Une année a passé depuis le tournage des dernières images de Doutes à Venise. Venise, encore, été 2013. Biennale d’art. Anri Sala représente la France avec ses installations vidéo, Ravel Ravel Unravel. Salle centrale du Pavillon allemand (échange standard de leurs lieux d’exposition entre les deux pays fondateurs de l’Europe). Deux écrans, l’un au-dessus de l’autre, légèrement décalés. Gros plan de claviers de piano, mains gauches en mouvement, mains droites immobiles, interprétations du même morceau. Ce que je vois : le rythme propre à ces deux mains, croyant tout d’abord que ce sont deux prises d’un seul et unique musicien. Déformation sans doute, de celui ou celle qui a tourné et monté des images de cinéma. Puis l’œil s’attarde sur les détails, la peau, la cambrure des doigts, leur agilité, leur rigidité parfois, une cicatrice à l’articulation de l’index sur l’image du bas que je ne retrouve pas sur celle du haut. Le concerto, en prenant des proportions symphoniques, oblige le regard autant que le close up. Deux pianistes donc, et leurs nuances de jeu.
Le travail d’Anri Sala me renvoie irrépressiblement à mon film, désormais achevé, et à cette volonté de surprendre, au travers de chaque plan, les détails les plus infimes, les expressions naissantes d’un visage, celles qui accèdent à leur plénitude, ou celles au contraire qui se trouvent réprimées ; les attitudes aussi, corps qui se déplacent, corps à l’arrêt, corps qui suspendent leurs élans, corps qui se frôlent ou s’évitent. La musique de Ravel, ainsi envisagée et confrontée à la technique et la personnalité de deux musiciens, me ramène à cette façon dont j’ai voulu concevoir les sons et les dialogues dans toute la phase de post-production de Doutes. Précisément comme une matière mélodique. Gestuelle et regards en une forme de chorégraphie. Et parole, tonalités, textures des voix de Lara, Suliane, Benjamin et Christophe, composant tantôt une musique de chambre, tantôt une pièce pour piano et violoncelle, ou piano et violon, tantôt une pièce pour instrument solo. Dans le film, on trouve ces conversations à quatre ou à trois, ces dialogues entre deux personnages, mais aussi les monologues. Chacun des acteurs, avec son timbre particulier, sa tonalité, son phrasé, sa diction, ses silences, ses pauses, joue une partition.
Plongée dans ces pensées rétrospectives, je m’arrête à la sortie du Pavillon français, prêté par l’Allemagne, pour jeter un œil sur le cartel de présentation de l’œuvre de l’artiste d’origine albanaise. Je préfère toujours découvrir les explications et les rationalisations en toute dernière instance, m’offrant ainsi une microscopique illusion de liberté.
Ravel Ravel Unravel. C’est le titre. Nom du compositeur, puis «emmêler» et «démêler» en Anglais, nous dit-on. Mise en abîme et ironie pour moi : ici, dans ma Sérénissime, ville de toutes les introspections, dans une salle obscure de surcroît, je me suis laissée aller à enchevêtrer mes réflexions à celles d’un plasticien qui propose de nouer et dénouer les sens, les interprétations, les images, les sons.
Autre mélange auquel je m’abandonne, le souvenir des séquences muettes tournées ici (elles interviennent à la toute fin du film), dans le dédale vénitien, avec Christophe, Benjamin et Lara, à l’été 2012 qui se superpose à mes déambulations un an plus tard dans les mêmes ruelles désertes et à nos traversées nostalgiques des mêmes campi. Pour l’occasion, j’avais acquis une caméra Panasonic semi-pro. Depuis l’écriture du scénario, je savais quelle musique je souhaitais sur ces ultimes images de Doutes : une chanson de Bruno Lauzi, Ritornerai, entendue dans La messe est finie de Nanni Moretti, et en suivant les comédiens d’un lieu à un autre, j’entendais la ritournelle italienne qui donnait son rythme à ce finale. J’entendais aussi le monologue de Chris, évoquant cette géographie de la ville qui est en réalité ma géographie intime, chargée de quarante années de mémoire et de vie ici. Ghetto, Zattere, San Giovanni Bragora, San Giovani et Paolo, Hôpital civil, le campo San Polo avec son cinéma en plein-air, chaque été, la plage de l’Excelsior au Lido, centre névralgique de la Mostra du cinéma où, enfant, j’ai croisé Marco Ferreri, Louis Malle, Burt Lancaster, où j’ai aussi manqué Pasolini, Visconti, Toshiro Mifune, Vittorio Gassmann…
Devant le cartel de l’exposition, je me rends compte à quel point cette excursion dans les jardins de la Biennale et plus particulièrement cette œuvre qui représente la France, entrent en résonnance avec mon travail qui est maintenant terminé et qui, d’une certaine façon, ne m’appartient plus. La mélancolie s’est installée en moi pendant cette visite. Le panneau devant mes yeux détaille les soutiens au travail de l’artiste, le commissariat de l’exposition, tous les intervenants à la production et la réalisation du projet. Là, un nom se détache, comme en surbrillance. L’homme qui a tenu la caméra pour Anri Sala, celui qui a filmé les mains et les claviers, c’est Lazare Pedron. Le chef- opérateur de Doutes.
J’ai vu cette oeuvre à la Biennale, trois fois. Et je me suis en allé parce qu’il fallait bien partager mon temps avec les autres artistes… mais j’aurais pu rester encore des heures tellement j’étais fasciné, pris, captivé par cette installation. Jamais je n’ai entendu un tel rendu sonore, les interprétations sont fabuleuses et ce « double » Ravel est musicalement incroyable… Le travail de Sala est juste sublime, c’est comme si j’avais ressenti une émotion filmique, artistique nouvelle, encore inconnue. C’est là où l’on peut saluer le travail de l’artiste, d’ouvrir un nouveau territoire en nous-même. Je ne suis jamais revenu de ce voyage. Courez à Venise!!!