LA PIERRE DE LA FOLIE
Fernando ARRABAL

J’ai une bulle d’air. Je la sens très bien. Quand je suis triste, elle se fait plus lourde et parfois, quand je pleure, on dirait une goutte de mercure.
La bulle d’air se promène de mon cerveau à mon cœur et de mon cœur à mon cerveau.

***

 » Mon enfant, mon enfant.  »
Enfin, elle alluma une lampe minuscule et je pus voir son visage mais non son corps plongé dans l’obscurité.
Je lui dis :  » Maman.  »
Elle me demanda de la prendre dans mes bras. Je la pris dans mes bras et je sentis ses ongles s’enfoncer dans mes épaules : bientôt le sang jaillit, humide.
Elle me dit :  » Mon enfant, mon enfant, embrasse-moi.  »
Je m’approchai et l’embrassai et je sentis ses dents s’enfoncer dans mon cou et le sang couler.
Je m’aperçus qu’elle portait, pendue à sa ceinture, une petite cage avec un moineau à l’intérieur. Il était blessé mais il chantait : son sang était mon sang.

***

Nous nous sommes enlacés nus dans la campagne, et bientôt nous nous sommes écartés de la terre, et nous avons volé doucement. Sur la tête, nous portions des couronnes de fer.
La brise nous a emportés de-ci de-là, et parfois nous tournions sur nous-mêmes, toujours unis, vertigineusement. Mais nos couronnes ne tombaient pas.
Ainsi nous avons parcouru en quelques instants toutes sortes de régions, mes cuisses entre les siennes, ma joue contre la sienne et nos deux couronnes se touchant.
Après les ultimes convulsions, nous sommes revenus sur terre. Nous avons remarqué que nos couronnes nous avaient blessés au front et que notre sang glissait.

Elle me disait que je suis le soleil et elle la lune, que je suis le cube et elle la sphère, que je suis l’or et elle l’argent. Alors de tout mon corps sortaient des flammes et de tous les pores de son corps, de la pluie.
Nous nous étreignions et mes flammes se mêlaient à sa pluie et d’infinis arcs-en-ciel se formaient autour de nous. Ce fut alors qu’elle m’apprit que je suis le feu, et elle, l’eau.

***

Le curé est venu voir ma mère et il lui a dit que j’étais fou.
Alors ma mère m’a attaché à ma chaise. Le curé m’a fait un trou dans la nuque avec un bistouri et il m’a extrait la pierre de la folie.
Puis ils m’ont porté, pieds et poings liés, jusqu’à la nef des fous.

***

Un jour en me regardant dans la glace, je remarquai que trois morceaux de ma tête tombaient comme si c’étaient trois petits pavés. Je parvins à les replacer avec soin.
Le lendemain sept morceaux sont tombés. En effet, on aurait dit des petits pavés. Je les remis en prenant bien soin de ne pas les changer de place.
Depuis lors tous les matins des morceaux de ma tête tombent et même des morceaux de visage. Quelquefois la moitié de ma tête s’éboule. Je dois passer des heures entières dans la salle de bain à remettre les morceaux.
Aujourd’hui j’ai surpris la famille qui disait derrière mon dos :
 » Il devient de plus en plus bizarre ; maintenant il lui a pris la manie de ne plus remuer du tout la tête et de s’enfermer des heures et des heures dans la salle de bains.  »

***

Quand je pense à ma mémoire la dame apparaît ainsi que le fou noir dans le coin de ma chambre.
Quand je pense à mon imagination je vois passer devant moi le lion de Copenhague.
Quand je pense à mes rêves le sol se couvre de chapeaux melons.
Et quand dans la pénombre de ma table de travail j’écris R I E N, sur mon pouce je peux lire en lettres phosphorescentes le mot T O U T.

***

Dans l’obscurité je ne vois que les yeux du Sphinx de Tanis. Ils sont fixes et ils me regardent. Je les regarde aussi sans bouger.
Tout à coup, dans l’un de ses yeux, j’ai vu écrit P E U R, et dans l’autre E S P O I R.
Mais bien vite le Sphinx ferme les yeux et je ne vois plus que l’obscurité.

***

Derrière il y a une nonne et une grande poêle sur le feu. Je crois qu’elle fait une omelette car je vois près d’elle deux gigantesques œufs. Je m’approche, elle me regarde fixement et j’aperçois sous sa robe deux cuisses de grenouille à la place des jambes.
Dans la poêle il y un homme qui a l’air indifférent. De temps en temps il sort un pied — peut-être a-t-il chaud — mais la nonne l’en empêche. Maintenant l’homme ne bouge plus et une sorte de bouillon qui sent le consommé le recouvre complètement. La soupe devient très épaisse, je ne le vois plus.
La nonne me dit de venir dans un coin. Je l’accompagne. Elle se met à me parler et à me débiter des obscénités. Pour mieux la comprendre je m’approche d’elle. Quelqu’un rit derrière nous. Je regarde les mains de la nonne et je découvre deux pattes de grenouille.
Je suis nu : j’ai peur qu’on me voie dans cet état. Elle me dit de prendre place dans la grande poêle pour que personne ne me surprenne. Je m’y place. Le bouillon devient de plus en plus brûlant : j’essaie de sortir un pied de la poêle mais la nonne m’en empêche. Soudain le consommé me recouvre complètement et je sens que la chaleur augmente sans cesse.
Maintenant je brûle.

***

Lorsque je me mets à écrire l’encrier s’emplit de vers, ma plume de rêves et le papier blanc d’idées.
Alors je ferme les yeux, et tandis que j’entends le ronron du poêle, je vois tourner autour de mon cerveau, minuscules, la-belle-Lis poursuivie par la mère-abusive.
Quand j’ouvre les yeux, les vers, les rêves et les idées ont disparu, et sur la feuille blanche je peux commencer à écrire :

***

Elle s’avance dans la rue devant moi.
Tout à coup je me rends compte que, malgré la circulation très dense, elle est debout sur un taureau qui la porte doucement.
Aussitôt, un oiseau plus grand qu’une colombe et dont j’ignore le nom se juche sur sa tête. Elle tient à la main l’extrémité d’une chaîne qui traîne à terre.
Je la regarde et j’observe que ses pieds nus touchent l’échine du taureau. Et je les suis tous deux dans les rues.
Je m’arrête un moment et je remarque alors que la chaîne est attachée à mon pied droit par un anneau sur lequel je lis : P A N.

***

A mon réveil je vis que le chat, sur la commode, me regardait fixement, immobile. Il avait peut-être passé la nuit dans cette attitude.
(Alors je me souvins de mon rêve : tandis que je dormais un chat m’observait, immobile, sur la commode, et en m’éveillant je le voyais se jeter sur moi et me griffer le visage.)
Je n’eus pas le temps de me protéger, le chat sauta sur moi et me balafra la joue droite. Je me regardai dans la glace et je vis que mon sang avait tracé sur mon visage le mot  » Science « .

