Ces dernières semaines, à l’occasion des événements en Ukraine, j’ai été invitée sur différents plateaux de télévision où les responsables de programmes ont cherché à équilibrer le débat en invitant des «pour» et des «contre». J’ai entendu des arguments de la part de plusieurs Français, invités comme moi, qui acceptaient docilement la partition qui menace l’Ukraine. En substance, ils disaient qu’il ne fallait pas chatouiller l’ours russe, que la Crimée était historiquement russe et l’est de l’Ukraine russophone, que l’Europe n’avait pas à délivrer à l’Ukraine des promesses qu’elle ne pouvait tenir, et j’en passe. Avec quelques soupirs et des considérations dites géopolitiques, ils concédaient à la Russie des droits «historiques» sur l’Ukraine d’après les lignes de partage entre les Empires russe et austro-hongrois d’avant la Première Guerre mondiale. Sur les plateaux de télévision, le temps nous est compté. J’aimerais donc apporter, par écrit, quelques précisions sur cette Ukraine «russe» ou «russophone». Commençons par la Crimée qui fut peuplée de tribus turques et tatares depuis des temps immémoriaux. Peu à peu, sous l’influence de vagues d’immigrants et de conquérants, turcs et mongols, le peuple particulier des Tatars de Crimée s’est formé qui possédait son propre Etat, le khanat de Crimée, de 1441 à 1783. Se trouvant sous protectorat de la Porte, ce khanat fut détruit par les troupes russes qui ont d’abord brûlé et saccagé la partie intérieure de la Crimée, en 1736, puis annexé l’ensemble du territoire, en 1783.
Dix ans plus tard, sur 500 000 Tatars de Crimée, il n’en restait que 120 000. Les autres furent exterminés ou forcés à l’exil en Turquie. A la suite de la guerre de Crimée, en 1850-1860, la communauté tatare a été contrainte à un nouvel exode : près de 200 000 personnes fuirent la persécution russe en s’installant en Turquie, en Bulgarie et en Roumanie. Après la révolution d’Octobre, les Tatars de Crimée ont lutté, en vain, pour leur indépendance. En 1944, sur ordre de Staline, les Tatars de Crimée furent condamnés à une déportation collective pour «collaboration», y compris ceux qui avaient combattu dans l’Armée rouge. Près de 200 000 personnes furent envoyées en Ouzbékistan, au Kazakhstan, dans l’Oural où entre un quart et la moitié de ces gens ont péri dans des conditions terribles. A la différence des autres peuples déportés qui purent rentrer dans leurs terres en 1956, les Tatars n’ont été autorisés de rentrer qu’à partir de 1989, sous Gorbatchev. La Crimée étant un lieu de villégiatures privilégié par l’establishment soviétique. Aujourd’hui, les Tatars sont près de 250 000 en Crimée et ils sont des farouches partisans de l’Etat ukrainien qui leur a donné la possibilité de s’installer dans leur patrie historique. Allons-nous assister, impuissants, à une guérilla suivie d’un quatrième exode de ces autochtones si le rattachement de la Crimée à la Russie se confirme ? Le scénario risque d’être le même que pour l’Abkhazie où les Russes, agissant de concert avec les Abkhazes, ont expulsé, en 1992-1993, près de 400 000 Géorgiens.
Parlons maintenant de l’Ukraine de l’Est où vivent plusieurs millions de Russes ethniques et plusieurs millions d’Ukrainiens russophones. Pourquoi cette partie du pays qui a été sous domination de l’empire des tsars puis sous celle des Soviets est-elle à ce point russifiée ? D’abord parce qu’en Russie tsariste le russe était la seule langue officielle. Kiev comme Tbilissi parlaient le russe. Ensuite parce que la renaissance de la culture et de la langue ukrainienne sous les bolcheviks fut très brève. C’est à l’est, à Kharkiv, capitale de l’Ukraine dans les années 20, que se trouvait l’épicentre de cette renaissance. Au début des années 30, ses théâtres, ses poètes, ses peintres, dont un groupe important de futuristes, connurent une fin tragique. Tous ces artistes furent arrêtés. Ils passèrent quelques années au goulag avant d’être fusillés en 1937, la plupart en Carélie. Parallèlement, le pouvoir soviétique a exterminé les aèdes, les kobzari, ces aveugles qui parcouraient l’Ukraine à pied, d’un village à l’autre, en chantant des épopées populaires au son d’un instrument à cordes, la kobza. Ces porteurs de la culture populaire dans un pays encore largement paysan furent convoqués au congrès des kobzari à Kharkiv, en 1932. De ce congrès, aucun n’est revenu.
Parallèlement à l’extermination de la culture ukrainienne, le Kremlin s’est mis à exterminer les paysans ukrainiens. L’Holodomor, la famine de 1932-1933, qui a emporté, selon diverses estimations, les vies de 4 à 7 millions d’Ukrainiens, fut orchestrée par Staline pour briser la résistance de la paysannerie à la collectivisation. En 1932, on confisqua aux paysans leurs récoltes, leur bétail, leurs semences, et en 1933, ils moururent en masse, encerclés par des troupes pour les empêcher d’affluer vers des villes. Cette famine eut lieu dans la région d’Odessa, et de Dniepropetrovsk, de Kiev et de Tchernigov, de Donetsk et de Kharkiv.
A ces morts de l’Holodomor, s’ajoutent près de 7 millions de victimes de la Seconde Guerre mondiale, militaires et civiles (dont un million de Juifs). Ces régions de l’Est, qui avaient perdu au total entre 11 et 14 millions d’Ukrainiens, en majorité ukrainophones, furent repeuplées par des Russes envoyés en masse par Staline, avant et surtout après la Seconde Guerre mondiale, pour participer à l’industrialisation. Une partie de la population de ces provinces reste soviétisée. C’est pour cette raison qu’elle défend bec et ongles les statues de Lénine érigées pendant l’époque soviétique : pour ces gens, vingt-deux ans après l’éclatement de l’URSS et la fin du régime soviétique, c’est le symbole de la Russie de Poutine. Aujourd’hui, des voix de ces «pro-Russes», encouragés par la propagande russe s’élèvent à l’Est : à Kharkiv, Donetsk, Odessa et Kherson, pour demander le «rattachement» de leurs régions à la Crimée et donc à la Russie. Quel sacrilège ! Il s’agit des terres arrosées de sang de millions de victimes innocentes, des terres où certains champs ne sont toujours pas labourés car il s’y trouve des fosses communes de victimes de l’Holodomor et des nazis.
Je souligne que j’ai parlé exclusivement de l’est de l’Ukraine, et non de sa partie occidentale, de cet Est que nos experts sont généreusement prêts à abandonner à la grande Russie, au nom de la paix, du partage des sphères d’influence, de l’incapacité européenne à assumer l’adhésion de l’Ukraine à l’UE, etc. Les cendres de l’Holodomor frappent à mon cœur. Allons-nous observer, sans broncher, comment Poutine parachève l’œuvre de Staline en annexant les terres historiques et inaliénables de la nation ukrainienne ?
Tribune parue dans Libération.
Les cendres de l’Holodomor frappent à la porte de mon coeur
par Galia Ackerman
9 avril 2014
Comment Poutine parachève l’œuvre de Staline