On sait assez – nombreux affichages publics, grande presse etc. – que l’on fête cette année le centième anniversaire de la naissance d’Henri Langlois, auguste fondateur de la « première cinémathèque » du monde, la « française » ; c’est l’opération « Centenaire Henri Langlois ». Autrement dit « la folie veut imposer des “devoirs de mémoire” »1. Bien. « Notre » contre-folie nous appelle, nous, à une Über-erinnerung ou sur-mémoire, c’est-à-dire une mémoire vivante et active des textes et des écrits réels de celui qui fut parfois qualifié de « plus grand cinéaste du monde » pour ses montages de projections. Par exemple nous nous penchons sur un très beau texte du fondateur de la Cinémathèque portugaise, João Bénard da Costa : Cinquante ans de Cinémathèque française, soixante ans d’Henri Langlois2, écrit en 1986 pour le 50e anniversaire de la « Cinémathèque-Langlois » (qui était alors une Association « loi 1901 », cela a toute son importance puisque maintenant on ne sait pas assez qu’elle est passée dans le giron de l’État « dont la raison profonde s’oppose » à mon/notre amour), et récemment traduit et publié par la vénérable revue Trafic pour sa livraison du printemps 2014. Or qu’y trouvons-nous ? Par exemple ceci : « Langlois aimait provoquer ces “conservateurs” [i.e. ceux qui voulaient seulement « conserver » les films collectés, note de l’auteur], avec sa phrase célèbre selon laquelle les films étaient comme des tapis persans, c’est-à-dire faits “pour qu’on leur marche dessus”. […] Il tenait bon dans la bataille contre ceux qui ne voulaient pas montrer ce qu’ils avaient. » (C’est moi qui souligne.) C’est très gênant ! Pourquoi ? Eh bien aujourd’hui nous avons sous les yeux les preuves, presque tous les après-midis, qu’on trahit Langlois : on ne montre plus vraiment sa collection de films (50 000 à la fin de sa vie) : ainsi le lundi 28 avril à 14h30 le grand classique de Roberto Rossellini, Voyage en Italie(1953), n’est pas montré comme « film » mais sous forme de DCP3, c’est-à-dire « fac-similé » (j’en suis très triste puisque, par exemple, je n’ai jamais vu ce film 35 mm et ne souhaite pas le voir comme ça pour une « première fois » ; ma seule chance reste l’étranger… ou bien peut-être devrais-je prendre rendez-vous ? Sur une moviola ? Ça m’étonnerait…) ; le 18 mai à 20h30 (ce n’est pas un après-midi mais ça ne change rien à notre démonstration…) on ne montrera pas le magnifique portrait Citizen Langlois d’Edgardo Cozarinsky (1995), mais seulement un fac-similé dit « numérique », c’est-à-dire moins bien qu’un DCP (moins de « définition » lors du scan). Je ne sache pas que Voyage en Italie soit un film maudit ou un film perdu… Non, ce n’est pas Greed ou Foolish Wives4… coupés et charcutés par leurs producteurs… Encore moins Que Viva Mexico! dont le négatif a été dérobé au cinéaste S.M. Eisenstein en partance pour Moscou par le producteur américain du film pour des raisons politiques (anti-communisme [le communisme étant personnifié par Emiliano Zapata dans ce film])… Non, trois fois non ! Il s’agit là d’une décision politique d’État : d’une part habituer le regard des jeunes générations à la diffusion numérique des films (« pas de projection optique avec les nouvelles technologies », Hubert Damisch dixit… Pour le dire autrement il s’agit là d’une image « animée », pas d’une image « projetée »), d’autre part « mieux » conserver la copie argentique du film… Tout du moins le croit-on car nous savons, après Langlois justement, et aussi Jonas Mekas (co-fondateur de l’Anthology Film Archives à New York, LA cinémathèque du cinéma d’avant-garde mondial), qu’un film doit être projeté environ une fois l’an (c’est-à-dire déroulé) pour ne pas s’abimer chimiquement en se collant sur lui-même 5. Bon on peut imaginer que des conservateurs de cinémathèques vont se relayer pour dérouler sur une table de montage tous les films de Langlois à longueur d’année dans les caves de Bois d’Arcy 6… Oui, pourquoi pas ? On pourrait faire un bon documentaire (forcément numérique) là-dessus…
Plus sérieusement, et puisqu’après Walter Benjamin et Georges Didi-Huberman je pense qu’on ne peut pas penser efficacement sans le montage, faisons le rapprochement suivant (rapprocher deux choses pas forcément faites pour l’être au départ, voilà bien la définition du « montage » suivant Jean-Luc Godard) : en 2013 paraît un petit livre resté confidentiel, Fondu au noir : le film à l’heure de sa reproduction numérisée7, dédié « aux mânes d’Henri Langlois, plus vivant que les morts vivants de ce monde grâce à Citizen Langlois d’Edgardo Cozarinsky, en copie 35 mm » (tiens, tiens…) ; à l’automne 2014 sera projeté à Paris le dernier film sur pellicule 35 mm du cinéaste et théoricien8 du cinéma Peter Kubelka, Film Monument, film pour deux projecteurs dédié à Langlois. Comme par hasard… Dans cette « collision », voici quelque étincelle ! L’image authentique du passé apparaît… pour disparaître. Voilà des traces certaines pour de futurs archéologues du septième art (c’est-à-dire des chercheurs, pas des commentateurs bla bla bla…) : la rencontre d’un livre et d’une suite discontinue d’images (un film) sur une table de dissection-montage : ce texte que vous êtes en train de lire.