***

Les deux poissons avaient le corps constellé d’étoiles et une corde passée autour de leur queue leur servait de lien. Ils volaient dans les airs, voilà pourquoi P i s c i s symbolise, me dit-elle, la fortune.
Le bélier, une étoile sur chaque sabot, faisait des bonds et passait toujours à travers un cerceau métallique. Voilà pourquoi, A r i e s, symbolise, me dit-elle, la volonté.
Le taureau, une étoile sur chacune de ses cornes, s’immobilise assis sur une colonne. Voilà pourquoi T a u r u s symbolise, me dit-elle, la mémoire.
Le verseau, un chapelet d’étoiles sur sa jarre, répandait un liquide blanc sur la pierre philosophale. Voilà pourquoi, A q u a r i u s symbolise, me dit-elle, la connaissance.
Alors je m’aperçus que, tandis qu’elle me parlait, elle avait incrusté dans ma chair une étoile de fer.

***

Elle m’a donné un bouquet de fleurs, m’a mis une veste rouge et m’a fait grimper sur ses épaules. Elle disait :  » Comme c’est un nain il a un complexe d’infériorité fou  » et les gens riaient.
Elle marchait très vite et je me tenais avec force à son front pour ne pas tomber. Autour de nous, il y avait beaucoup d’enfants et j’avais beau être grimpé sur elle, j’arrivais à peine à la hauteur de leurs genoux.
Quand je me sentis fatigué elle me donne à boire une coupe remplie d’un liquide rouge qui avait un goût de coca-cola. Dès que j’eus fini elle se remit à courir. Et les gens riaient, on aurait dit qu’ils caquetaient. Elle leur demanda de ne plus rire parce que j’étais très susceptible et les gens rirent aux éclats.
Elle courait de plus en plus vite et je voyais ses seins dénudés et sa chemise qui flottait au vent. Les gens riaient de plus belle.
Enfin elle me déposa à terre et disparut. Un groupe d’énormes poules rouges s’approcha de moi en caquetant. Je n’étais pas plus grand que les becs qui s’avançaient vers moi pour me picoter.

***

Parfois lorsque je regarde l’arbre je vois un cou et un nœud papillon autour du tronc.
Si je m’approche je peux ouvrir l’écorce comme une porte et à l’intérieur je découvre un tétraèdre régulier vide, et dans le tétraèdre une sphère, et dans la sphère le mot  » savoir « .

***

MESSIEURS,
J’ai bien reçu votre honorée du 27 novembre dernier (référence 8763 BM/LE PRINCE ELÉZAR). Je vous prie d’excuser mon retard, mais de violentes douleurs à la nuque me font beaucoup souffrir en ce moment, et me laissent prostré des journées entières.
En effet, j’ai mis sur la façade de ma maison deux grandes tentures violettes. Je vous prie de me croire lorsque je vous assure qu’elles sont absolument nécessaires à ma tranquillité. J’ai reçu récemment certaines visites susceptibles de troubler grandement ma sérénité, et je me vois dans l’obligation de recourir à cette méthode pour les décourager. Vous comprendrez aisément que je ne eux veiller jour et nuit sur mon balcon. Quant aux différents signes sur le mur, ils ont été placés là dans le même but, ainsi que l’écriteau :  » Ecartez-vous de moi, sales individus.  »
La solution que vous me proposez (placer ces tentures et les signes dans le vestibule de mon appartement) ne peut m’être d’aucun secours. Les visiteurs entrent toujours par la fenêtre (en traversant souvent le mur) et tout me laisse penser qu’ils viennent à moi en volant dans les airs.
Rassurez donc mes concitoyens et dites-leur qu’ils ne doivent voir dans mes modestes moyens de protection rien qui puisse les offenser.
Je vous remercie de vous pencher avec sollicitude sur mes problèmes les plus intimes et vous prie d’agréer, Messieurs, mes respectueuses salutations.

***

Tous sont assis autour de quelques tables, et parlent. Moi, dans un coin, je les regarde.
Elle, au milieu, face à lui, écoute en fumant un cigare. De temps en temps je vois des mots écrits dans ses yeux, mais de l’endroit où je me trouve je ne parviens pas à les déchiffrer. En regardant dans la glace il me semble comprendre que lui peut les lire sans difficulté.
Puis avec un pinceau elle se met à peindre le contour de ses yeux. Je me rends compte qu’elle trace quelques signes que je n’arrive pas davantage à déchiffrer et que lui semble interpréter correctement.
Enfin elle sort de son sac un mouchoir blanc qui, au contact de ses lèvres, devient rouge. Alors de sa pipe à lui s’échappent des volutes de fumée rouge aussi.
Tous continuent à parler, et je crois être le seul à avoir tout vu.

***

J’ai bien remarqué que, lorsque je peins le tableau vert dans les bois, tout le monde voudrait me demander :  » Pourquoi peignez-vous A s’y dérober ?  »
J’ai bien remarqué que, lorsque je peins le tableau noir, tout le monde voudrait me demander :  » Pourquoi peignez-vous Ainsi caractérisé ?  »
Comme les douleurs que je ressens à la nuque ne me laissent pas m’expliquer aisément, je crains qu’un jour on ose me poser ces questions, car je ne saurais pas y répondre avec la précision voulue.

***

La fillette nue à cheval me dit d’aller sur la place.
Je m’y rendis. Je vis les gens jouer avec des boules qu’ils lançaient et rattrapaient avec un gros élastique. Lorsque je traversai la place tous cessèrent de jouer et ils me montrèrent du doigt en riant. Alors je me mis à courir et ils me jetèrent des boules qui roulaient à terre près de moi sans m’atteindre : elles étaient en fer.
Je me précipitai aveuglément dans la première rue que je rencontrai. Je compris, après que je m’étais engagé dans une impasse. Je revins vers la place.
Un cheval se lança à ma poursuite ; je me cachai derrière un arbre à plusieurs troncs pour lui échapper. Le cheval se jeta sur moi mais il resta prisonnier de l’arbre dont les branches se resserrèrent sur lui. Je levai les yeux et je vis la fillette nue.
J’essayai de délivrer le cheval ; il me mordit la main, m’arrachant une partie du poignet. Il hennit et semble rire. Les gens se mirent à me jeter des boules de fer et la fillette nue sur le cheval cachait son visage pour ne pas laisser voir qu’elle s’esclaffait.

***

Il est venu vers moi et il m’a dit :  » Je suis le génie de la cinquième heure.  »
Et je lui ai dit :  » Alors tu es Zeirna, génie des infirmités.  »
Il m’a répondu :  » Non, je suis Tablibik, génie de la satisfaction.  »
Puis il m’a dit :  » L’homme se tient sur ses pieds, il se détache de la terre, il marche, il va où il veut.  »

***

Lundi :

J’ai très mal à la tête : à la nuque. Dans la rue je me suis aperçu que les gens parlent une langue que je ne comprends pas. Toutes les émissions de radio que j’ai pu capter parlent cette langue inconnue.

Mardi :

Un enfant d’une dizaine d’années qui tenait à la main un moulinet en papier m’a parlé dans cette langue inconnue et je lui ai répondu de même. Je ne comprends ni ses questions ni mes  » réponses  » et pourtant nous avons bavardé quelques minutes.

Mercredi :

Dès que j’ai mis les pieds dans la rue j’ai commencé à parler cette langue incompréhensible.

Jeudi :

J’ai plus mal que jamais à la tête – à la nuque – et je me suis aperçu que j’ai prononcé des  » phrases  » dans cette langue toute la journée, même à la maison.

