu’on ne doit jamais accepter que la vision du monde d’autrui prime sur la vôtre. Si vous vous laissez aller à l’accepter, vous perdez votre vouloir et toutes les choses terribles dont vous parliez arrivent, vous déclinez comme être humain. Je suis parvenu à l’éviter, ce qui me surprend moi-même quelquefois… Si vous m’aviez demandé il y a trois ans et demi : que vous arrivera-t-il ? J’aurais pensé que cela serait absolument insupportable. Mais je dois sans cesse me souvenir et rappeler aux autres que même si j’ai jusqu’à maintenant survécu tout en restant moi-même, mes capacités à survivre et à rester moi-même ne sont pas illimitées. Le stress est fort, même si je ne le montre pas, même s’il ne se voit pas à la télévision. Il est, en vérité, considérable.
G. H. : Vous vivez, sécurité oblige, avec un énorme service d’ordre. Bref, vous vivez, vous le dites vous-même, comme une star. Et vous ajoutez : Madona a plus de problèmes que moi. C’est une boutade, j’imagine ? Que voulez-vous dire ?
S. R. : Je parle au futur. Si la menace iranienne, d’assassins professionnels embauchés, financés et supportés par un Etat (et c’est là, encore une fois, la menace majeure contre ma vie), si cette menace était levée, resterait tout de même la célébrité. Une star de cinéma, de rock affronte, en ces matières, bien plus de difficultés que moi. Pour l’heure, le problème ne se situe pas au niveau de fanatiques individuels mais d’un Etat terroriste qui, bel et bien, loue des tueurs.
G. H. : Pensez-vous que si le problème – et je vais vous poser la question – pouvait être réglé avec l’Iran, vous resteriez sous la menace d’un fanatique jusqu’à la fin de votre vie ?
S. R. : Le nombre de têtes brûlées qui auraient envie de faire quelque chose, est infime. Certes, elles existent, et pendant longtemps, il faudra que je sois sur mes gardes. Mais le vrai problème, pour lequel tout ce « cirque » sécuritaire, ici à Helsinki, demain ailleurs, est nécessaire, pour lequel mon Etat, l’Angleterre, m’accorde sa protection est que je suis menacé par un autre Etat. Ce qui est en jeu, ici, est d’enrayer le terrorisme d’Etat. Ensuite, peut-être sera-t-il nécessaire que ma vie soit protégée des fous. Mais ce ne sera rien en comparaison avec aujourd’hui.
G. H. : Venons-en plus largement à l’« affaire Rushdie ». Va-t-elle mieux aujourd’hui ou moins bien ? Vous parlez de la « fatigue de la compassion publique ». Mais toujours autant de journalistes se pressent autour de vous lors de vos apparitions, les hommes politiques et désormais quelques gouvernements vous reçoivent de plus en plus, un peu partout en Europe. En outre, vous lancez vous-mêmes et vos amis, une grande campagne pour faire pression sur les autorités iraniennes. Alors, peut-on dire : Rushdie oublié ? Ou le temps jouerait-il enfin en votre faveur ?
S. R. : Je constate un regain d’intérêt pour l’affaire. Que les gens se lassent d’être compatissants, c’est vrai : il y eut un moment où non seulement l’affaire déserta l’attention publique mais où s’éclipsa aussi l’engagement affectif des gens. Vous aviez le sentiment qu’ils se disaient : « Encore lui qui demande de l’aide ! » Aujourd’hui, ils se sentent à nouveau concernés parce que j’ai davantage l’opportunité de me produire en personne et de leur rappeler la dimension humaine du problème, leur donner le loisir de répondre en tant qu’êtres humains à un autre être humain, pas seulement de s’intéresser à une « affaire » abstraite. Et cela va mieux maintenant.
G. H. : On vous a demandé, je crois, pendant toute la durée où il y avait des otages européens, mais surtout britanniques, au Moyen-Orient, de ne pas trop faire ce que vous faites maintenant, c’est-à-dire des apparitions. Aujourd’hui, vous pouvez pleinement le faire, politiquement ?
