« Ils ont une nature sauvage, frénétique, instinctive ; la passion dominante de tous les fils de Jacob est une faim irrésistible de sang humain ». Pour un Chrétien du quatorzième siècle, le sang, la soif de sang est le vice fondamental des Juifs, mais le bûcher pour l’accusation de meurtre rituel brûlait déjà depuis le début du millénaire. On disait que les Juifs avaient crucifié et saigné un enfant. « On disait », les racontars étaient déjà en vogue à l’époque, plus fort que n’importe quelle réalité, et vérité, se nourrissant de fantaisies et d’obsessions, ils n’avaient pas de rivaux et le sang colorait et exagérait tout. Le Pape Innocent IV disculpa en vain les Juifs de l’accusation de meurtre rituel, l’odeur du sang excitait les âmes à un point tel qu’aujourd’hui encore, en Espagne, on en respire une dernière brise en célébrant le Santo Nino de La Guardia, un enfant à qui les Juifs auraient arraché le cœur pour le dévorer et boire tout son sang. D’ailleurs en 1946, dans la Pologne libérée où des millions de Juifs furent gazés par les nazis, puisqu’on disait qu’un enfant chrétien, etc., la population de Kielce s’était rendue dans le quartier juif et avait, dans l’indifférence générale des forces de l’ordre, lynché quarante Juifs et blessé quatre-vingt. Ils faisaient partie des derniers survivants.
Il semblerait, dans l’imaginaire collectif, que le Juif soit indissolublement lié au sang. Et pourtant le sang est un des tabous de la religion juive qui en interdit le contact. Le sang humain ne doit pas être versé en vain, jamais. Même dans la Kashrout (ensemble de règles alimentaires) l’animal abattu doit être saigné. Et, pendant ses règles, la femme ne peut avoir de relations sexuelles avec son mari. Comment interpréter, alors, la fantaisie du meurtre rituel juif ? Les Juifs sont-ils insatiables du sang d’un Dieu en évitant, par opportunité, de le reconnaître ? Ou bien, non contents de l’avoir déjà tué une fois, remplis d’orgueil et superstitieux, ils doivent le tuer au moins une fois par an pour éviter qu’il ne revienne les tourmenter ? Les fantaisies que ces persécuteurs attribuent à l’autre sont tellement nombreuses. Toujours est-il que depuis la Crucifixion du Christ, le sang n’a cessé de couler sur la tête des Juifs et le premier, parmi les grands exterminateurs, fut un empereur romain, le plus cultivé et le plus doux de tous : Adrien. Israël devint une mare de sang, six cent mille Juifs furent passés au fil de l’épée. C’est ainsi que débuta la diaspora qui porta le peuple dans des terres lointaines qu’ils ont cultivées, grâce à leur obstination, devant faire face à mille difficultés et lutter contre l’hostilité. Ils pratiquent leur religion, leurs coutumes, ils sont différents mais démontrent, en même temps, une grande capacité d’adaptation aux lieux où ils vivent. C’est un peuple à la structure mobile, qui inspire la peur : si l’autre n’est pas accepté en tant que tel, il incarne toutes les peurs et les craintes dont il s’est affligé. Et qui mieux que le Juif pouvait avoir cette fonction au sein de la société médiévale, dominée par le péché et, par conséquent, en conflit permanent avec sa propre chair ? Mais ce n’est pas tout, loin de là. Le Juif avait tué le Christ en chair et en sang, mais combien de fois les Chrétiens l’avaient-il tué, puisque le Christ a dit qu’il s’incarnait en chaque homme qui a subi un tort ? Du fait de leurs innombrables péchés, les Chrétiens se sentaient eux aussi déicides. Comment accepter d’être déicide et non plus disciples de ce Verbe, fondement de leur identité ? Il fallait reverser tout le mal sur les Juifs, pour l’éloigner de soi, avec l’illusion de s’en croire immunisé.