On voit mieux maintenant où va nous mener cet état d’esprit de la « conservation-pour-la-conservation » : acte 1 : la grotte de Lascaux (où l’art « est né », comme l’on sait) est fermée au public à cause du vilain CO² rejeté par le peuple ; acte 2 : les films de Langlois sont retirés au public qui doit se satisfaire de fac-similés – c’est un « hold-up » d’une collection « nationale » ! – je/on paye des impôts pour son entretien ; acte 3 (et futur) : les tableaux du Louvre (La Joconde !) et du Musée d’Orsay (L’Olympia !) sont copiés en 3D pour le (sale) public-qui-émet-trop-de-CO² et sagement entreposés dans des lieux à atmosphère contrôlée et réfrigérée – comme les pommes de fin de saison… Ô châteaux ! Science-fiction ? Voire !… Dans un essai récent9 le puissant et très écouté historien de l’art Jean Clair appelait de ses vœux un tel scénario… Les « touristes » de l’art y étaient soigneusement vilipendés… Pour sûr on l’écoutera : non vraiment il faut fermer les musées désormais tout à fait inutiles puisqu’on peut tout copier et tout voir sur l’Internet… Sinon les tableaux vont s’abimer ! On réinstallera d’ailleurs la « cour » dans l’ancien palais et on regardera tout ça sur Flickr…
Écoutons encore Langlois : « C’était trop présumer des mauvaises habitudes, du mépris et de l’indifférence qui vouent l’œuvre d’art à sa transformation en vernis à ongle ou en fulmicoton. » Ah ! nous fulminons !… Comme toujours on voit que le peuple manque. Français ! encore un effort… pour sauver la possibilité même de voir un film projeté en signant la pétition internationale lancée par la cinéaste anglaise Tacita Dean ici.
Notes :
1.Philippe Sollers, Médium, éditions Gallimard, 2014.
2. Il n’est pas « innocent » que je cite ici un texte portugais quand on sait d’après la parole de Federico Rossin que « la Cinémathèque portugaise est la meilleure d’Europe. Vraiment. […] Depuis longtemps, la Cinémathèque mène une vraie politique culturelle en tirant des copies neuves, en restaurant les films sur le support photochimique d’origine et pas sur le support numérique. C’est ça qu’il faut faire. Mais ce n’est plus fait, ni en France, ni ailleurs… » (in propos recueillis lors de la rétrospective «Portugal, 25 avril 1974, Una Tentativa de Amor » qui s’est tenue au Centre Pompidou pour « Cinéma du réel 2014 »).
5. Voir à ce sujet les propos de Mekas rapportés par Isabelle Régnier dans Le Monde du 6 décembre 2012 dans son texte
Jonas Mekas : une caméra contre la barbarie :
« Langlois projetait ses films en nitrate en permanence. “Il faut aimer les films, me disait-il, et les aimer, c’est les projeter.” Quand ils ne sont pas projetés, les produits chimiques commencent à attaquer, et l’image se dégrade. J’ai suivi ses conseils. Tous les ans, je revoyais mes rushes. C’est comme cela qu’ils ont survécu. »
6.C’est là que sont conservées les archives du film de la Cinémathèque d’État.
