Le deuxième volet de Nymphomaniac de Lars Von Trier est sorti en salles mercredi 29 janvier 2014.
« Pourquoi une belle esquisse nous plaît-elle plus qu’un beau tableau ? » demande Diderot dans son Salon de 1767. Parce qu’il y a « plus de vie, moins de forme », autrement dit, que l’esquisse suggère plus qu’elle n’impose, révèle plus qu’elle ne montre. Faudrait-il rappeler ce principe propre à tout art (et peut-être davantage au cinéma) à Lars Von Trier ? Le sujet de Nymphomaniac, la vie érotique et coupable d’une dépendante sexuelle, induit forcément une certaine frontalité dans la mise en scène. Il s’agit de parler du sexe, de montrer le sexe, de faire ressentir le sexe. De ce point de vue, le film est plutôt une réussite. De façon très originale, le personnage de Joe raconte rétrospectivement son histoire, comme une scénariste metteur en scène démiurge qui ferait jaillir le déroulé du film de sa parole, suivant ses envies propres (un procédé cohérent, donc). Son récit déclenche des images à l’esthétique très léchée, souvent puissantes, qui transmettent son excitation ou sa souffrance de manière efficace au spectateur. A l’écran, on retient surtout la performance de Stacy Martin, jeune mannequin à la voix susurrante et au regard de poupée insensible, qui interprète la nymphomane des premières années.
Malheureusement, Lars Von Trier ne lésine ni sur les gros plans, ni sur le claquement des coups de fouet, comme pour pénétrer son spectateur, au risque de le lasser par des surlignages ou surimpressions à terme, trop insistants. En effet, là où le film dépasse son sujet (et paradoxalement, s’enrichit et s’appauvrit du même coup) c’est dans les multiples paraboles qu’il ouvre par l’intermédiaire du personnage de Seligman, intellectuel puceau de la soixantaine, sorte de double inversé de Joe. Chaque chapitre donne lieu à une précision, une interprétation parfois laborieuse de sa part qui, si elle amuse initialement le spectateur, finit dès le début du deuxième volume par l’agacer. C’est non seulement tout le schéma du film qui devient répétitif, mais c’est surtout son scénario qui pâtit de tous ces bavardages en plans serrés sur les visages rebutants des deux protagonistes.
Les propos du vieil homme doublent le film d’une vision théorique, métaphorique, qui loin d’élargir le regard du spectateur, l’enferme au contraire dans une succession de déclamations imposées par Lars Von Trier lui-même. De l’hypocrisie d’une société pudibonde et scandalisée pour un rien, à des argumentations prolongées sur l’humanité ou la culpabilité chrétienne, les dialogues finissent par étouffer le regard. Pourquoi ne pas s’être contenté de laisser évoluer naturellement les personnages mis en scènes avec brio dans les flash-back qui, fort heureusement, constituent la majorité du film ? A ce titre, la séquence tragi-comique de la femme trompée qui débarque avec les enfants chez la maîtresse de son mari, est une séquence magistrale. L’interprétation d’Uma Thurman sublimée en Gena Rowlands hystérique et désespérée, génère un profond malaise en suscitant le rire.
Tandis que le film fait s’alterner points de vue positifs et négatifs sur son personnage principal, sa scène finale, comme un pied de nez conclusif, fait sombrer le film entier dans un manichéisme gratuit et décevant. Les personnages jugent et interprètent à la place du spectateur, et presque rien n’est laissé au plaisir de l’herméneutique. Le film rate l’esquisse et se donne à voir tel un tableau absolument achevé, clos sur lui-même, dans lequel le spectateur a finalement peu de liberté, si ce n’est celle d’acquiescer à tous les grands discours d’un réalisateur qui semble exaspéré d’être incompris.
Et si, au fond, Nymphomaniac avait intérêt à se réduire uniquement à son premier volume ? Lars Von Trier aurait pu se contenter de réaliser un anti film d’amour à la forme originale et au propos enthousiasmant ? Une oeuvre plus dense, encore ouverte et moins moralisatrice. Joe y est plus attirante, plus émouvante, le film forcément moins répétitif et didactique à la fois.
Parfois, il faut peut-être savoir se contenter d’une esquisse…