Le journal d’un accrochage de Tancrède Hertzog (texte) et Yann Revol (photo) raconte la veille du vernissage de l’exposition « Les aventures de la vérité ».
Un accrochage tel que celui des Aventures de la Vérité est en soi une aventure.
Toute exposition est une entreprise délicate et complexe à mettre en place ; en quelques jours à peine un travail de plusieurs années doit prendre forme et vie. C’est une entreprise qui tient à la fois de l’art du montage d’un film (il faut que les séquences s’enchaînent parfaitement, soigner les temps forts et ménager des transitions), de l’écriture d’un roman (il faut que les œuvres racontent une histoire, qu’elles s’articulent pour rendre visible une progression) et de celui de l’architecte (il faut tenir compte du jeu des proportions, des formats et des couleurs) pour composer cet art au service de l’art qu’est une muséographie réussie.
L’accrochage des œuvres des Aventures de la Vérité est désormais terminé. Ce fut une vraie (et belle) aventure à plusieurs égards.
En moins de dix jours près de cent soixante œuvres, de toutes époques, de tous formats et de tous genres (sculptures, peintures, dessins, gravures, photographies, installations et même un mannequin de mode recouvert d’une toile) ont trouvé leur place sur les cimaises de la Fondation Maeght, qui n’avait jamais accueilli, il faut le rappeler, d’œuvres du XVe ou du XVIIe siècle.
Tout tenait du casse-tête, et tout ou presque était une nouveauté en ces lieux. Le temps imparti notamment, très court, car une autre exposition occupait encore les salles de la Fondation le soir du 16 juin. Et, surtout, ce qui a fait de cet accrochage une véritable aventure et une course contre la montre, le nombre de personnes qui l’ont réalisé. Un peu plus d’une semaine pour accrocher des œuvres de toute provenance avec une équipe d’une quinzaine de techniciens tout au plus, qui n’ont pas compté leurs heures pour donner vie à une exposition que seule une grande institution publique aurait normalement été capable de réaliser, en mobilisant une équipe au moins deux fois plus nombreuse. Il ne faut pas oublier non plus tout le travail accompli en amont, toute la logistique qui a permis que les œuvres soient là en temps et en heure. Là encore, cette tâche fut réalisée par une toute petite équipe (trois ou quatre personnes), au vu du nombre de demandes de prêt (cent soixante œuvres venant d’un peu partout, c’est le genre d’exposition qui se fait d’habitude au Grand Palais), au premier rang desquelles Cathy Cordova, qui, pendant huit mois, a géré avec patience et efficacité tous les dossiers – tout en s’occupant d’autres expositions.
Quand il s’agit d’exposer un seul et même artiste, de faire ce que l’on appelle une monographie, pas de problème : les œuvres ont souvent les mêmes caractéristiques techniques, elles datent évidemment de la même période (ce qui uniformise les exigences de conservation) et elles proviennent la plupart du temps du même endroit (la logistique nécessaire à leur acheminement s’en trouve considérablement simplifiée).
Ici, pratiquement chacune des œuvres exposées a été réalisée par un artiste différent. Presque toutes ont également des provenances différentes, en France ou à l’étranger. Ce furent plus de quarante prêteurs à gérer, avec chacun leurs exigences ; des musées d’abord : du musée des Beaux-Arts de Besançon qui a prêté un Cranach au musée Correr de Venise qui s’est défait de la Pietà de Cosmè Tura en passant par le musée d’Israël à Jérusalem qui a fourni pas moins de treize pièces de ses collections si rarement exposées à l’étranger ; de grandes galeries d’art moderne : celles de Marcel Fleiss, de Daniel Templon, Jérôme de Noirmont et Pierre et Marianne Nahon ; des artistes, qui ont prêté leurs créations (sans oublier Pierre et Gilles, Kiefer ou Barceló qui se sont mis au travail pour créer des œuvres spécialement pour l’occasion) et, bien sûr, des collectionneurs privés. Au sein de cette dernière catégorie, il y a ceux qui ont préféré garder l’anonymat et dont il faut taire ici le nom, ceux qui ne prêtent que très rarement et ont bien voulu se défaire provisoirement d’un de leurs précieux trésors et d’autres encore qui sont de véritables passionnés, qui ne collectionnent le plus souvent qu’un seul et même artiste ou un seul «moment», une seule mouvance de l’histoire de l’art : ceux-là sont les plus attachants, car de collectionneurs ils deviennent les véritable gardiens d’un savoir qui sans eux se disperserait, dédiant tout leur temps (et leur argent) à réunir et exposer les peintres qu’ils aiment. Ce sont, par exemple, M. et Mme Letaillieur, pris de passion pour tout ce qui concerne le situationnisme et Guy Debord, que ce soient des peintures, des lettres, des livres ou des photographies d’époque. Ils sont eux-mêmes venus aider à composer les vitrines contenant les rares documents originaux qu’ils possèdent, restant dans les salles jusqu’à une heure du matin le mercredi soir.
Toutes les œuvres exposées datent également d’époques différentes. Cinq siècles de peinture se contemplent désormais paisiblement chez les Maeght, mais les faire cohabiter dans une même salle ne fut pas chose facile : un panneau peint du XVe siècle nécessite une faible luminosité, une atmosphère confinée, une température très stable, il ne s’expose pas comme une sérigraphie d’Andy Warhol ou une toile de Picasso. Pour compliquer encore un peu plus la tâche, outre des tableaux et des sculptures, sont également accrochées à leurs côtés des œuvres d’une grande fragilité, des dessins et des photographies : eux aussi requièrent un éclairage limité afin de ne pas provoquer un vieillissement accéléré des matières fragiles qui les composent. Dès lors, comment les exposer dans les mêmes lieux que les peintures ? On pourrait ainsi multiplier les exemples mais, on l’a déjà compris, bien des problèmes se sont posés ces derniers jours à Saint-Paul de Vence.
Enfin, la nature même de l’exposition, absolument inédite, rajoutait à l’appréhension : raconter par la philosophie la peinture, raconter la peinture par la philosophie. Le texte et les images, la pensée et l’émotion, ensemble, l’une éclairant l’autre. Là aussi comment procéder ? Le catalogue de l’exposition était déjà sorti en librairie depuis plusieurs semaines lorsque l’accrochage a débuté. Mais le papier et la présence physique des œuvres ne sont pas la même chose. Est-ce que la démonstration, qui dans le livre fonctionne et s’enchaîne parfaitement, tiendra sur les murs de la Fondation ? D’où les interrogations, parfois les hésitations sur le parti à suivre pour rendre compréhensible et visible cette histoire de la pensée en images tout en n’écrasant pas les œuvres sous le poids de la théorie. Comment concilier le sens et le plaisir esthétique s’est-on demandé. Comment faire cohabiter une sanguine de Rubens avec une peinture de Paul Klee, datée de 1939, de rares gravures de la période expressionniste de Kandinsky avec un buste en bronze représentant un Friedrich Nietzsche avec des moustaches de morse démesurées par l’artiste contemporain Jonathan Meese ? Ces confrontations édifiantes sont le fruit de ces questions passionnantes et quasi épistémologiques, qui ont suscité des débats, des propositions différentes et aussi des changements de dernière minute dans l’ordre prévu par le livre et le plan d’accrochage.
Plutôt que d’expliquer par de longues et fastidieuses descriptions nécessairement subjectives les choix qui ont été faits c’est désormais au visiteur de juger du résultat et à la critique de dire si le pari, audacieux, a été remporté.