7. Éditions Paris Expérimental, collection « Sine qua non ». Il se trouve que ce livre est le mien… Cela ne change rien à notre démonstration…
8. Il est utile de rappeler que Kubelka a aidé le jeune alors Musée national d’art moderne à se constituer une collection de films d’avant-garde, à la demande de Pontus Hulten. C’est avec une monumentale exposition de films au Centre Georges Pompidou, nommée « Une histoire du cinéma », qu’en 1976 se conçoit ce début d’une collection.
9.L’Hiver de la culture, éditions Flammarion, collection « Café Voltaire ». Voltaire, vraiment ? Plutôt l’hiver de Jean Clair…
Pour encourager le travail fondamental de conservation, signez en cliquant ici la pétition dont l’appel ainsi que les premiers signataires figurent ci-dessous.
Over the past century, film has changed humankind. From the earliest fragments of captured movement, it has allowed us to watch, document, educate and depict ourselves in untold ways using just the mechanics of light, lenses and chemistry. It is one of our greatest inventions, the art form of the 20th century. Film is a beautiful, physical and robust medium that keeps the light within its fabric and holds in its emulsion the imprint of time. It is our cultural and historical memory: a place of imagination, poetry, art and life. It is the Rosetta Stone of our time.
Now we are on the point of losing it.
With the advent of digital, the medium of film is gravely threatened and might, unless action is taken, simply disappear. Its obsolescence will result in untold tragedy in all that we will no longer be able to see and experience, and also in what we will no longer be able to make, because we will have simply lost the technology to do so.
We cannot allow this to happen.
The debate around film versus digital has been the wrong debate. It has been deliberately framed as one of technological determinism (where only one medium can survive) by an industry financially, not artistically, invested in seeing film replaced.
Film and digital are different mediums, in that they differ materially and methodologically in their artistic rather than technological use, and so make different cinema and different art. They have their own unique disciplines, image structures and visual qualities. Their co-existence is essential to keep diversity and richness in our moving-image vocabulary. The ascendance of one does not have to mean the capitulation of the other, unless we allow this to happen.
Most endangered of all, and nearly at the point of extinction, is the projection of film in cinemas. We must fight to keep the experience of watching a film, which was made on film, projected as film in at least one cinema in as many major cities and in as many countries as we can. We must act quickly to safeguard the future of the film print by supporting cinemas that choose to continue projecting 35mm film prints alongside digital projection and persuade distributors to permit delivery of prints when cinemas and audiences desire them.
There are many prominent people in the art, museum and conservation communities, alongside those in the cinema industry, who are reaching the consensus that such cultural irresponsibility cannot be allowed to take place in what is seen as a critical moment in film’s survival. The situation has become so grave, so rapidly, that we are coming together as a body to raise awareness at the highest international level in order to find a way to guard our ability to manufacture, shoot, process, print, make, preserve and project film.
It is now clear that film will not survive if it is left to rely solely on the market. Its commercial viability has been wholly undermined by an industry intent on replacing it. It is time to insist our national and international institutions recognize this fact, and the reality of film’s imminent death, by taking steps to subsidize and protect it. Recognition of this kind might give sufficient hope to those in the photochemical industry to stop the end of knowledge and embolden stock manufacturers and laboratories to persevere.
We are therefore calling on UNESCO to protect and safeguard the medium of film, the knowledge and practice of filmmaking and the projection of film print under their 2005 Convention on the Protection and Promotion of the Diversity of Cultural Expressions or another convention should that become more appropriate. And in so doing, mandate signatory nation states to uphold their duty of care to safeguard film at both national and at an international level so that future generations will be able to experience the ingenuity and magnificence of film in the way we have done.
The steering group behind the savefilm campaign includes Guillermo Navarro ASC, A.M.C.; Studio of British artist, Tacita Dean, Berlin; Paolo Cherchi Usai, Senior Curator, Moving Image Department, George Eastman House, Rochester, NY; Daniela Currò, Acting Head of Preservation, Moving Image Department, George Eastman House, Rochester, NY; Alexander Horwath, Director of The Austrian Film Museum, Vienna; Dr Nicholas Cullinan, Curator, Modern and Contemporary Art, The Metropolitan Museum of Art, New York; Laurence Kardish, Senior Curator, Film, The Museum of Modern Art, retired, and Secretary, The Rainer Werner Fassbinder Foundation (USA), New York and Emma Sullivan, Online Communications Manager, Australian Centre for Contemporary Art, Melbourne.
Depuis il est à noter que la Cinémathèque française à signé la pétition de Tacita Dean… Tout de même…
Excellente mise en page (comme un rêve) ; merci énormément.
Excellent article!! politique et nécessaire …