Molkerte »

Vadonserve ent llica mossoreglas teiner milu artem lo tersijilomen gualen saipe sy oy on prencomder »

***

Les gémeaux, une étoile au front, s’observaient,
l’un tenant une cage à la main et l’autre une lance. Voilà pourquoi G e m i n i symbolise, me dit-elle, l’intelligence.
Le scorpion, une rangée d’étoiles sur sa queue gisait, gigantesque, sous les pieds de l’homme nu qui avait un serpent à la main. Voilà pourquoi S c o r p i u s symbolisait, me dit-elle, l’amitié.
Le sagittaire, une étoile sur la poitrine, lançait des flèches dans le dos de l’autre sagittaire. Voilà pourquoi S a g i t t a r i u s symbolise, me dit-elle, le temps.
Le cancer, une étoile au milieu de sa carapace, avançait avec ses huit pattes vers le labyrinthe. Voilà pourquoi C a n c e r symbolise, me dit-elle, le rêve.
Alors je m’aperçus que, tandis qu’elle me parlait, elle avait incrusté dans ma chair une étoile de fer.

***

Un jour, comme je sentais mauvais, elle m’a châtré, et depuis lors, même si elle me met dans son lit et me caresse, je ne peux plus ronronner.

Au théâtre Panique l’  » homme solitaire  » était toujours accompagné.
Le metteur en scène lui demanda de jouer  » les coïncidences « , et l’  » homme solitaire « , dédaignant le monde  » surnaturel « , joua dans un décor  » normal « .

En la voyant assise avec l’homme aux cheveux blancs je me suis mis à quatre pattes et je suis allé vers elle.
Mais au lieu de me passer une laisse autour du cou et de se promener avec moi tout l’après-midi, elle a essayé de s’échapper.
C’est alors que je me suis levé, que je lui ai attaché les mains et que j’ai commencé à la fouetter.
Rarement il m’est arrivé, en allant à la plage, de voir sur l’eau, peint en noir, le mot  » mer « .
Rarement aussi, il m’est arrivé en m’approchant de la montagne de voir, peint sur ses flancs, le mot  » mont « .
Mais chaque fois que je m’assois pour écrire, je vois sur la feuille de papier blanc trois grandes lettres : M O I.
Parfois, la nuit, ma chambre s’emplit de lumière, et seule l’ampoule allumée reste tout à fait noire, et ce qui l’entoure plongé dans la pénombre.
Je dois donc m’écarter de l’ampoule pour pouvoir écrire. Et quand je veux écrire  » je sais pourquoi  » ma main trace  » j’ignore si « .

A travers sa peau de panthère je voyais ses genoux blancs, ses ongles laqués et sa chevelure blonde. Sous ses crocs de fauve je voyais aussi ses lèvres jointes et maquillées.
Elle rôdait autour de moi, elle apparaissait et disparaissait et parfois semblait danser. Je crus l’entendre dire :  » Je suis l’Immaculée Conception.  »
Puis d’autres panthères passèrent, montées par des hommes nus qui riaient en me voyant. Je compris que je devais me déshabiller et je le fis. Aussitôt elle vint se placer tout près de moi, et au moment où j’allais monter sur elle, elle me jeta à terre, et, avec ses griffes de panthère, me déchira la poitrine.
Parfois quand elle me baise la main je sens une chaleur particulière. Quand elle retire ses lèvres, le mot  » rêve  » apparaît sur ma paume.
J’ai remarqué que, de temps en temps, lorsque j’éteins la radio, elle continue à marcher ; j’arrache la prise et elle marche toujours ; je la jette à terre, je tape dessus avec un marteau, et, du morceau qui reste, s’élève la voix du speaker qui annonce :
« Ils acceptent la violence du scandale et son illumination »

Malade, malade, malade, mâle, mâle, mal, mal, ma, mai, mai, mais, maître, maître, maître, maîtres, maîtresse, malade, malade, manger, mandat.
Malade, malheur, mal, malaise, manège, mandibule, mander, mandais, mande, ma, mal, maman, maire, majeur, majesté, mal, malade, malades, malade.
Malade, mars, marie, maroc, marotte, marmotte, marmite, masser, massacre, martyr, mascotte, mâle, mal, ma, mai, mai, maître, maître, maîtresse, malade, malade, maman, maman, mer.
Malade, malheur, malheur, mandat, manger, mal, ma, mander, mandais, ma, mal, maman, mehr, maîtres, maîtres, maîtresse, maman, malade, mandibule, mal, malade, maman, maman, maman, mère.

Je voyais sous le ciel la pierre gigantesque, et quand je scrutais le roc il me semblait y distinguer quelques lettres : un  » p « , un  » r « , à moins que ce ne fût un  » b « .
Trois hommes se trouvaient près de la pierre, et je les voyais tous petits à cause de la distance. Le ciel était sombre.
Les trois hommes semblaient parler entre eux, et parfois, je les aurais crus immobiles. Je distinguais de mieux en mieux les lettres sur le rocher.
Tout à coup, entre les nuages, apparut la lune qui éclaira tout. Je pus voir que les trois hommes me regardaient fixement, et que sur la pierre était écrit en lettres gigantesques le mot  » penser « .
J’ai une bulle d’air. Je la sens très bien. Quand je suis content, elle se fait plus légère, et, parfois, quand elle me parle on croirait qu’elle n’existe pas.
La bulle d’air se promène de mon cerveau à mon cœur et de mon cœur à mon cerveau.

Quand je marchais à côté d’elle la tête de chaque passant devenait un úil gigantesque qui la regardait.
Quand j’entrais dans le métro avec elle les corps de ceux qui l’entouraient devenaient de gigantesques mains qui la touchaient.
Et quand elle m’embrassait sa tête n’était plus que deux lèvres qui, lentement, me dévoraient.
 » Mon chéri, mon petit.  »
Enfin elle alluma une bougie et je pus voir son visage mais non son corps plongé dans l’obscurité.
Je lui dis :  » parle.  »
Elle me demanda de lui mettre un peu de pommade dans le dos. Ma main s’écorcha à de petits morceaux de verre très fins plantés dans sa peau. Bientôt mon sang jaillit, humide.
Elle me dit :  » mon enfant, prends ce bonbon.  »
Elle me le mit dans la bouche et je sentis le bonbon mordre ma langue et le sang s’échapper.
Elle s’écarta de moi un instant et je pus voir son ventre. J’y vis une énorme bouche qui riait, et, entre les dents, un baigneur en chocolat. Son visage était semblable au mien.
En entrant dans le labyrinthe je remarquai qu’il n’y avait qu’une porte.
Je l’ouvris et j’entrai dans un endroit sombre. En allumant la lumière je vis que je me trouvais dans ma chambre, mes deux chats somnolaient sur la commode et la table était telle que je l’avais laissée. La radio disait :
« Sans renoncer à son idée du dernier visage animé »
Dans l’obscurité je ne vois que les yeux du chat. Ils sont fixes et ils me regardent. Je les regarde aussi sans bouger.
Tout à coup, dans l’un de ses yeux, j’ai vu écrit  » panique « , et, dans l’autre  » Sérénité « .
Mais bien vite le chat ferme les yeux et il n’y a plus que l’obscurité.

