Il y a eu des moments fulgurants : le bras de fer entre Bill Clinton et Boris Eltsine ; George W. Bush regardant Vladimir Poutine dans les yeux pour y « sonder son âme » ; Hillary Clinton qui presse le bouton de redémarrage. Il y a eu des moments très lents, aussi. Mais pendant plus de vingt ans d’indépendance russe, un unique récit a cependant prévalu à l’Ouest à propos de la Russie.
Ouvertement ou inconsciemment, depuis 1991, les chefs d’Etats occidentaux ont agi selon l’hypothèse que la Russie était un pays occidental défectueux. Peut-être durant les années soviétiques cela avait été différent, même déformé. Mais tôt ou tard, le pays de Tolstoï et Dostoïevski, le pays natal du ballet classique, rejoindrait ce que Mikhail Gorbachev, le dernier leader soviétique, a appelé de façon si touchante « notre foyer européen commun ».
Dans les années 1990, beaucoup de gens pensaient que le progrès russe vers ce foyer nécessitait simplement de nouvelles politiques : avec les bonnes réformes économiques, les Russes deviendraient tôt ou tard comme nous. D’autres pensaient que si la Russie rejoignait le Conseil de l’Europe, et si on faisait du G7 le G8, alors la Russie assimilerait tôt ou tard les valeurs occidentales. De tels privilèges n’ont jamais été accordés à la Chine, qui est une puissance économique et politique bien plus grande. C’est parce que nous n’avons jamais pensé que la Chine serait « occidentale ». Mais au plus profond de nous, nous pensions que la Russie rejoindrait un jour notre club.
Pourtant, d’autres pensaient que les progrès de la Russie nécessitaient un certain type de langage occidental, un meilleur dialogue. Lorsque la relation s’est détériorée, le président Bush a accusé le président Clinton. Le président Obama a accusé le président Bush. Et nous nous accusons tous. En 1999 déjà, le New York Times avait fait sa Une avec un reportage intitulé « Qui a perdu la Russie ? » Très débattu à l’époque, il était dit que nous avions perdu la Russie « parce que nous avons poursuivi des priorités qui étaient irrémédiablement mauvaises pour la Russie ». La semaine dernière, dans The Post, un ancien ambassadeur américain à Moscou, Jack Matlock, faisait écho au président Poutine, et défendait la thèse selon laquelle les Etats-unis, en « traitant la Russie comme le perdant », sont responsables de la crise actuelle.
Ces arguments ne sont pas neutres : nous n’avons jamais été au cœur des politiques russes. En réalité, nous n’avons eu que très peu d’influence sur la politique internationale russe depuis 1991, même lorsque nous les avons comprises. Les changements les plus importants – les transferts de pétrole et de gaz de l’Etat aux oligarques, le retour au pouvoir d’hommes formés par le KGB, l’élimination d’une presse et d’une opposition politique libres – se sont déroulés en dépit de nos avertissements. Les décisions militaires les plus importantes – l’invasion de la Tchétchénie et de la Géorgie – ont rencontré notre désapprobation. Bien que certains semblent penser différemment, l’invasion de la Crimée n’était pas non plus censée être principalement une provocation à l’égard de l’Ouest. Comme un habile commentateur russe l’a fait remarquer, les passages les plus importants du discours d’annexion prononcé par Poutine cette semaine ont été largement occultés : ses références à la cinquième colonne et aux « traitres » russes financés par l’Occident qui devront à présent se faire discrets. Poutine a envahi la Crimée parce que Poutine a besoin de la guerre. A une époque de croissance plus lente, et avec une classe moyenne plus rétive, il pourrait également avoir besoin de plus de guerres. Cette fois, cela n’a vraiment rien à voir avec nous.
Mais comme la Crimée est très près de l’Europe, et parce que le nouveau langage ethnico-nationaliste de Poutine contient tellement d’échos au passé sanglant de l’Europe, l’invasion de la Crimée pourrait avoir un plus grand effet sur l’Ouest qu’il ne l’a voulu. Dans bien des capitales européennes, les évènements cimmériens ont provoqué un véritable soubresaut. Pour la première fois, beaucoup commencent à comprendre que le récit est faux : la Russie n’est pas un pays occidental défectueux. La Russie est une puissance anti-occidentale avec une vision différente et plus sombre de la politique mondiale. Les listes des sanctions publiées en Europe cette semaine étaient ridiculement courtes, mais le fait qu’elles soient apparues reflète un changement radical. Pendant vingt ans, personne n’a pensé à comment « contenir » la Russie. Maintenant, on y pensera.
Dans tous les cas, même la nouvelle et liste de sanctions américaine, plus étendue, n’est qu’un signal. A présent, les changements stratégiques qui devraient jaillir de notre nouvelle compréhension de la Russie sont bien plus importants. Nous devons repenser l’OTAN, déplacer ses forces de l’Allemagne aux frontières orientales de l’alliance. Nous devons réexaminer la présence de la monnaie russe dans les marchés financiers internationaux, étant donné que tant d’argent russe « privé » est en réalité contrôlé par l’Etat. Nous devons regarder à nouveau nos niches fiscales et lois de blanchiment d’argent, étant donné que les capitaux du pétrole et du gaz russes sont également utilisés pour manipuler les politiques et les politiciens européens, et trouver des solutions pour réduire notre dépendance.
Tout cela prendra du temps, et pour certains, ce sera trop tard. A Kiev la semaine dernière, j’ai rencontré des jeunes Ukrainiens qui faisaient preuve d’un enthousiasme poignant à propos de l’idée qu’ils pourraient, un jour, vivre dans un autre modèle de pays. Je n’ai pas eu la force de leur dire que je ne savais si ce serait le cas un jour.
Pour lire le texte original paru sur le Washington post cliquez ici.
La nécessité de contenir la Russie
par Anne Applebaum
11 avril 2014
Pendant vingt ans, personne n'a pensé à comment « contenir » la Russie. Maintenant, on y pensera.