Copenhague. Bibliothèque royale du Danemark. Ce paradoxe d’une monarchie, une vraie, scrupuleusement attachée, comme j’ai pu le constater hier soir, lors de la soirée de gala donnée par l’ambassade de France, à ses étiquette et protocole – mais qui est aussi, et sans contradiction aucune, l’une des sociétés les plus égalitaires que je connaisse. Cette réconciliation de la liberté et de l’égalité, ce goût de la liberté que ne corrompt pas le mimétisme des conditions, cette façon de marier avec art l’esprit de Tocqueville et celui, non de Marx, mais de Cabet, je les évoquais la semaine passée : n’est-ce pas, ici, l’un des lieux où cette sorte de miracle trouve à s’incarner ?

L’ambassadeur de France François Zimeray. Ma dernière image de lui, il y a quelques années, au Tchad, frontière du Darfour, dans la poussière et la misère d’un camp de réfugiés. Aujourd’hui, les ors de la République. La magnificence de ce palais Thott qu’il occupe avec la grâce de ces diplomates lettrés dont la tradition tend à se perdre. Et, chez cet homme qui fut ensuite, jusqu’à ces toutes dernières semaines, notre ambassadeur des droits de l’homme missionné, à ce titre, dans les lieux les plus désolés de la planète, chez cet infatigable arpenteur des grands cimetières sans tombes ni archives où l’on tue comme on respire, cette question qui ne me semble pas feinte : « combien de temps supporterai-je tant de confort ? ».

Beauté des bibliothèques, encore. Ce vertige qui me saisit chaque fois que, comme aujourd’hui, avant d’y prendre la parole, je me trouve au coeur d’un de ces miracles de civilisation que sont les grandes bibliothèques européennes.

Danilo Kis disait qu’il ne connaissait rien de plus concret, de plus en prise directe sur les choses mêmes, qu’une bibliothèque bien inspirée. Hannah Arendt allait plus loin – expliquant, aussi, par là le suicide de Walter Benjamin : « comment allait-il, lui, vivre sans bibliothèque et subsister sans son considérable recueil de citations et d’extraits ? ». Les livres ou la mort. Nous y sommes.

C’est le pays de Kierkegaard, c’est-à-dire du penseur européen qui, le premier, relève le défi lancé par Hegel lorsqu’il décrète la « fin de la philosophie ».

C’est le pays du roi Christian, dont la légende veut qu’il ait porté l’étoile jaune, en solidarité avec ses sujets juifs, aux sombres temps de l’occupation nazie. C’est une légende, oui, me dit Bo Lidegaard, directeur du grand quotidien Politiken et auteur, par ailleurs, d’un livre qui fait déjà autorité sur les juifs danois pendant la Seconde Guerre mondiale. Le bon roi Christian n’a jamais traversé Copenhague à cheval avec l’étoile jaune cousue au revers de son uniforme. Mais ce qui n’est pas une légende, c’est qu’il a refusé que les juifs danois la portent. Ce qui n’est pas une légende, c’est que le peuple danois tout entier les a protégés, aidés à passer en Suède et, surtout, surtout, attendus en n’accaparant pas, comme presque partout ailleurs, les biens qu’ils laissaient derrière eux. Petit pays, grand peuple.

C’est le pays des aviateurs de la guerre de Libye, la nôtre, la récente, celle initiée par la France pour aider les Libyens à se libérer de la longue dictature de Kadhafi. Ils ne furent pas nombreux, les pays européens, à s’associer véritablement à Nicolas Sarkozy dans cette opération à haut risque. Ils ne furent pas nombreux à envoyer leurs militaires, au coude-à-coude avec les nôtres, risquer leur vie pour secourir un peuple arabe en lutte contre la tyrannie. Le petit Danemark en fut. De même qu’il fut de l’autre guerre juste engagée, au Mali cette fois, par la France de François Hollande. Mon discours à la bibliothèque, je le commence évidemment par là : fraternité d’armes et d’esprit – les deux courages dont Michel Foucault disait qu’il est rare de les voir aller du même pas. Ici, pourtant…

