1956, une image : Patrice Chéreau, dans la cour du Lycée Montaigne, une longue mèche sur son jeune front, seul, ne se mêlant pas aux autres. Nous avons dix ans. Nous sommes dans la même classe, en 6ème. Et je me lie d’amitié avec ce garçon silencieux, réservé et dont le caractère solitaire m’intrigue.

2013, je viens d’assister, à Aix en Provence, à sa dernière création, Elecktra, sa direction d’acteurs est, comme toujours, d’une précision et d’une véracité inouïes. Richard Peduzzi, son complice de toujours, a embelli la scène de décors qui font ressortir la beauté des voix et de la musique. C’est un triomphe. Nous nous retrouvons à la sortie, il est en sueur, le regard vif, heureux du succès. Je le sais malade. Nous nous embrassons et bavardons un moment. Nous fixons un rendez-vous pour la rentrée, pour la lecture qu’il devait faire prochainement.

Entre ces deux dates, 57 ans d’une longue, très longue amitié se sont écoulés. Nous ne pouvions savoir, écoliers dans la même classe du lycée Montaigne à Paris, que les hasards de la vie nous conduiraient à nous côtoyer professionnellement, une grande partie de ce parcours.

Lui, très tôt, s’intéressait au théâtre, moi, à la lecture, et, sur ce terrain, nous étions d’accord.

On connaît la suite de sa carrière, au lycée Louis-le-Grand où nous poursuivons nos études, il se lance dans son atelier de théâtre et, très vite, nous venons voir ce qu’il fait, participons à des spectacles et comprenons qu’il a trouvé sa voie alors que nous cherchons encore la nôtre.

En 1966, il prend la direction du Théâtre de Sartrouville. Patrice et moi nous sommes retrouvés depuis cette époque et j’ai assisté à presque tous ses spectacles : Les Soldats de Lenz, en 1967, L’affaire de la rue de Lourcine, d’Eugène Labiche, en 1966, surtout, où déjà il s’impose. En 1969, il intègre le Piccolo Teatro à Milan, où il apprend, avec Georgio Strehler, le travail de mise en scène et une autre lecture des textes. Puis, il rejoint Rocher Planchon, à Lyon.

Je suis de loin son travail, qui le fait remarquer sur toutes les scènes européennes.

Les images que je garde de ce camarade d’école sont restées quasiment les mêmes jusqu’à la fin : curieux, attentif, décidé, tranchant, toujours en éveil et au travail, poursuivant sa route quoi qu’il arrive et sachant tirer de chacun ce dont il avait besoin. Il était, en même temps, un ami fidèle et profondément humain. Son exigence vis-à-vis des autres n’était compréhensible que par l’exigence qu’il s’imposait à lui-même et à ses acteurs. Cela rendait parfois le dialogue rugueux, mais c’était toujours pour une bonne cause. D’ailleurs, sur l’essentiel, la politique comme la culture, nous étions totalement en phase.

Je l’ai vraiment retrouvé, après avoir moi-même poursuivi mes études et débuté ma vie professionnelle, lorsqu’il a présenté, en 1973, La Dispute, de Marivaux, au Théâtre de la Gaité Lyrique, et, après ces années de séparation, j’étais sidéré de la progression et de l’audace de sa mise en scène. Comme toujours, les jeunes acteurs donnaient d’eux-mêmes un tout autre spectacle que celui auquel nous étions habitués, criant de chair et de vérité. Comme toujours, la mise en scène et les décors rompaient avec la tradition : déjà des blocs entre lesquels se faufilaient des jeunes gens, à la recherche d’eux-mêmes et de leurs amours naissantes.

Je n’ai manqué depuis aucun de ses spectacles, ni aucun de ses films. Mais lorsque commença l’aventure d’ARTE nous pûmes engager une véritable collaboration.

Je l’avais suivi à Nanterre, où il avait magistralement fait connaître Koltès, à l’Odéon, lorsqu’il interprétait Richard II et à bien d’autres occasions et je lui proposais de donner, grâce à la télévision, une diffusion plus large à cette création. C’est le seul metteur en scène auquel j’ai dit : « Patrice, tu peux venir quand tu veux, me proposer ce que tu veux, ce sera toujours oui ». Cette confiance lui faisait plaisir et lui donnait une sécurité. Cela a permis aux téléspectateurs de pouvoir bénéficier de tous ses spectacles et de tous ses films et de le voir travailler avec ses acteurs. J’ai en particulier gardé le souvenir d’un magnifique travail accompli avec Pascal Greggory pour les répétitions de dans La solitude des champs de coton de Koltès ou avec les élèves du Conservatoire d’Art dramatique à Ivry, sur les tragédies de Shakespeare.