C’était la nuit. Avant de m’endormir j’essayais de résoudre un problème d’échecs. J’étais en train de vérifier la solution : le cavalier prend le fou, échec. Alors je vis se soulever l’une des cases de l’échiquier et un escalier apparut. Je m’y engageai : j’y voyais à peine, telle était l’obscurité. Je n’entendais que les rires et les commentaires qui venaient du fond de la cave. Lorsque j’atteignis ce fond le silence se fit.
Un peu de lumière éclaira le sol : celui-ci était formé de grandes dalles noires et blanches comme un échiquier. L’une d’elles se souleva et un escalier apparut qui conduisait à une cave. Je m’y engageai mais je ne vis rien, telle était l’obscurité ; je n’entendais que les rires et les commentaires venus du fond.
Lorsque j’atteignis ce fond de nouveau le silence se fit. Un peu de lumière éclaira le sol : il avait la forme d’un grand échiquier… Ceci se répéta plusieurs fois.
Enfin j’arrivai dans une cave où siégeait un tribunal présidé par le roi qui, en un murmure, me condamna à être changé en fou.
J’essayai de m’échapper en courant mais mon corps en bois ne bougeait plus. Le cavalier s’approcha de moi tandis que les membres du tribunal riaient aux éclats.
Au théâtre Panique l’  » homme sans chapeau  » portait toujours un chapeau sur sa tête.
Le metteur en scène lui demanda de jouer les  » merveilles « , et, l’  » homme sans chapeau « , dédaignant le monde de l’insolite, joua dans un décor  » familier « .
Comme elles m’appelaient j’entrai dans la gigantesque gare.
Elles me dirent de traverser les voies. Je pénétrai dans un véritable labyrinthe de rails. Les trains passaient sans cesse, je devais avancer avec d’infinies précautions. A tout moment je regardais à droite et à gauche. Pourtant il s’en fallut souvent de très peu pour qu’un train ne me happe.
A mi-chemin je rencontrai un homme noir de poussière qui m’indiqua un refuge, plus loin. Puis il m’embrassa affectueusement. Tout à coup il disparut, je ne m’en rendis pas compte, je ne vis qu’un œuf énorme qui marchait sur deux jambes chaussées de bottes.
Je continuai à avancer de plus en plus péniblement. Je ne savais pas bien où aller. Les rails s’élevaient de plus en plus. Des voix me conseillaient de tous côtés. Elles me disaient toutes :  » Viens ici.  »
Tout à coup je me retournai ; je vis l’œuf écrasé par un train et j’entendis les gémissements de l’homme pendant quelques instants.
Comme elles m’appelaient, je sortis, toujours prisonnier de l’œuf. Il y avait tant de rails que je ne distinguais pas les voies ni les espaces libres. Je courus de toutes mes forces et quelques trains me manquèrent de peu. Ils ne tarderaient pas à m’écraser.

