Qu’est-ce que c’est qu’un père ? Un père c’est celui qui, de son désir pour une femme – qu’ici par souci de clarté nous nommerons une mère – donne la vie. La vie ? Drôle de cadeau !
C’est gluant, la vie, poisseux et ça vous colle entre les doigts. On peine à en distinguer l’envers de l’endroit. On ne sait pas comment ça se porte. En drapé ? En bandoulière ?
Et puis, comment s’en sert-on ? Par quel bout ça se prend ?
Que de thèses, d’antithèses, de synthèses à travers les siècles ont prétendu vainement délivrer une réponse. Car elle n’est pas livrée avec la notice, la vie. Elle nous arrive en pièces détachées : et débrouillez-vous avec ça ! Non seulement c’est encombrant – il y a des jours où on ne sait pas trop où la poser ; ça ne fait pas toujours très joli sur une étagère, la vie – mais c’est bizarrement foutu, et c’est répugnant aussi lorsqu’on se prend à compter le nombre d’accidentés, d’estropiés, de grands brûlés dont il nous faut bien faire l’inventaire pour goûter un bref instant de gloire !
Mon père fut celui qui m’accompagnant au lycée en voiture par une fraîche matinée d’hiver me montra sur le pare-brise la rosée du matin ; il fut celui qui prit mon visage d’enfant entre ses mains et mêla ses larmes aux miennes lorsque ma mère eut la très mauvaise idée de disparaître pour toujours ; il fut celui qui s’évanouit pour vivre un nouvel amour, cadeau inespéré à cinquante ans révolus ; il fut celui qui exultait à mes dépens que le vieux directeur du Théâtre de Zurich nous prenne toujours pour deux frères, malgré nos trente-sept ans de différence. Deux frères nous l’étions.
Si nous cheminions bien sur la même route, nous ne chaussions pas la même pointure. Marcher avec tes pompes me faisait mal aux pieds et comme tu avançais plus vite que moi, je dus me résoudre à changer de trottoir et tu en fus meurtri ; je rectifie, nous en fûmes meurtris tous les deux.
Directeur de théâtre et de tournées théâtrales, tu le fus, et tu me l’enseignas aussi simplement que tu me désignais naguère la rosée du matin. Et si c’était cela tout simplement un père : celui qui vous apprend et vous donne un métier, celui qui vous montre les gestes les plus simples d’un savoir-faire dans le seul but qu’il ne se perde pas, qu’il lui survive.
Un métier, pour ceux qui ont la chance d’en avoir un, ce n’est pas que le moyen de se nourrir, soi et les siens. Un métier, c’est une flamme et celui qui l’exerce a cette charge de la faire danser afin qu’elle ne se perde pas. Un métier c’est ce qui nous permet de prendre part, modestement mais pleinement, à la grande aventure de l’humanité. Faisant mienne ta profession, j’ai donc choisi de mettre mes pas dans les tiens, mes fours dans tes fours, mes succès dans tes succès et, plus encore, mes rêves dans tes rêves. Tes joies me sont familières, tes angoisses et tes peines sont les miennes.
Mon cher père, la destinée a donc décidé que tu t’éteignes cependant que je suis en charge du Théâtre de l’Oeuvre, théâtre dans lequel tu me confias un jour que tu vécus tes heures les plus heureuses. Que les prochains spectacles que nous y entreprendrons, si Dieu nous y prête vie, te fassent honneur pour que tu n’aies jamais à rougir de ton fils.
La raison pour laquelle je ne te dis pas adieu, c’est que dans notre métier nous croyons aux fantômes. Et je sais que tu viendras me visiter dans cette salle du Théâtre de l’Oeuvre que tu as passionnément aimée pour me prodiguer encouragements, conseils et réprimandes.
Je t’attends. Cochon qui s’en dédit. La mort est un tigre en papier.
La vie est un souffle, paraît-il…
Mais le souffle de l’héritage de Pierre Franck ne va pas s’évanouir de sitôt.
Courage à Frédéric Franck. Qu’il ait la force de continuer à mener son excellent travail auprès du Théâtre de l’Oeuvre.
La liste de toutes les pièces mises en scène par Pierre Franck est impressionnante.
Seul trou entre 50 et 60, est-ce à ce moment qu’il devient veuf?
C’est toute une vie vouée au théâtre. Une vie généreuse. Un amour de l’art et des lieux de transmission qu’il ne pouvait que faire partager à son fils biologique et à tous ses fils spirituels.
