Thomas Huchon, journaliste français, ancien correspondant au Chili et auteur de Salvador Allende, l’enquête intime (éd. Eyrolles), répond aux questions de Laurent-David Samama suite à la victoire sans surprise de la socialiste Michelle Bachelet à la présidence du Chili.
Laurent-David Samama : Avec plus de 62% des suffrages, Michelle Bachelet vient d’être élue Présidente du Chili. Ce sera son deuxième mandat. Qu’est-ce qui explique ce large succès ?
Thomas Huchon : Michelle, comme l’appellent les Chiliens, possède une forte popularité, elle est assez fédératrice. Sa campagne avait pour slogan principal « Le Chili pour tous ». Elle a gagné avec plus de 60% des suffrages, après avoir quasiment gagné dès le premier tour (47%). Désormais, elle se sait attendue par ceux qui ont voté pour elle et, au delà de ça, par tout un pays.
L.D.S. : Un bémol pourtant, la forte abstention lors de ce scrutin… Comment l’interpréter ?
T. H. : C’est le point noir de cette élection. 58% des Chiliens n’ont pas voté… C’est énorme. 7,5 millions des 13 millions d’inscrits sur les listes électorales n’ont pas voulu participer à ce moment traditionnellement important au Chili. Ce qui ne fait que 3,5 millions d’électeurs pour la nouvelle Présidente. C’est très peu. Surtout dans un pays où la politique est un sport national. C’est là la preuve du rejet massif du système politique chilien par un peuple qui refuse de participer à cette mascarade de démocratie. Il faut savoir que la constitution chilienne date de 1980, elle a été mise en place en pleine dictature par Pinochet et ses sbires… Et jamais remise en cause depuis.
L.D.S. : Bachelet a porté un ambitieux programmes de 50 réformes en 100 jours. Quelles en sont les plus emblématiques ? Ne s’agit-il pas de promesses vaines ?
T. H. : La première des mesures, c’est le changement de constitution justement. Mais la voie légale est très compliquée (Pinochet avait bien prévu son coup), et les alliés électoraux de Mme Bachelet ne sont pas d’accord sur la méthode à adopter : les communistes veulent faire table rase du texte, alors que les démocrates chrétiens et les sociaux démocrates se satisferaient d’une modification de la loi fondamentale.
Le deuxième gros chantier, c’est l’éducation gratuite et pour tous, que les étudiants appellent de leurs vœux, dans la rue, depuis plusieurs années. Le Chili est le seul pays du continent à ne disposer d’aucune université gratuite ! Il est pourtant loin d’être le plus pauvre. Mme Bachelet se sait attendue sur ces deux questions, et pourtant sa marge de manœuvre sera extrêmement réduite.
Il y a aussi deux questions de société qui ont agité les débats de campagne : le mariage gay et la question de l’avortement, qui est un crime au Chili et donc sévèrement réprimé. Sur ces deux sujets, la volonté de la nouvelle Présidente est claire et affichée. Mais ses alliés démocrates chrétiens lui laisseront-ils les coudés franches? C’est l’une des questions de cette première année de mandat. Maintenant, savoir si ces propositions sont vaines… Je préfère rappeler cet adage : les promesses n’engagent que ceux qui y croient !
L.D.S. : On le sait peu en France mais Bachelet a vécu la dictature dans sa chair, ayant elle-même fait l’objet de tortures sous le régime de Pinochet…
T. H. : Oui, Madame Bachelet a connu les centres de torture de Pinochet, en particulier la Villa Grimaldi à Santiago. Sa mère aussi. Quant à son père, le général Bachelet, il est l’un des rares militaires chiliens à avoir refusé le putsch. Il est mort torturé en prison en 1974. L’histoire personnelle de Michelle Bachelet reflète la douloureuse histoire de ce pays.
L.D.S. : Bien qu’il demeure un pays très conservateur, le Chili offre pourtant au monde le spectacle d’une démocratie qui oppose, dans les urnes, deux femmes puissantes… Est-ce là le signe d’une société qui progresse ?
T. H. : On peut le voir comme ça. Mais ce n’est pas si simple. Deux femmes pour une présidence, c’est sûr qu’on en est très loin en France ! Pour autant, l’adversaire de Mme Bachelet, Evelyn Matthei, représente ce que la droite chilienne a de plus conservateur voire réactionnaire. Catholique intégriste, proche de l’Opus Dei, farouchement néo-libérale, viscéralement opposée à l’idée même de réforme sociale ou de remise en cause des lois de la dictature, elle reste fidèle à celui qu’elle appelle encore « mon Général », le dictateur Augusto Pinochet… Donc si le Chili progresse, en effet, une partie de la population demeure hermétique au changement.
L.D.S. : Peut-on aller jusqu’à dire qu’avec cette large victoire de la candidate socialiste c’est un peu de l’esprit d’Allende qui fait son retour au Chili ?
T. H. : L’esprit d’Allende n’habite plus les socialistes Chiliens depuis longtemps. Pourtant, le Président a enfin, 40 ans après sa mort, trouvé ce qui ressemble fort à des héritiers. Camila Vallejo, Giorgio Jackson, Gabriel Boric et Karol Kariola, tous ont moins de 30 ans, tous sont issus du mouvement étudiant qui secoue le Chili depuis 2011. Tous sont sur des postures radicalement de gauche qui rappellent l’Unité Populaire d’Allende. Ils incarnent la relève, mais aussi le présent du Chili. Une chose est sûre : leurs ainés au parlement vont avoir du boulot car l’arme de ces jeunes, c’est le travail et la connaissance méticuleuse des dossiers. Espérons que leur fraîcheur, qui est un atout, leur permette de changer enfin ce pays. Le Chili en a grand besoin.