Ils m’ont fait asseoir et ils m’ont donné trois cartes :  » l’étoile « ,  » le pendu  » et  » l’empereur « . Ceux qui étaient près de moi regardaient mon jeu par-dessus mon épaule et riaient.
Le croupier annonçait les résultats et distribuait les lots. Ceux qui étaient à mes côtés remplissaient leurs poches avec les lots qu’ils avaient gagnés. Les femmes levaient leurs jupes de fête pour pouvoir les porter tous. Elles riaient aux éclats. Plusieurs me montraient du doigt.
Enfin le croupier a crié :  » Le tiercé : l’étoile, le pendu et l’empereur gagnent le gros lot.  »
Les femmes m’ont pris par le bras et m’ont amené devant le croupier. Celui-ci m’a dit :  » Allez dans cette pièce, c’est la qu’on vous remettra le gros lot.  » Et il s’efforçait d’étouffer son rire. Tous me regardaient et s’esclaffaient.
Les deux femmes m’ont introduit dans la salle, m’ont attaché au chevalet et ont commencé à me couper des morceaux d’os aux bras et aux jambes. Elles m’ont déclaré en ricanant :
 » C’est pour que tu rapetisses, tu es encore trop grand.  »
Lorsque je me mets à écrire, l’encrier s’emplit d’imagination, ma plume de souvenirs et la feuille blanche d’  » art de combiner « .
Alors je ferme les yeux et, tandis que j’entends tomber la pluie, je vois tourner autour de mon cerveau, minuscules, mon  » moi  » poursuivi par son  » elle « .
Quand j’ouvre les yeux l’imagination, les souvenirs et l’art de combiner ont disparu, et sur la feuille blanche je peux commencer à écrire :
 » Lorsque je me mets à écrire l’encrier s’emplit d’imagination, ma plume…  » Etc.
Nous étions tous les deux au cinéma. Au lieu de regarder le film c’est elle que je regardais. Je touchai ses boucles et lui lissai les cils. Puis je lui baisai les genoux et mis sur son ventre une cocotte en papier que j’avais confectionnée avec les billets.
Elle regardait le film et riait. Alors je caressai sa poitrine et chaque fois que je pressais l’un de ses seins, un poisson bleu en sortait.
Pour mettre le poumon à nu on m’avait ouvert le dos au préalable. Puis on m’opérait ; pendant ce temps je devais attendre.
Je voulais être opéré le plus vite possible, avoir le dos bandé et aller dormir. J’ai pu remarquer que deux autres malades étaient près de moi. Le chirurgien nous a dit qu’il ne nous opérerait que si nous réécrivions une pièce de théâtre – je crois qu’il s’agissait d’Athalie. Il nous a exposé les raisons qui, selon lui, justifiaient ce travail.
Puis je suis allé le voir. Je lui ai parlé en tête à tête. Je lui ai dit que je ne pouvais pas attendre, que j’avais très mal au dos, et qu’il fallait m’opérer le plus vite possible. Il m’a répondu sèchement qu’il fallait d’abord s’occuper de réécrire la pièce. J’ai pensé qu’il s’était mis à me détester et que pour me punir, il me laisserait des jours et des jours, peut-être toute la vie, le dos ouvert.
Le travail des deux autres malades était déjà très avancé. Je ne pouvais presque rien faire, la douleur m’en empêchait. Je me suis aperçu que je ne me rappelais qu’une scène de la pièce. Je la récitai très vite de mémoire, pour essayer de me souvenir du reste ; quand j’eus fini, je compris que j’avais tout oublié, la fin de la pièce et l’ordre que j’avais reçu de la réécrire tout entière.
Les deux autres malades travaillaient vite. Je voulais aller plus vite qu’eux mais je m’énervais inutilement.
J’ai bien remarqué que lorsqu’on lit mon poème qui commence par  » à s’y dérober « , tout le monde voudrait me demander :  » Pourquoi écrivez-vous  » le vert  » ?  »
J’ai bien remarqué que lorsqu’on dit mon poème qui commence par  » plus voisine du cogito « , tout le monde voudrait me demander  » Pourquoi écrivez-vous  » le noir  » ?  »
J’ai bien remarqué que lorsqu’on lit mon poème qui commence par  » ainsi caractérisé  » tout le monde voudrait me demander :  » Pourquoi écrivez-vous  » le bleu  » ?  »
Comme les douleurs que je ressens à la nuque ne me laissent pas m’expliquer aisément, je crains qu’un jour on ose me poser ces questions, car je ne saurais pas y répondre avec la précision voulue.
Elle et moi nous étions les premiers dans notre voiture de course. Elle conduisait et j’étais chargé de compter les tours. Je supposais que nous n’avions plus que quelques tours à faire avant de terminer l’épreuve, mais je ne savais pas combien exactement. En passant devant les tribunes j’essayais de trouver un point de repère, mais la vitesse était telle que je ne pouvais rien distinguer, ne fût-ce qu’un instant.
Tout à coup elle me demanda :  » Combien de tours nous reste-t-il à faire ?  » Et je lui répondis :  » Un peu moins de dix, je crois.  » Elle me répliqua avec colère :  » Comment, un peu moins de dix, est-ce que tu ne les comptes pas ?  » Elle ralentit la course pour me parler ; les bolides commencèrent à nous dépasser à vive allure. Je lui dis :  » Je les ai comptés mais j’ai fait une erreur, j’ai voulu recommencer et j’ai laissé passer quelques tours sans compter pour chercher une solution. – Il fallait le dire plus tôt « , s’écria-t-elle.
Les coureurs cyclistes nous dépassèrent. Ils nous firent un signe de la main en riant.  » Tout le monde va nous dépasser, est-ce que tu ne le vois pas ?  » Les gens du stade me montraient du doigt et disaient :  » C’est sa faute ; elle conduit très bien et il lui fait perdre toutes les courses.  »
Les pingouins glissaient sur la piste avec leurs patins en ricanant et en se moquant de moi.
Maintenant s’avançaient les tortues, et avec leurs pattes elles me lançaient des boules de neige. Quand je voulus me réfugier auprès d’elle, elle avait disparu.
L’arbre se réfugia dans la feuille, la maison dans la porte et la ville dans la maison.
Et je me promenais en contemplant ce spectacle, et je voyais encore que l’arbre était devenu une feuille, la maison une porte et la ville une maison.
Voilà pourquoi je devais faire des efforts pour ne pas me cacher dans mes mains.
Everyone detests me : they say I have a persecution complex. Oui, tout le monde me déteste ; on dit que j’ai la manie de la persécution.
Le lion vert me regardait et dévorait le soleil. Pendant un moment le soleil resta dans sa gueule ouverte comme s’il ne pouvait ni entrer ni sortir. Les majorettes lançaient des flèches au centre de l’astre.
Le lion avalait lentement le soleil tandis que l’obscurité se faisait de plus en plus dense. Les majorettes cessèrent de lancer des flèches et se mirent à jouer de la trompette. La terre se couvrait peu à peu de tombes et un grand trou se creusait à mes pieds.
Le lion avait déjà avalé la moitié du soleil et la nuit avançait lentement. Les majorettes lançaient des flèches sur les tombes où poussait du blé. Puis elles recommencèrent à souffler dans leurs longues trompettes. Le trou à mes pieds était devenu très profond et aussi grand que mon corps.
Le lion vert finit de dévorer le soleil et tout resta plongé dans l’obscurité. Les majorettes me placèrent dans le trou, et tandis que les unes jetaient de la terre sur moi, d’autres soufflaient dans leurs longues trompettes, et d’autres encore lançaient des flèches sur le lion vert.
Parfois, au cœur de l’hiver, ma chambre se remplit de chaleur et seul le poêle allumé reste tout à fait gelé, et ce qui l’entoure, froid.
Je dois donc m’écarter du poêle pour pouvoir écrire. Et quand je veux écrire  » transparent  » ma main trace le mot  » opaque « .
Quand elle se promène dans le parc je grimpe à un arbre pour la voir passer au-dessous de moi.
Quand elle monte les escaliers je me cache dans la cage de l’ascenseur pour la voir au-dessus de moi.
Et quand elle m’appelle je ferme les yeux et je reste immobile jusqu’à ce qu’elle  » m’éveille « .
Parfois quand elle me regarde dans le miroir je sens une chaleur particulière. Lorsque son image s’efface sur la glace, apparaît le mot  » liberté « .
Je lui criais :  » Maman, maman  » et elle restait debout à m’observer.
La grille ne me permettait pas de m’approcher d’elle. Elle tenait à la main un trousseau de clefs qu’elle faisait tourner ; on aurait dit qu’elle souriait.
Je lui dis encore :  » Maman, maman, ouvre-moi la porte.  »
Malade, balade, calade, salade, balade, dalade, galade, halade, jalade, palade, talade, malade, valade, malade, malade, malade, maman, maman.
Maman, maman, mama, baba, sasa, tata, vava, gaga, jaja, lala, fafa, rara, mama, mama, maman, mer.
Malade, malheur, malheur, mandat, manger, mal, ma, mander, mandais, ma, mal, maman, maîtres, maîtres, maîtresse, maman, malade, mandibule, mal, malade, maman, maman, maman, mère.
Les tanks  » ennemis  » et les soldats avançaient. Les canons tiraient et moi, au milieu des deux armées, nu et le corps peint en vert, je tombais du ciel, lentement.
La bulle d’air se promène de mon cerveau à mon cœur et de mon cœur à mon cerveau.
Les femmes portaient des cornes blanches et des loups noirs.
Les hommes agenouillés près d’elles les imploraient. Partout j’assistais au même spectacle. Je descendais les escaliers et j’assistais encore au même spectacle, et c’était le même qui s’offrait à moi dans toutes les pièces.
Quand je suis entré dans la cour j’ai entendu une voix venue d’un puits tari. Je suis descendu dans le puits ; elle était là dans un coin avec son visage de céramique et ses grands yeux fixes. Elle portait autour du cou une chaîne et une petite clef. Elle m’a donné la clef et j’ai ouvert ses jupes. Son sexe était couvert d’un loup d’où s’échappaient deux cornes effilées.
Elle m’a embrassé de ses lèvres de pierre et j’ai senti la blessure que me faisaient ses cornes. Le sang a jailli.
Je t’aime.
Elle a ri.
Je t’aime.
Elle a ri.
– Je t’aime.
Elle a ri aux éclats.
Le temps des jeunes filles révélait les mille lits infiniment médiums.

La géante donnait un violent coup de massue sur la tête de chaque enfant qui s’approchait d’elle. Puis les enfants s’en allaient en riant et tâchaient d’arrêter, avec leurs petites mains, le flux de sang qui leur inondait le visage.
La géante était richement vêtue. Sur sa tête elle portait une auréole d’or. Elle m’a appelé et m’a dit :  » Je suis l’Immaculée Conception  » et elle a levé ses jupes ; j’ai pu voir son hymen brillant.
Enfin je me suis approché d’elle et elle m’a donné un violent coup de massue sur la tête. De la blessure est sorti du feu qui m’a brûlé les cheveux, puis du sang. Et alors je me suis aperçu que l’Immaculée Conception couvrait sa bouche de ses mains, en feignant de prier, tandis qu’elle étouffait un rire.
Parfois quand elle m’appelle par mon nom je
sens une chaleur particulière. Quand le son de sa voix disparaît, dans l’air se forme et se balance le mot l u c i- d i t é.