L’église avait, toutefois, préparé un remède : le péché originel des Juifs, le déicide, pouvait disparaître miraculeusement avec le baptême qui les convertissait en Chrétiens. Il existait cependant une difficulté : les Juifs étaient farouchement attachés à leur religion et, en dépit des avantages sociaux qu’une abjuration pouvait procurer, la plus grande partie refusait de se convertir. Les Chrétiens en furent indignés. Si les Pères de l’Église enseignent que l’Évangile est ce qui a été conçu de plus haut et de plus sublime jusqu’à présent et que son appel est irrésistible, qu’il enflamme les cœurs les plus durs, ce discours signifie implicitement que les personnes non animées du désir de se convertir, sourdes à l’amour du Christ au point de l’avoir crucifié, sont impies. Et si elles sont impies, les tolérer est un péché, il faut donc les convertir de force. C’est ce raisonnement qui fut à l’origine de la politique des conversions forcées et qui, contre toute attente de la part des deux parties, se révèlera non seulement un remède inefficace pour guérir de l’antijudaïsme, mais le fera même exploser dans toute sa violence.
Les conversions forcées sont nées dans l’équivoque et le doute le plus affreux. Dans l’Espagne wisigothe, avant la conquête mauresque en 711, les Juifs furent d’abord convertis par force avant que soient promulguée toute une série de dispositions pour les séparer des Chrétiens. Plusieurs siècles plus tard, dans le sud de l’Italie, les convertis de force furent considérés comme des « Neofiti (Néophytes) » ou « Mercanti (Marchands)». Et l’on pourrait citer d’autres exemples démontrant que les remèdes adoptés pour lutter contre l’hostilité envers les Juifs ont suscité une plus grande animosité à leur égard, ressentiment qui explosera au quatorzième et quinzième siècle. À cette époque, la communauté juive espagnole était la plus nombreuse et la plus puissante d’Europe. Plusieurs conseillers royaux des royaumes de Castille et d’Aragon étaient juifs. Mais la situation changea soudainement lorsque l’Espagne lança le processus de réunification interne. Un pogrom sanguinaire détruisit toutes les communautés espagnoles en 1391. De très nombreux Juifs furent obligés de se convertir, sous peine de mourir séance tenante. Et cela continua tout le siècle suivant : dévastations, conversions forcées et, enfin, en 1492, l’expulsion définitive des derniers Juifs encore présents. La politique adoptée par l’Espagne semblait avoir porté ses fruits, le mal avait été vaincu, la thérapie avait fonctionné : la moitié des Juifs s’était convertie, les autres s’étaient exilés. On pensait que toute la haine que leur présence provoquait aurait disparu une fois qu’ils seraient partis et que tout le monde se serait senti meilleur. Au lieu de cela, le phénomène du marranisme, le crypto-juif, fit curieusement son apparition : quelques Juifs continuaient de pratiquer en cachète l’ancienne religion de leurs pères, en contournant les lois, pour se moquer du Christ lui-même. Mais qui inquiéta vraiment au-delà de toute mesure, qui aiguisa les griffes de l’Inquisition et peupla de cauchemars le sommeil d’Isabelle ? Pendant toute la première moitié du XVème siècle, l’intégration des nouveaux Chrétiens s’est effectuée rapidement, carrières universitaires, ecclésiastiques, professions libérales, rien ne leur était interdit. Mais bien vite la haine, justement parce qu’elle avait disparu, devint invincible. Poussé par le bas clergé et privé du spectacle de voir les Juifs dans une condition pire que la leur, le bas peuple lança l’offensive. Il ne se résignait pas aux succès que la condition de nouveaux Chrétiens avaient procuré. Il leur enviait leur extraordinaire mobilité, exprimée dès qu’ils ont eu les moyens de le faire. On admire, on envie, on rivalise ou on tue. De nombreux cadavres de « conversos » commencèrent à s’entasser dans les rues. Les « conversos » étaient des déicides qui avaient revêtu l’aspect de braves Chrétiens, un affront encore pire. Le Christ avait été de nouveau crucifié. Que faire ? Comment réparer cette fatale erreur comprometant la bonne réputation de l’Espagne toute entière qui, lors d’un élan de générosité, avait permis aux Juifs de devenir chrétiens ? Comment détruire le danger provenant de la souche maudite qui, introduite au cœur du christianisme, complotait pour la supplanter ? Il fallait alors mieux garder les Juifs et les contrôler par une série de mesures plutôt que de les faire entrer, habillés en Chrétiens, par la porte principale, comme si, au lieu de le tuer, ils avaient aimé Jésus. Il fallait remédier au péché et les enfermer définitivement avec quelque chose dont ils ne pourraient plus se débarrasser. Mais comment les dégrader s’ils avaient été baptisés, et souvent les Juifs démontraient être de très bons Chrétiens ? On ne pouvait pas les persécuter pour leur foi, il fallait trouver quelque chose d’inattaquable, quelque chose qui ne prêtait ni à discussion, ni à interprétation, quelque chose qui les clouait définitivement à leur faute : cette chose c’était le sang.