S. R. : Ma langue s’est, en effet, déchaînée depuis que les otages britanniques ont été libérés. Et c’est la première fois depuis douze mois que je peux parler sans qu’on me dise que je nuis à Terry Wait ou John Mc Cartney. C’était une terrible clef qui me paralysait. Il est significatif que, les années où j’ai pu parler librement, la campagne a connu un regain d’intérêt. Il est dommage que ce soit moi qui aie à le dire.
G. H. : Il y a un an et demi, Chapour Baktiar, après douze ans en Europe, a été assassiné par des gens proches des autorités de Téhéran. Ils semblent ne jamais renoncer. Est-ce que cet exemple vous fait peur ?
S. R. : Cela montre à quel régime nous avons à faire. Le cas de Baktiar en est un, mais récemment il y a eu d’autres assassinats de dissidents iraniens en Europe. Et c’est pourquoi, la seule façon d’assurer ma sécurité et pour l’Etat britannique de se libérer de sa responsabilité actuelle envers moi est que l’Etat iranien déclare publiquement qu’il renonce à me pourchasser et ce, d’une manière digne de foi. Pour atteindre ce but, j’ai besoin de l’aide des gens puissants.
G. H. : Donc vous croyez que l’Iran ou les fanatiques religieux peuvent renoncer ?
S. R. : Je pense surtout qu’ils peuvent faire exactement ce qu’ils veulent. C’est l’un des nombreux avantages d’une dictature. Je crois qu’ils renonceront quand ils verront que l’affaire ne disparaît pas de la conscience occidentale.
G. H. : C’est en ce sens qu’il faut entendre votre appel à « mettre l’Iran en prison » ?
S. R. : Pendant des années, ils ont détruit ma vie. Maintenant, je vise une situation où l’Iran, à chaque fois qu’il entrera dans n’importe quelle enceinte pour discuter de n’importe quel sujet, sport, industrie, sera, agenda en main, confronté à cette affaire, à ses propres abus à propos des droits de l’homme et de mon cas particulier. De la même manière que l’Afrique du Sud a été attaquée sans répit à propos de l’Apartheid. A chaque fois qu’ils entraient dans une salle, on les questionnait d’abord sur cela, et finalement l’Apartheid est devenu trop coûteux pour l’Afrique du Sud. De la même manière, la Fatwa de Khomeini doit devenir trop chère pour l’Iran. Des indices commencent à montrer, qu’effectivement les choses pourraient bien devenir hors de prix pour l’Iran.
G. H. : Les autorités françaises ont reçu au temps où il n’était pas encore président de la Pologne, Lech Walesa, avec tous les honneurs. Vous n’avez jamais été reçu en France, où vous aviez pourtant souhaité venir à trois reprises, sans qu’on vous y autorise, soi-disant pour des raisons de sécurité. Alors que vous pouvez venir en Norvège, à Madrid et à New York. Comme les problèmes de sécurité sont partout les mêmes et que les services de sécurité français valent bien les autres, pourquoi, à votre avis, l’exception française ? Comment expliquez-vous cette attitude de la France ? Parleriez-vous de lâcheté ou bien de sens des responsabilités des hommes politiques ?
S. R. : J’ai été, je dois le dire déçu. Ce n’est pas, pour autant, mon intérêt d’avoir un différend avec le gouvernement français, dont, bien sûr, j’ai besoin. C’est l’un des gouvernements les plus puissants d’Europe. Je désirais juste venir en visite privée, pour une pause, une coupure dans ma captivité. Il m’a clairement été donné à entendre que je n’étais pas le bienvenu. J’espère qu’il n’en sera plus de même, d’autant que je ne suis jamais venu à Paris. Personne, il est vrai, ne m’y avait invité.