Prisonnier bu verre je ne voyais que les énormes mains de ma mère qui refermait le couvercle avec force. Puis elle a collé une étiquette sur le flacon et m’a placé sur une étagère de la cuisine.
Je t’aime.
Elle a pleuré.
Je t’aime.
Elle a pleuré.
– Je t’aime.
Elle a pleuré à chaudes larmes.
Le temps des jeunes filles révélait les mille lits infiniment médiums.
Je le retrouve tous les jours, immobile, caché sur le palier. Il est très grand, il porte un long manteau, une canne et un monocle, ses yeux semblent vides et j’ai cependant l’impression qu’il me regarde.
Quand je commence à monter les marches il émet une sorte d’aboiement. Comme je n’ose pas avancer je reste dans les escaliers, parfois des heures entières, à attendre. Lorsque quelqu’un vient à passer je traverse avec lui le palier, et l’homme disparaît. Tous me disent que je suis victime de mon imagination.
Ce soir la voisine est venue et m’a ordonné d’accompagner  » Monsieur  » à la promenade. J’ai demandé :  » Qui est ce monsieur ?  » mais elle ne m’a pas répondu. Elle a seulement ajouté :  » Il est aveugle.  »
Malgré les efforts que je fais pour me dominer je tremble en l’aidant à descendre. Je trébuche et nous tombons tous les deux. Maintenant je vois ses yeux vides qui me regardent, et son monocle et sa canne. J’essaie de fuir mais je suis cloué au sol et il s’avance pour m’étrangler.
Il est venu vers moi et il m’a dit :  » Je suis le génie de la huitième heure.  »
Je lui ai dit :  » Alors tu es Nantur, génie de l’écriture.  »
Il m’a répondu :  » Non, je suis Zizuph, génie des mystères.  »
Puis il m’a dit :
 » Elle et lui montent sur le lit nuptial, ils sont deux lorsqu’ils se couchent et lorsqu’ils se lèvent, ils sont quatre.  »
Quand je suis sorti j’ai vu que le lion était là de nouveau. Il avait une crinière noire et il me regardait.
Je me suis mis à marcher sur le trottoir et j’ai constaté qu’une fois de plus il me suivait à distance. Quand je m’arrêtais pour examiner une vitrine il s’arrêtait aussi.
Pour que personne ne remarque son manège, je ne suis pas allé au cinéma et j’ai essayé d’emprunter les rues les moins fréquentées.
Quand je suis rentré chez moi, au lieu de rester à ma porte comme il le faisait d’habitude, il a monté les escaliers avec moi, et il est entré dans ma maison.
Depuis un moment il est en face de moi, me regarde fixement. Et voilà qu’il s’avance pour me dévorer.
Je t’aime.
Elle a ri.
Je t’aime.
Elle a ri.
– Je t’aime.
Elle a ri aux éclats.

. . .

Je t’aime.
Elle a pleuré.
Je t’aime.
Elle a pleuré.
– Je t’aime.
Elle a pleuré à chaudes larmes.
Le temps des jeunes filles révélait les mille lits infiniment médiums. Oui.
Lorsque je suis entré ils étaient tous les deux nus sur le lit. Il a dit :  » Viens voir comme je viole ta femme.  »
Elle résistait de toutes ses forces et il m’a semblé qu’elle pleurait. Elle suppliait :  » Non, non.  » Puis elle a cessé de se débattre et elle a haleté régulièrement en lui embrassant l’épaule ; on ne voyait plus que le blanc de ses yeux. Quand tout a été fini elle s’est remise à pleurer et lui à rire aux éclats.
La même scène s’est répétée plusieurs fois. Enfin il s’est levé en riant et il m’a dit :  » Tiens voilà ta femme.  » Alors je me suis approché d’elle, qui pleurait, je lui ai caressé le dos et, tout à coup, elle s’est mise à crier.
Parfois, la nuit, ma chambre se remplit de lumière et seule l’ampoule allumée reste tout à fait noire, et ce qui l’entoure, plonge dans la pénombre.
Parfois, au cœur de l’hiver, ma chambre se remplit de chaleur et seul, le poêle allumé reste tout à fait gelé, et ce qui l’entoure, froid.
Et alors quand je veux écrire :  » Je sais pourquoi « , ma main écrit :  » J’ignore si.  »
La petite poupée en nylon se fâchait et me boudait. Mais parfois elle était contente et elle souriait.
Quand je sortais de chez moi elle restait immobile, là où je l’avais laissée, jusqu’à mon retour. La nuit je la déshabillais et je la mettais dans mon lit, et bientôt elle n’était plus froide : elle devenait chaude comme la paume de ma main où elle reposait.
Dans sa cage la petite poupée avait un oiseau mort. Je lui ai acheté un petit cercueil pour le jour où elle mourrait. Parfois je la mettais dedans pour jouer.
Souvent je me disputais avec elle, alors elle ne bougeait plus et prenait un air sérieux ; j’avais beau la supplier de me pardonner, elle ne me parlait plus.
Un jour où j’étais triste, je l’ai étranglée. Elle, malgré mes larmes, comme pour me le reprocher, n’a opposé aucune résistance.

Le capricorne, une nuée d’étoiles sur sa crinière de lion, nageait dans la mer en se servant de sa queue de dragon. Voilà pourquoi C a p r i c o r n u s symbolise, me dit-elle, l’inspiration.
La balance, une étoile sur chacun de ses plateaux, restait cachée dans la grotte des lions blancs. Voilà pourquoi C h e l a symbolise, me dit-elle, l’espérance.
La vierge, une étoile sur ses pieds nus, tournait, droite, autour de moi, une baguette dans la main gauche. Voilà pourquoi V i r g o symbolise, me dit-elle, la panique.
Le lion, une étoile sur chacune de ses griffes, bondissait pour décorer le cœur. Voilà pourquoi L e o symbolise, me dit-elle, la fantaisie.
Alors je m’aperçus que, tandis qu’elle me parlait, elle avait incrusté dans ma chair une étoile de fer. Elle écrivit dessus au, pinceau le mot  » amour « .
Elle marchait seule dans la rue et les hommes, en la voyant, l’embrassaient sur la joue. Souvent je me cachais sous une porte cochère pour la voir venir.
Plus tard je l’ai mise dans une voiture d’enfant et je l’ai promenée ainsi dans toutes sortes de pays. Quand les hommes passaient je la déshabillais pour les voir la caresser.
Pour ne pas la laisser s’échapper j’ai fixé une chaîne à sa cheville.
Parfois quand elle me baise la main je sens une chaleur particulière. Quand elle retire ses lèvres le scarabée d’or apparaît sur ma paume et, au-dessous, le mot  » merveille « .
Mon chat lorsqu’il me voit immobile, à ne rien faire, dans la pénombre de ma chambre, accourt vers moi et m’apporte la patte de lapin.
J’attache la patte au bout d’une ficelle et je fais courir mon chat derrière elle, dans le couloir. Il la suit de tous côtés et parfois il fait des bonds bizarres qui me font rire. Alors je le regarde, et je comprends qu’il est fatigué et las de jouer, mais qu’il continue à courir pour me distraire.
Malade, malade, malade, mâle, mâle, mal, ma, mai, mai, mais, maître, maître, maîtres, maîtresse, malade, malade, manger, mandat.
Malade, malheur, malheur, mal, malaise, manège, manette, mandibule, mander, mandais, mande, ma, mal, maman, maire, majeur, majesté, mal, malade, malades, malade.
Malade, malheur, malheur, manger, mal, ma, mander, mandais, ma, mal, maman, maîtres, maîtresse, maman, malade, mandibule, mal, malade, maman, maman, malade, mère.
Je ne pouvais pas m’endormir : j’avais toujours les yeux fermés mais la lumière de la salle des chirurgiens parvenait jusqu’à moi. J’entendais leurs commentaires comme un murmure, et de temps en temps, leurs ricanements.
La large plaie de l’opération était sur le point de se cicatriser, et pourtant, tout le dos me faisait mal, et je ne bougeais pas par crainte de souffrir davantage. Je pensais :  » Il vaut mieux qu’elle ne vienne pas avec ses parents. Sa mère lui conseillerait de m’abandonner et son père rirait de moi aux éclats.  » Je mangeai l’une des carottes qui se trouvaient près de moi et je me mis à la ronger.
Puis je saisis des bribes de conversation : les chirurgiens disaient qu’ils allaient tenter une nouvelle opération. Ils parlaient d’un appareil que les uns appelaient algomètre, d’autres algimètre, et d’autres encore douleurmètre. Il servirait à fixer le seuil de résistance à la douleur.
Soudain il me sembla que tout mon corps était couvert de poils. Peut-être s’agissait-il d’une réaction : l’infirmière m’avait entièrement rasé la veille de l’opération. Il me sembla aussi que je n’avais pas de draps, et même que quelqu’un avait mis de la sciure dans mon lit.
Puis j’entendis les chirurgiens dire que l’appareil pouvait provoquer les plus vives douleurs et les faire cesser quand le sujet se trouvait au bord de l’évanouissement, pour recommencer ensuite.
Je ne pouvais pas m’endormir et le dos me faisait de plus en plus mal.
Les chirurgiens ricanaient. J’eus peur car j’entendis plusieurs fois mon nom. Ils faisaient des paris : les uns soutenaient qu’un sujet peut supporter une intensité de douleur de huit unités, et les autres affirmaient qu’on ne pouvait en dépasser sept. A ce moment j’entendis qu’ils allaient essayer l’appareil sur moi,
Je me redressai et j’essayai de crier, mais je ne pus émettre que des grognements. Autour de moi quelques petites bêtes grognèrent aussi. C’est alors. que j’ouvris les yeux : j’étais dans une cage, le sol était couvert de sciure et de carottes. Dans chacune des cages qui m’entouraient il y avait un cochon d’Inde.