Je vois aussi, naturellement, les gens du Jyllands-Posten – le journal qui se fit connaître dans le monde entier en publiant, il y a neuf ans, en même temps que le Charlie Hebdo de Philippe Val, les fameuses « caricatures de Mahomet ». Le ferait-il à nouveau ? Et aurait-il, lui aussi, le même courage ? Sans doute. Mais qu’il bénéficie du même soutien, qu’il soit le même symbole mondial de la liberté d’expression menacée, que l’opinion éclairée française et européenne se mobilise, aujourd’hui comme hier, aux côtés de ses journalistes en danger de mort, j’en suis tout à coup moins certain. Si grande est la confusion des temps ! Et si étrange cette propension à tout mélanger – le droit de se moquer des religions et celui d’appeler au meurtre des personnes ; le droit au blasphème et celui de casser du juif, du pédé ou de l’Arabe !

Mais le sujet dont on parle le plus ces jours-ci, à Copenhague, c’est, hélas, l’affaire Goldman Sachs – c’est-à-dire l’entrée de la célèbre banque d’affaires américaine au capital de Dong Energy, la grande compagnie d’Etat danoise fournisseuse d’énergie. On a beau dire et répéter qu’il s’agit d’une prise de participation minoritaire. On a beau rappeler, et rappeler encore, que Goldman Sachs était le mieux-disant en termes de savoir-faire autant que d’investissement. Rien n’y fait. C’est comme si le diable en personne était entré dans le royaume. C’est comme si l’on voyait soudain poindre le visage même de l’Antéchrist. Et rien ne semble devoir arrêter le déferlement d’antiaméricanisme dans un pays qui passe pour vacciné contre cette passion rouge-brune. Autre signe des temps ? On se croirait en France – c’est tout dire.

2 Commentaires

  1. Et le Danemark qui interdit les abattages rituels sur son territoire à partir du lundi 17 février ….un autre marqueur de la passion rouge-brune ?