G. H. : Vous avez été aujourd’hui invité par BHL, au nom de la revue La Règle du jeu qu’il dirige. Viendrez-vous ?
S. R. : Dès que cela pourra être arrangé, je viendrai.
G. H. : Il existe désormais une invitation en bonne et due forme.
S. R. : Oh, je l’accepte !
G. H. : Mais, viendrez-vous ?
S. R. : Je l’espère.
G. H. : Dernière question sur l’affaire Rushdie. Sachant ce que vous avez vécu, réécririez-vous Les Versets Sataniques ?
S. R. : Absolument, chaque mot !
G. H. : Chaque mot ?
S. R. : Chaque mot !
G. H. : Venons-en à Rushdie écrivain. Vous écrivez quoi en ce moment ? Est-ce que vous écrivez, et quoi ?
S. R. : J’écris un roman. J’ai écrit un court roman, que j’ai publié l’année dernière. Cette fois, c’est un roman plus important. Le sujet… Le sujet n’en est pas l’affaire Rushdie. Car j’écris aussi un journal, à propos, lui, de l’affaire Rushdie. Lorsque ce sera fini, je le publierai. L’important à propos de mon histoire, c’est que ce n’est pas de la fiction, elle est vraiment vraie.
G. H. : Vous dites en effet que vous n’écrirez pas un roman sur l’affaire Rushdie ? Pourtant, toute réelle, hélas qu’elle soit, c’est aussi une sacrée affaire romanesque, non ?
S. R. : Oui. Ce qui est extraordinaire, c’est que ce se soit bel et bien passé ! A la fin du deuxième millénaire, nous voici face à une sorte d’inquisition moyenâgeuse, mais avec l’aide, avec le bénéfice de l’armement moderne et de la technologie terroriste. Le retour du Moyen Age avec les armes du XXe siècle ! L’extraordinaire est que ce soit une réalité bien réelle. Et puis, il y a beaucoup de choses, y compris dans cet entretien, que vous m’avez demandées et auxquelles je ne peux répondre pour l’heure dans un roman.
G. H. : Des choses cachées, voulez-vous dire ?
S. R. : Oui, parce qu’aujourd’hui encore, il convient de garder certaines choses secrètes. Il y a toujours de sérieuses menaces. Dès que ces mesures cesseront d’exister, il sera intéressant de raconter ce qui, réellement s’est passé.
G. H. : N’êtes-vous pas l’illustration de cette phrase de Jean-Paul Sartre : « Le monde peut bien se passer de la littérature, mais il peut se passer de l’homme encore mieux. »
S. R. : Il y a un énorme problème à devenir symbolique, les gens ont constamment voulu que je devienne le symbole de ceci ou de cela. Et d’une certaine manière, je suis obligé de l’accepter, parce que d’importantes « sommes » de liberté sont en jeu. Ce que j’essaie de retrouver maintenant est le sens, le goût de mon moi… non-symbolique ; le sens de mon occurrence en tant qu’être humain et écrivain. Parce que si vous vous asseyez pour travailler en tant qu’écrivain, il est impossible de vous dire : « Voilà, maintenant, ici, je vais me produire en tant qu’écrivain symbolique ». Les symboles n’écrivent pas de roman, les gens en chair et en os, oui. Cet aspect symbolique de ma vie n’est pas important pour moi. Ce l’est peut-être pour les autres, pour la campagne « Rushdie ».
G. H. : Pour un écrivain condamné à mort, la création littéraire a-t-elle encore un sens ?
S. R. : Revenons, si vous le permettez, sur l’expression « condamné à mort ». Cela suggère qu’un processus légitime s’est mis en place et que tout est dit. Or, la chose, je le répète, n’a rien de légitime !
G. H. : Condamné à mort par des fous.
S. R. : Oui, une fois encore, il s’agit bien d’un crime. Si quelqu’un souhaite en assassiner un autre, celui-là n’est pas « condamné à mort », et le premier est un pur criminel attentant à sa vie. C’est ce qui m’arrive. Bien sûr, la littérature a une énorme importance pour moi. La raison pour laquelle je suis devenu écrivain est qu’elle est pour moi la meilleure façon de comprendre le monde dans lequel je vis. J’utilise l’écriture comme un acte de compréhension, et lorsque l’incompréhensible arrive ou vous arrive, vous utilisez vos armes privilégiées, en l’occurrence le don d’écrivain de comprendre le monde. J’ai eu à comprendre beaucoup de choses, pas seulement politiques ! Ainsi, par exemple, le fait, extraordinaire, de voir cette haine engendrée contre un seul par ceux-là mêmes à propos desquels on a toujours écrit.