Le sang : depuis que, au moment de la condamnation et de la crucifixion du Christ, les Évangiles évoquèrent le cri avec lequel les Juifs permirent, dans un orgueil outrancier, que le sang du Messie descende sur eux pendant des siècles, ce sang pouvait devenir leur malédiction éternelle, une malédiction qui dépasserait toute bénédiction future, toute conversion et tout baptême. Les Espagnols déclarèrent avec beaucoup d’audace qu’il n’existait pas d’eau baptismale capable de laver le sang du Christ versé par les déicides et ils ordonnèrent à tous les sujets de présenter leur sang aux autorités qui, elles aussi, ont été contraintes de se soumettre à ce rituel. Le sang était lié au nom du père, mais aussi au nom de la mère. Les citoyens durent donc présenter leur arbre généalogique pour être innocentés de ce qui est devenu le vrai péché originel, impardonnable jusqu’à la fin des temps. Il suffisait qu’un parent lointain soit soupçonné de judaïsme, le tristement célèbre « faetor ebraicus », pour que toute sa descendance soit incriminée. Et il y eu de nombreuses surprises : des nobles espagnols qui présentèrent des documents pour obtenir des charges, peut-être des charges d’inquisiteurs, se retrouvèrent tout d’un coup de l’autre côté, dans le rôle des réprouvés, en raison d’une grand-tante mariée avec un Juif ou présumé tel. L’aveuglement espagnol se répandait, le même aveuglement qui, des années plus tard, leur a fait croire que les Indios n’avaient pas d’âme et qu’ils pouvaient donc être brûlés vifs, simplement pour les purifier un peu.
Qui organisait la persécution ? Les gouvernants espagnols. Tolède fut la première ville à approuver en 1449 les statuts de la « pureté du sang » qui ont été, par la suite, étendus à toute l’Espagne. Les « conversos » étaient impurs, ils ont un sang impur en raison de leur origine juive qui ne peut s’effacer. Ils ne pouvaient qu’accéder aux métiers les plus dégradants, métiers qui convenaient à leur nature. Le clergé s’est tout d’abord opposé à cela. Le Pape Nicolas V est intervenu en disant que le christianisme ne faisait pas de distinction, « non est distinctio Judaei et Graeci », mais l’avancée des Statuts fut, quoi qu’il en soit, irrésistible. Les « conversos » sont « maculados » « tachés » ils ont une « tache », « macula », dans le sang. Ils sont « impurs », « impuros ». Un célèbre portugais, Vincente da Costa Mattos, a dit : « Pouco sangue Iudeo he bastante a destruyr o mundo » [Peu de sang juif est suffisant pour détruire le monde]. Et le noble chrétien Don Lope de Vera, de la ville de San Clemente dans la Manche, fut brûlé sur le bûcher lorsque l’on découvrit que sa nourrice qui l’avait allaité était une ancienne convertie « de sangre infecta ». Et si nous trouvons dans la bibliographie de l’empereur Charles Quint : « Unique est le Seigneur de tous (..) mais qui peut cependant nier qu’il reste et persiste dans les descendants des Juifs l’inclinaison méchante de leur ancienne ingratitude, exactement comme l’inséparable négritude persiste parmi les noirs ? (…). De même, il ne suffit pas à un Juif d’être trois-quarts aristocrate ou vieux chrétien, car une seule lignée familiale (seule une race) le contamine et le corrompt. »
Le Nouvel Évangile, avec lequel on se rachète du sang du Christ, a été écrit. Le mal dans le Juif ne disparaît pas avec la conversion, il est dans son sang, il fait partie de sa nature. Ils sont méchants et c’est pour cela qu’ils ont tué le Christ. Tout s’explique maintenant, il n’y a pas de rédemption pour les Juifs, le cercle de la paranoïa se referme.