  2. Vous êtes prêt? Je suis prêt. OK. Je jette un coup d’œil une dernière fois… on peut commencer? Commençons. Il est évident que Dieu, s’Il y en a un, doit tout savoir mieux que Ses créatures et que celles-ci seraient bien mal inspirées de ne pas L’implorer de présider à leurs destinées tant elles ne sont jamais parvenues à se dépêtrer de leurs bas entrelacs. Le peuple à la nuque raide aura tôt fait, plus vite en tout cas que son prophète qui le rouspétera pour une telle arrogance, d’éprouver l’intuition du mal que l’homme, dès lors qu’il prétendrait agir au nom de Dieu, pourrait causer à son prochain. La séparation des pouvoirs éternels et temporels sera donc actée à l’occasion onctueuse d’un premier règne sur ce peuple forcément élu par le Seul-Dieu dont il est seul, pour le moment d’oralité qu’on lui fera rétrospectivement consigner, à entendre le principe d’unité. Notons que le roi désigné devra s’être montré rétif à l’idée de recevoir une charge aussi monumentale. Commander, c’est d’abord se soumettre à un commandement. «Car il n’est pas d’autorité qui ne soit d’Elohîm» dit un autre Chaoul, venu de Tarse, aux Romains. Vingt siècles plus loin, Michel Onfray redoute que toute religion révélée soit née immaculée conceptrice de sa théocratie. Or l’athéocratie, à défaut d’être athéologique, résidera en Tora, non hors-Tora. J’invite donc le disciple du Chien à poursuivre avec moi ces théocraticiens de malheur dans les territoires qu’ils occupent, autrement dit, à la porte du Livre.
    Les ex-Républiques soviétiques n’ont pas dans leur rétroviseur un souverain de l’espèce de Christian VII de Danemark. Un grand homme, qui refusa de livrer aux nazis le petit homme qui a écrit la Bible. Espérons qu’elles aient l’idée de s’inspirer d’une odeur de sainteté issue d’une double impasse, figure abstraite de territoires insulaires et presqu’insulaires dont je fais le pari qu’elle fut humainement composée. Si je demandais maintenant au supplicier d’établir une hiérarchie au sein des establishments en vue d’évaluer leur degré de dangerosité envers ses droits fondamentaux, il est fort probable que ce soit d’une théocratie qu’il encocherait la pointe du pal. Et à l’âme vaguement théocrate se grefferait le pancréas nettement athéocrate, cet organe amphicrine pouvant expulser l’homme dans le milieu extérieur de l’organisme comme le sécréter dans son propre sang : Lénine : Mao : Kim : M. C. Fidel : M. C. Hugo : dénotant des risques accrus de transfert narcissique dans le périmètre d’un sanctuaire désaffecté. J’en veux pour preuve l’impuissance du nationalisme à dissimuler son désir de porter la Russie au pinacle d’un temple dont il feint d’ignorer la double structure. Je lui saurais gré de rappeler à son grand peuple que les constructivistes furent sommés d’abandonner leur esthétique dégénérée pour se régénérer à travers la propagande destructiviste. Rodtchenko aura eu beau diviser les Lumières qui ne seront jamais plus sensibles qu’à l’interstice de leur triptyque à espacements de 1921, ses monochromes édifieront son ère de gloire comme 5×5=25, injectant dans l’œil gauche tranché à la faucille et dans le droit broyé d’un coup de marteau, un océan de sang. Car chez Staline ou chez Poutine, la vue d’une seule goutte de rosée suffit pour qu’on voie rouge. Et l’universalisme du suprématisme ne tarde pas à perdre de vue la géniale non-objectivité de son abécédaire égalitaire : Malevitch le Pionnier : Rozanova la Désuprématiste : Lissitzky le Virtualisateur : Popova l’Architectonique : Puni le Désesthète : Exter l’Inaliénable : Tatline le Slalomeur vertical : sous le joug égalitariste du suprémacisme. Et l’internationalisme se verlanise d’un nationalisme interne. «Celui qui la regrette n’a pas de cœur, celui qui ne la regrette pas n’a pas de cerveau.» Voilà en quels termes Vlad l’Ourson évoque la maman URSS qui a fait de lui ce qu’elle voulait. Ère industrielle au service de la libération de sa masse ouvrière. C’est d’ailleurs d’un «Arbeit macht frei» faisant écho au krach dont Shylock fut jugé responsable que l’associé de Méphisto put attirer vers le néant les serviteurs de son Être. Pacte ou pas pacte, il n’y a pas de place pour deux régimes non-agresseurs dans l’estomac du totalitarisme. C’est pourquoi l’éventration de l’un par l’autre ne doit pas nous engourdir le cervelet. La victoire de l’Axe aurait changé la face du monde de la pire des façons, la victoire des Alliés reconstruisit sa gueule cassée pour le meilleur mais aussi pour le pire. Et c’est sans doute l’alliance glorieuse et bientôt cauchemardesque des masses transnationales qui explique que nous, l’ex-peuple prosoviétique harcelé par l’esprit frappeur de la Kolyma, nous demandions aujourd’hui ce qui peut bien nous concerner ici, à Kiev, précisément devant la grande porte moussorgskienne jouxtant les Catacombes peintes par Hartmann, que Ravel orchestra et créa à Paris, un soir d’octobre, en 1922.