CHAPITRE I :

Nord et Sud, Nord et Sud, Nord et Sud.
Nord et Sud.
Nord.
Sud.

CHAPITRE II :

Est et Ouest, Est et Ouest, Est et Ouest.
Est et Ouest.
Est.
Ouest.

CHAPITRE III :

Nord et Sud.
Est et Ouest.
Nord, Sud, Est et Ouest.
I, II, III et IV.
Le curé est venu voir ma mère et il lui a dit que j’étais  » obsédé « .
Alors ma mère m’a attaché aux barreaux du lit. Le curé avec un bistouri m’a coupé les testicules et à leur place il m’a mis deux pierres.
Puis ils m’ont porté, pieds et poings liés, jusqu’à l’église des dévots.
La fillette nue à cheval me dit d’aller sur la place.
Je m’y rendis. Je vis les gens jouer avec des boules qu’ils lançaient et rattrapaient avec un gros élastique. Lorsque je traversai la place, tous cessèrent de jouer et ils me montrèrent du doigt en riant. Alors je me mis à courir et ils me jetèrent des boules qui roulaient à terre près de moi, sans m’atteindre : elles étaient en fer.
Un cheval se lança à ma poursuite ; je me cachai derrière un arbre à plusieurs troncs pour lui échapper. Le cheval se jeta sur moi mais il resta prisonnier de l’arbre dont les branches se resserrèrent sur lui. Je levai les yeux et je vis la fillette nue.
J’essayai de délivrer le cheval ; il me mordit la main, m’arrachant une partie du poignet. Il hennit et sembla rire. Les gens se mirent à me jeter des boules de fer et la fillette nue sur le cheval cachait son visage pour ne pas laisser voir qu’elle s’esclaffait.
Après l’avoir tuée je l’ai mise en morceaux. Je suis sorti dans la rue et je les ai jetés dans les égouts tout au long de mon chemin.
Je suis rentré chez moi et je me suis aperçu que j’avais oublié la tête sur la table. Pour la faire disparaître je l’ai mise dans une casserole pleine d’eau que j’ai posée sur le feu.
J’ai remarqué que ses paupières semblaient bouger. Enfin elles se sont levées tout à fait, et les yeux m’ont regardé sous l’eau en ébullition. Les lèvres aussi ont remué. J’ai entendu sa voix :  » Mon fils m’a tuée, mon propre fils.  »
Je me suis approché mais j’ai fait tomber la casserole. La tête se tenait droite au milieu de la cuisine et elle criait très fort, pour ameuter les voisins :  » Mon propre fils m’a tuée, c’est un assassin.  »
Je suis sorti dans la rue en courant mais sa jambe coupée qui sortait d’un égout m’a fait tomber. J’ai essayé de me relever mais une main coupée m’a retenu. Pendant ce temps sa tête, sur la fenêtre, riait aux éclats.
J’ai bien remarqué que lorsque je peins le tableau vert dans les bois, tout le monde voudrait me demander :  » Pourquoi peignez-vous  » A s’y dérober  » ?  »
J’ai bien remarqué que lorsque je peins le tableau noir, tout le monde voudrait me demander :  » Pourquoi peignez-vous  » Plus voisine du cogito  » ?  »
J’ai bien remarqué que lorsque je peins le tableau bleu, tout le monde voudrait me demander :  » Pourquoi peignez-vous  » Ainsi caractérisé  » ?  »
Comme les douleurs que je ressens à la nuque ne me laissent pas m’expliquer aisément, je crains qu’un jour on ose me poser ces questions, car je ne saurais pas y répondre avec la précision voulue.
Un gros homme mangeait une énorme côtelette, et son fils, un enfant minuscule qui portait des bottes beaucoup trop grandes pour ses petits pieds, se jucha sur la table et se mit à mordiller la côtelette de l’autre côté. L’homme me tournait le dos. J’allais parler quand l’enfant boucha les oreilles de son père. Celui-ci ne put m’entendre lorsque je lui dis :  » Monsieur, me voilà.  »
L’enfant, de plus en plus impatient, grimpa sur les épaules de son père. Il se jetait voracement sur toutes les miettes qui tombaient. Le père faisait autant de bruit en mangeant que le fils. J’allais de nouveau parier quand l’enfant boucha encore une fois les oreilles de son père. Je dis :  » Monsieur, me voilà  » mais il ne put m’entendre.
Puis le père prit d’une main un énorme quartier de viande qu’il mordait à belles dents, et de l’autre un pichet de vin. Il buvait et le liquide coulait sur son cou et sur sa chemise. L’enfant plongea ses menottes dans le vin et but dans le creux de ses mains en faisant beaucoup de bruit.
Profitant d’un moment d’inattention je dis :  » Monsieur, me voilà.  » L’homme, la bouche pleine, me répondit de m’asseoir. L’enfant se mit à me ligoter. Le père saisit un couteau. L’enfant grimpa sur moi, m’enleva précipitamment mon nœud papillon et arracha les premiers boutons de ma chemise, découvrant mon cou. L’homme s’approcha de moi tout en mangeant. Avec son couteau il me fit une blessure à la gorge et le sang se mit à jaillir.
Au théâtre Panique  » l’homme aux longs cheveux  » était un chauve sans perruque.
Le metteur en scène lui demande de jouer  » les mystères  » et l’homme aux longs cheveux, dédaignant l’exception, joua dans un décor  » quotidien « .
Alors que j’arrivais à la maison un enfant s’est approché de moi et il m’a dit qu’on m’attendait depuis longtemps. Il y avait partout des béquilles et des pieds coupés qui semblaient mordillés.
L’enfant m’arrivait à peine aux genoux, mais il avait une voix perçante et il se mit à crier :  » Le voilà, le voilà !  » Et de tous côtés s’élevèrent des ricanements.
L’enfant était mal vêtu et nu-pieds. Il avait des cheveux longs et clairsemés comme un adulte sur le point de devenir chauve. Ses mains étaient ridées et il portait une sorte de soutane. Un chien déguisé en diable l’accompagnait, on aurait dit qu’il se moquait de moi.
L’enfant m’ordonna de m’asseoir, il prit un couteau et me trancha un pied. Le chien se mit à le mordiller. Je n’osais rien dire. Le chien s’assit de nouveau dans un coin. Je pensais que je devrais m’en aller. Il y avait justement quelques béquilles autour de moi. Mais l’enfant me dit d’attendre un instant ; avec le couteau il me coupa l’autre pied et le jeta au chien. Alors j’entendis rire aux éclats.