Un jour, je lui ai fixé un rendez-vous dans un café. Il m’apporta deux livres de Kureishi, « Lis ça », dit-il « je voudrais en faire un film », ce fut Intimité, qu’il voulait tourner en Angleterre. Film magnifique sur la passion charnelle. Une autre fois, découragé par les difficultés qu’il éprouvait à monter le film sur le dernier amour de Napoléon avec Al Pacino, Pierre Chevalier et moi lui proposons de mettre à profit ce temps pour tourner, en quelques mois, un film qui deviendra Son Frère, avec Bruno Todeschini et Eric Caravaca. Ce fut un film bouleversant sur la maladie et la mort et c’est dans ce même hôpital qu’il se fit opérer récemment par le chirurgien qui avait joué dans le film. Patrice Chéreau avait demandé d’avoir la chambre qui avait servi pour le tournage du film. Ultime souci de la mise en scène…

Son Frère, que Daniel Toscan du Plantier avait tenu à voir lors du Festival de Berlin, avant de rentrer à Paris. Je rentrai le lendemain matin, Daniel resta pour le film. Il s’écroulera raide mort à la sortie.

La liste serait longue des opéras, des films, des pièces de théâtre qui ont jalonné cette fructueuse et riche collaboration. Elle s’est enrichie beaucoup pendant quelques années, grâce à Stéphane Lissner qui dirigeait le Festival d’Aix et Daniel Barenboïm, la Staatskapelle de Berlin.

Puis, tous les deux se sont retrouvés à la Scala de Milan et le travail a continué. Toujours Stéphane Lissner, Patrice Chéreau et Daniel Barenboïm réfléchissaient aux projets de mise en scène puis, nous en discutions ensemble avec Gabrielle Babin, alors Responsable des Spectacles sur ARTE, pour étudier les modalités de retransmission.

J’ai le souvenir en particulier de l’enregistrement magistral de La maison des morts de Janacek, donné à Aix en 2007 et qui fut sans nul doute l’une de ses plus belles créations.

Plus récemment, à mon grand regret je n’ai pu enregistrer le parcours incroyable qu’il organisa avec Waltraud Maier, dans la Grande Galerie du Louvre, lorsque Henri Loyrette lui offrit des espaces du musée pour y déployer son talent. Incroyable Patrice qui, de la peinture à la musique, du théâtre au cinéma, était capable d’utiliser ses acteurs pour fondre un sens artistique aux joies des tragédies humaines !

Sa mort m’a bouleversé. Je ne m’y attendais pas. Un sms envoyé par ma fille pour me dire qu’elle pensait à moi parce que je devais être triste… je ne savais pas de quoi elle me parlait. Je l’ai su quelques minutes plus tard, et je pleure avec lui la disparition d’un immense talent et d’un grand ami.

7 Commentaires

  1. Merci de vos réponses ,Patrice était un immense talent et un rayon de lumière pour les spectateurs et tous ceux avec qui il a travaillé.Je n’en ai connu que très peu comme lui,a part Daniel Barenboim ,son patenaire d’ailleurs….

  2. Merci de votre message qui me fait plaisir.Je suis dans la peine …..
    Je vous apprécie beaucoup,j’aime vous écouter .Ça ne doit pas être facile pour vous en ce moment,tenez bon.Il n’y a que la durée et la ténacité et les convictions qui comptent…je serai content de parler de tout cela avec vous un jour.Et de Patrice,bien sur.Aviez vous vu le documentaire sur son travail avec Pascal Gregory pour « la solitude des champs de coton »?.Quelle intelligence….a bientôt j’espère
    JC

  3. Très bel hommage, Jérôme Clément. Merci d’exprimer l’émotion que nous éprouvons avec vous pour quelqu’un qui incarne cette génération qui a contribué à faire pivoter le théâtre du XXème siècle et d’aujourd’hui vers des horizons plus ouverts et magnifiquement incertains. Arte a pris sa part dans cette ouverture.

  4. Merci Jérome Clément pour ce texte.
    Ca ne m’étonne pas qu’il ait été remarquable dès l’école.
    Des talents comme ça peuvent s’améliorer avec le temps, mails ils sont forcément innés….

  5. Il a offret à Adjani, à Gregorry et à tant d’autres leurs plus beaux rôles. Un grand homme.

  6. Que vous avez bien fait de prendre la décision de toujours diffuser ses créations!!!
    Habitant à Digne les bains, c’est grâce à Arte que j’ai connu et pu suivre ses mises en scène.
    Bonsoir à monsieur Chéreau et merci à monsieur Clément.