1941 : Jeanne d’Arc de Charles Péguy
1941 : L’Annonce faite à Marie de Paul Claudel, Théâtre de l’Œuvre
1942 : La Tempête de William Shakespeare, Théâtre du Vieux-Colombier
1942 : La Ville morte de Gabriele D’Annunzio, Théâtre de l’Œuvre
1944 : La Cantate de Narcisse de Paul Valéry, Studio des Champs-Elysées
1944 : Supplément au voyage de Cook de Jean Giraudoux, Studio des Champs-Elysées
1945 : Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare, Théâtre Édouard VII
1946 : Ma vérité d’Herbert Le Porrier, Théâtre La Bruyère
1946 : Mon Faust de Paul Valéry, Théâtre de l’Œuvre
1949 : Le Héros et le soldat de George Bernard Shaw, Studio des Champs-Elysées
1950 : Léocadia de Jean Anouilh
1954 : Le Père humilié de Paul Claudel, Festival de Lyon, tournée Herbert
1961 : L’Annonce faite à Marie de Paul Claudel, Théâtre de l’Œuvre, tournée Herbert
1962 : Mon Faust de Paul Valéry, Théâtre de l’Œuvre, tournée Herbert
1963 : Ève et Line de Luigi Pirandello, Théâtre des Bouffes-Parisiens
1963 : La dame ne brûlera pas de Christopher Fry, Théâtre de l’Œuvre
1964 : Sainte Jeanne de George Bernard Shaw, Théâtre Montparnasse
1965 : Le Repos du septième jour de Paul Claudel, Théâtre de l’Œuvre
1965 : Les Justes d’Albert Camus, Théâtre de l’Œuvre, tournée Herbert-Karsenty
1965 : L’Idée fixe de Paul Valéry, Théâtre de la Michodière
1965 : La Reine morte d’Henry de Montherlant, Comédie-Française
1966 : Point H d’Yves Jamiaque, Théâtre de l’Œuvre
1967 : Chaud et froid de Fernand Crommelynck, Théâtre de l’Œuvre
1967 : Pygmalion de George Bernard Shaw, Théâtre de l’Œuvre, tournée Herbert-Karsenty
1968 : L’Amour quelquefois d’après Guy de Maupassant, Théâtre Montansier, tournée Herbert-Karsenty
1969 : La Fille de Stockholm d’Alfonso Leto, Théâtre de l’Œuvre
1969 : La vie que je t’ai donnée de Luigi Pirandello, Théâtre des Mathurins
1969 : Le Monde est ce qu’il est d’Alberto Moravia, Théâtre des Célestins Lyon et Théâtre de l’Œuvre
1970 : Amphitryon 38 de Jean Giraudoux, Festival de Bellac
1970 : Le Procès Karamazov de Diego Fabbri, Théâtre de la Michodière
1970 : L’Idée fixe de Paul Valéry, Théâtre de la Michodière
1970 : Le Soir du conquérant de Thierry Maulnier, Théâtre Hébertot
1971 : Deux Femmes pour un fantôme et La Baby-sitter de René de Obaldia, Théâtre de l’Œuvre, tournée Herbert-Karsenty
1971 : Mon Faust de Paul Valéry, Théâtre de la Michodière
1971 : Le Dieu Kurt d’Alberto Moravia, Théâtre des Célestins Lyon et Théâtre Michel
1971 : La Baby-sitter et Deux femmes pour un fantôme de René de Obaldia, Théâtre de l’Œuvre, tournée Herbert-Karsenty
1972 : Le Faiseur de Honoré de Balzac, théâtre Montansier Versailles, tournée Herbert-Karsenty
1972 : Cantique des cantiques de Jean Giraudoux, Festival de Bellac
1972 : L’Ouvre-boîte de Félicien Marceau, Théâtre de l’Œuvre
1973 : Le Lion en hiver de James Goldman, Théâtre de l’Œuvre
1973 : Sainte Jeanne de George Bernard Shaw, Théâtre des Célestins
1973 : L’Homme en question de Félicien Marceau, Théâtre de l’Atelier
1974 : Monsieur Teste de Paul Valéry, Comédie-Française au Petit Odéon
1974 : Et à la fin était le Bang de René de Obaldia, Théâtre de l’Atelier
1977 : Le Faiseur de Honoré de Balzac, Théâtre de l’Atelier
1978 : La Mouette d’Anton Tchekhov, Théâtre de l’Atelier
1978 : La Plus Gentille de Romain Bouteille, Théâtre de l’Atelier
1979 : Siegfried 78 de François-Régis Bastide, Théâtre de l’Atelier
1982 : Électre de Jean Giraudoux, Arènes de Cimiez, Théâtre Montansier
1983 : L’amour tue ! de Vladimir Volkoff, Théâtre de l’Atelier
1987 : Mon Faust de Paul Valéry, Théâtre du Rond-Point
1989 : L’Avare de Molière, Théâtre de l’Atelier
1993 : Les Passions de Germaine Staël de Germaine de Staël, Théâtre de l’Atelier
1993 : Le Mal court de Jacques Audiberti, Théâtre de l’Atelier
1995 : Le Journal d’Anne Frank, théâtre des Célestins, Théâtre Hébertot
1997 : La Panne de Friedrich Dürrenmatt, Théâtre de l’Atelier
1998 : Ardèle ou la Marguerite de Jean Anouilh, Théâtre de l’Atelier
J’ai été troublée par l’une de ses mises en scène à la comédie française.
C’est une vie qui s’en va mais qui n’aura pas été vaine.
Superbe hommage d’un fils à un père…
Pierre Franck le méritait.
Le passage des larmes du père et du fils qui se mêlent, m’en a arraché à moi, des larmes.
Texte triste et beau, qui nous apprend beaucoup sur deux grands hommes de théâtre.
Poignant texte…
Mercredi et jeudi d’une incroyable tristesse.