G. H. : Mais ce qui vous est arrivé a donné une énorme portée à ce que vous écriviez et écrirez demain. Vos livres et votre œuvre ont pris une « utilité » énorme. Bien des romanciers pourraient vous envier pareil effet de l’écriture sur vos contemporains et sur l’ordre du monde. Le fameux pouvoir de l’écrivain, à peu près mort aujourd’hui, vous êtes, à votre corps défendant, l’un des derniers à en jouir encore…
S. R. : Je suppose que c’est vrai. C’est difficile pour moi d’apprécier cela pleinement, dans les circonstances actuelles. Tout cela ne montre pas seulement que la littérature est agissante et puissante, cela montre aussi, à l’inverse, sa faiblesse. Un livre peut être écrit sérieusement et en toute bonne foi, avec tout l’art dont l’artiste est capable, et être pris, tordu, faussé, jeté sur la place publique comme un slogan. D’une certaine manière, c’est le slogan dont on se rappellera, et peu nombreux sont ceux qui éprouvent le besoin de se référer à l’œuvre. Cela fait réaliser combien l’art est faible, pas seulement que l’art est fort.
G. H. : Bernard Pivot m’a prié de vous poser cette question : « Depuis que pèse sur vous cette menace de mort, vos lectures, les livres, les phrases, les mots ne résonnent-ils pas, n’ont-ils pas un son différent ? Et si oui, pouvez-vous donner un ou des exemples ? »
S. R. : Ils ne me semblent pas différents. Etre au centre de l’orage vous donne souvent l’illusion du calme. Dehors, il y a la rage, la lutte. Mais dedans, mes préoccupations sont à l’opposé. Mon problème est de m’accrocher à mon identité d’homme ordinaire, à ce processus intellectuel qui m’a conduit à être d’abord et avant tout un écrivain. Le problème pour moi est de poursuivre sur cette voie, plutôt que de m’enivrer de spéculations sur ma propre différence.
G. H. : Vous dites, en effet, que le roman est démocratique parce qu’il est impur comme la culture.
S. R. : Pour n’importe qui ayant grandi dans n’importe quelle grande ville, particulièrement dans une ville comme la mienne : Bombay où l’est et l’ouest de rejoignent, l’un des faits qui s’imposent à vous est que la culture est hybride, qu’elle est un mélange, bref, qu’elle est une forme impure. Et le roman doit être une célébration de l’impureté. Si quelqu’un commence à vous parler de pureté, allez chercher un revolver !
G. H. : Quelle morale, si vous étiez un homme venu de Mars – Montesquieu dirait un Persan, aujourd’hui on dirait un Iranien… – quelle morale tireriez-vous de l’affaire Rushdie ?
S. R. : Je dirais que cela démontre tout d’abord l’éternel problème de l’artiste face au monde. Deuxièmement, qu’il y a des valeurs dans la culture séculière aussi belles, aussi fondées que les valeurs religieuses. Les religieux ont tendance à mépriser les séculiers comme ne croyant en rien. J’avais toujours été un auteur de comédie, un satiriste, écrivant depuis cette position où l’on est contre quelque chose. Et bien, cela m’a appris qu’on écrit aussi pour quelque chose, pour défendre des valeurs. J’ai été obligé de regarder du côté du positif, alors que l’humour regarde habituellement du côté négatif.
G. H. : Dernière question : que souhaiteriez-vous dire à vos lecteurs français ?
S. R. : J’aimerais remercier tous ceux en France qui m’ont apporté solidarité et sympathie. Je n’aurais pas survécu toutes ces années sans ces démonstrations d’amitié.
G. H. : Nous espérons vous voir en France bientôt.