    Et si la France se cramponne comme une tique chevaucherait un Chiot, semblant moins redouter le maintient au pouvoir de Saddam II qu’un risque de révolution islamique chez le Toutou de Khamenei, si concédons-le-lui, Serval n’est pas un animal oriental, s’il est plus onusien de porter le fer chez son voisin pour la préservation de la souveraineté des États que par complicité avec une faction rebelle cherchant à en renverser un, à moins, bien sûr, que l’État-nation en question ait été déclaré État-trucide, État-fratricide, État-infanticide devant l’Éternel, et que le soutien apporté à son peuple martyr ne nous fasse encourir qu’un moindre chaos car nous pourrions, au premier coup de fil du président fraîchement investi d’une Syrie pluraliste menacée de coup d’État par le Front al-Nosra, parachuter en quatrième vitesse notre félin d’Afrique à la rescousse de son allié, et ce coup-ci, le faire au nom de ce principe souverain préservant les petites et moyennes puissances de la tentation impérialiste des hyperpuissances émergentes.
    Et si la gauche emboite le pas aux antifa-kitsh, plus inquiète de la montée de la droite que de celle de la plateforme totalitaire.
    Et si la gauche s’obstine à foutre dans le même sac la droite et l’extrême droite, à suspendre son piège à fafs, et là, son public dans la poche, bastonnant la paire de larrons façon Scapin, se condamne à court terme à un aplatissement gicleur sous le surpoids d’une farce énorme dont la meilleure potence n’empêchera pas la chaîne de fixation d’arracher un pan de mur pour se soulager l’anneau.
    Et si la gauche s’affole à l’affolement que causerait à la droite un prétendu appel à la lutte des classes, qui aussi décalé qu’il soit, ne peut avoir pour objectif de draguer le FN puisque l’idéologie fasciste, comme chacun sait, s’est toujours développée dans l’engrais antilibéral et fait son beurre de ladite lutte des peuples contre ces voleurs nés que sont les Goldman Sachs.
    Et si la gauche s’oppose à reconnaître que ce n’est pas le discours droitier qui dénature la droite mais l’assimilation biographiquement anachronique de l’idéal gaullien au mot-racisme que le roBin Hood de la forêt de Lévy a dû dévaliser, puis redistribuer à la conscience française après condamnation par contumace d’une idéologie qui n’en finissait pas de lui filer entre les doigts.
    Et si la gauche ne prévoit pas son incapacité à réaliser un 21 avril à l’envers en ce que les électeurs de Sarkozy seront nombreux à préférer l’afFRONTer que de récompenser le prétendu responsable de leurs petites et grandes misères, et ce, quelles que soient les consignes de leur chef.
    Et si la gauche n’anticipe pas le fait que la montée du nationalisme contient des réserves de voies qui lui seraient favorables en cas de second tour traditionnel entre elle et l’ennemi juré des avocats de l’OAS, chose qui devrait lui procurer un frisson de terreur plutôt que de plaisir.
    Et si la gauche ne trouve pas le moyen de renouer un dialogue direct avec ce Français moyen qui incarne mieux que personne la noble idée de l’égalité politique, une simplicité, une émotion du type «discours de Kiev» avec la compassion à bout-portant, la compassion contagieuse, la compassion qu’un insurgé du Maïdan éprouvera bientôt pour une victime d’Assad, la compassion qu’un combattant de Homs ressentira un jour pour une proie de Mechaal. Alors, la Poutine de Hénin-Beaumont peut déjà s’auto-applaudir et se frotter les mains… nous glissons en arrière et sans freinage possible vers l’étouffement par avalage de langue de la République universaliste à la française.
    J’appelle de mes vœux l’union des antipoutinistes russes et ukrainiens. J’appelle de mes vœux l’intégration des Russes et Ukrainiens au sein de notre Histoire éprise de la nostalge pour deux siècles d’amours fusionnelles allant du groupe des Cinq aux Pussy Riot en passant par Serge de Diaghilev, Igor Stravinsky, Sonia Delaunay, Marc Chagall et 95% de l’École de Paris, Vladimir Nabokov, Irène Némirovsky, Arthur Adamov ou Rudolf Noureev, dois-je mentionner le sioniste Lanzmann, le matriote Gainsbourg, l’atterrestre Terzieff, le déconstructiviste Bergman, âmes slaves s’il en est! J’ai ma Russie. J’ai mon Ukraine. Dans mes veines. Dans mes déveines. Je les foule quand je veux. Elles m’attirent, me repoussent, je fais de même. Nous avons appris à tisser, au fil des ans, une tapisserie relationnelle murale, thermiquement isolante, phoniquement isolante. Je ne crois pas à cette Union transsibérienne qui permettrait à la France de rejoindre l’allié américain à pied. Je n’y croirai pas tant que la destruction de l’arsenal chimique syrien n’aura pas été précédée de la condamnation, au minimum, de Bachar el-Assad, pour crime contre l’humanité. Je ne crois pas à la victoire du réel. Et donc, à défaut de victoire politique, je célèbre d’avance la victoire poétique de la préhistoire dissidente. Le champagne est au frais. Le sabre aussi.