Qu’est-ce que l’on n’accepte pas des Juifs ? Qu’est-ce qui est à l’origine de l’antisémitisme ? L’errance, la grande invention juive. La Torah, que le Juif a toujours sur lui « comme une patrie portative », est à la base de l’errance, pas celle réaliste des nomades, mais l’insaisissabilité de l’être. Ne pouvant s’enraciner nulle part, le Juif dépasse les frontières et irrite les autochtones. En dépit de tout ses efforts, rien n’est jamais définitif pour lui. La terre reste toujours une promesse qui, même si elle est conquise, ne revêt jamais le statut de terre ferme. Le Juif est toujours en mouvement à travers les nations en poursuivant un au-delà qui n’est pas représentable. Il ne se hasarde pas à une interprétation unique et définitive du texte biblique, c’est à chacun de choisir sa voie, d’avoir une vision utile à son chemin. Mettre l’accent sur le sang, dans sa génétique concrète et dans sa clarté, signifie la négation de toute transcendance. Ce sang établit tout, si celui des Juifs est impur, il doit être éliminé, il ne doit pas être porteur de germes. On l’élimine en évitant qu’il soit versé, car une fois versé il pouvait infecter la terre aryenne. On préférait gazer et brûler les Juifs pour que le sang ne sorte pas. Plus qu’un massacre, ce fut une désinfection. Les femmes juives furent rarement touchées, alors que, lorsqu’ils conquirent l’Allemagne en 1945, les soldats russes violèrent sans aucune difficulté toutes les Allemandes qu’ils croisaient.
Espagnols et Allemands, inquisiteurs et SS, quelle trame unit ces deux peuples ? Lors d’une conférence intitulée « Assimilation et antisémitisme racial : les modèles ibérique et allemand », l’historien américain Yerushalmi, a soutenu que dans les deux cas, le Juif devient une menace incontrôlable lorsqu’il cherche à s’intégrer et qu’il est donc nécessaire de l’isoler, de le ficher. Compliqués, tourmentés, remplis de religieux et de charnalité, les Espagnols tentèrent d’exorciser leurs fantômes. Ils convertirent de force les Juifs pour les river ensuite à leur origine. Ils oscillaient entre la condamnation et le pardon. Il y eut des bûchers, des expulsions, des absolutions mais de manière irrégulière et, à la fin, ils se calmèrent. Pour les nazis, en revanche, l’existence même de ce peuple constituait un crime et ils poursuivirent scrupuleusement son élimination totale. Un sadisme qui se présentait comme une nouvelle religion universelle. On ne tuait pas des hommes parce que c’étaient des hommes, peu importait ce qu’ils faisaient ou ce à quoi ils croyaient, on voulait anéantir leur façon d’être. L’ordre tacite adressé à certains Juifs allemands d’être allemand lorsque l’on sort de chez soi et d’être juif lorsque l’on est chez soi, n’a pas servi à grand-chose. Ils ne pouvaient pas mettre de masque pour se cacher, c’était le sang qui faisait autorité, il suffisait d’une goutte transmise par un lointain aïeul pour décider du sort d’un individu.
Ce n’est pas le mépris qui suscite les persécutions mais la haine, l’intolérance de voir son propre idéal incarné dans d’autres personnes. Les Allemands voulaient dominer le monde et ils se déchainèrent contre eux « pour qui une frontière ne signifiait presque rien ». Les Allemands aussi voulaient être les élus mais ils sentaient que « rien ne les destinait à ce statut ». C’est pour cela qu’ils forcèrent plus d’une fois l’Histoire. Mais cela ne servit à rien, ils craignaient d’être raillés par ce peuple qui, déraciné, avait planté ses racines dans le ciel, élu pour consacrer un petit morceau de terre, autrefois promise, où il serait tôt ou tard revenu.
Une analyse tres fine et tres interessante. Une question pour l’auteure: est-ce que vous pensez que ce lien fait entre les juifs et le sang peut egalement trouver son origine dans la bible ou les hebreux en Egypte, ont ete epargne d’une des dix plaies (la mort des premiers nees) en demarquant leurs maisons par une croix faite avec du sang d’agneau ? Ce qui les a sauve bibliquement, les a condamne historiquement.
cordialement,