J’ai donné un coup de hache sur la tête du vieillard et elle a surgi du trou, nue. Elle est venue vers moi et je lui ai remis un crapaud auquel elle a donné le sein.
Le vieux a refermé son crâne fendu en s’aidant de ses mains. Puis des flammes ont commencé à jaillir de ses pieds. Elle s’est approchée et elle a avalé le feu.
Nous sommes entrés tous les deux, elle et moi, dans une maison, mais bientôt nous nous sommes aperçus que c’était un grand œuf transparent. Nous nous sommes enlacés, et, lorsque j’ai voulu m’écarter d’elle, j’ai senti que nous formions un seul corps à deux têtes.
Le vieillard a soufflé sur l’œuf qui s’est envolé en nous emportant tous deux.
Je sortais de l’école en courant pour décourager mes poursuivants.
Dès mon retour à la maison je me réfugiais dans ma chambre. A travers les rideaux je regardais mes petits camarades qui scandaient  » grosse-tête, grosse-tête  » ou  » Quasi-modo, Quasi-modo « .
Alors je me déshabillais complètement, je m’examinais dans la glace de l’armoire, et je voyais qu’en effet, ma tête était très grosse, et que je ressemblais à Quasimodo. Je me mis à pleurer. Les enfants criaient de plus en plus fort  » grosse-tête  » et  » Quasi-modo « . Et je continuais à m’examiner, nu, dans la glace – en pleurant. Enfin je me masturbais.
Jedermann hasse mich : man sagt ich habe den verfolgungswahn. Oui tout le monde me déteste : on dit que j’ai la manie de la persécution.
J’étais sous les arcades d’une place. Une femme est arrivée et je me suis mis à danser avec elle. L’endroit paraissait solitaire et pourtant j’avais peur qu’on nous surprît.
Puis j’ai remarqué que la femme portait une jupe transparente tachée de sperme. Alors j’ai eu encore plus peur. Je l’ai conduite à une impasse ; je me suis placé avec elle sous un porche. J’allais l’enlacer quand un enfant nous a dit de partir parce que nous étions dans une porcherie.
Attirés par le bruit deux prêtres sont apparus. J’ai craint qu’ils me punissent mais ils se sont contentés de nous prier poliment de nous en aller. Après ils ont ricané. Je me suis placé derrière la femme pour que les prêtres ne voient pas sa jupe transparente et tachée.
Un homme habillé en évêque, un fouet à la main, me dit d’entrer dans l’église. Il me sembla que le porche était formé par les deux cuisses d’une géante agenouillée.
Dans un coin, devant moi, une femme dansa entièrement cachée par des voiles, de sorte que je pouvais seulement deviner ses formes. Je voulus chercher l’autel mais je regardais la femme danser. Elle s’approcha de moi et me demanda de toucher ses seins ; j’avais peur qu’on nous surprît mais je lui obéis. Alors elle ôta un de ses voiles et sous ma main, au lieu du sein, je sentis la tête d’un nouveau-né. La tête riait. Je retirai ma main et l’enfant tomba à terre. Il se mit à pleurer, mais quand je me baissai pour le relever, il avait disparu.
Alors la femme m’enlaça. J’avais peur qu’on me découvrît. J’essayai de me dégager, mais sans succès. En me débattant j’arrachai un de ses voiles, et je vis que ses bras étaient des grosses branches sans feuilles, et son visage me parut très pâle et tout ridé. Elle rit, découvrant une bouche édentée.
J’entendis la voix de l’enfant s’écrier :  » C’est lui.  » Je me retournai, et j’aperçus sa tête sur la main de l’homme habillé en évêque, qui me regardait fixement. Je voulus fuir, mais les branches de la femme m’emprisonnaient comme des tenailles.
Dans l’obscurité je vois les yeux du lion d’Horbaït. Ils sont fixes et ils me regardent. Je les regarde aussi, sans bouger.
Tout à coup dans l’un d’eux, j’ai vu écrit p a n i q u e et dans l’autre e s p o i r.
Mais bien vite, le lion ferme les yeux, et il n’y a plus que l’obscurité.
Nous nous enlacions elle et moi sous la table. La nappe tombait jusqu’au sol et personne ne pouvait nous voir. Je caressais ses seins et je craignais qu’on nous surprît.
Un grand crapaud se glissa aussi sous la table et grogna. Je voulus sortir mais elle me demanda de continuer mes caresses. Je m’aperçus que chacun de ses seins s’était changé en phallus.
Tout à coup j’entendis le murmure des gens qui sans doute nous cherchaient. Elle me donna un couteau pour faire taire le crapaud. Je tranchai la gorge de l’animal. Alors avec ses pattes il prit le couteau et élargit la plaie de son cou. Par le trou apparurent des grenouilles qui faisaient beaucoup de bruit et grimpaient sur nous de tous côtés.
Elle me demanda de me réfugier avec elle dans une grande cuve en bois remplie de sang pour échapper aux grenouilles. Je pris place à l’intérieur avec elle. Je l’enlaçai et je crus sentir que tout son corps était couvert de phallus.
Alors ma mère souleva enfin la nappe, la lumière brilla, et je vis que ma compagne était un grand crapaud vert.
Je me trouvais dans des latrines étroites et sales. Un homme était avec moi couché sur le sol. Il ne parlait pas mais il gardait les yeux ouverts. Dans mon dos la plaie de l’opération était à vif ; j’avais peur qu’elle s’infectât à cause de la saleté qui m’entourait. L’homme respirait difficilement, j’ai pensé qu’il allait mourir et qu’il aurait donc, au dernier moment, assez de force pour cracher et m’éclabousser.
Mon dos me faisait très mal et je voulais sortir des latrines. Enfin j’ai réussi à m’enfuir. Je suis entré dans une cour où des draps séchaient. Se crois que j’ai passé beaucoup de temps à marcher entre les draps – pendus – qui formaient une sorte de labyrinthe.
En essayant de sortir de la cour je me suis trouvé brusquement devant une lucarne grillagée. J’ai regardé à l’intérieur et j’ai vu l’homme, immobile, qui me regardait fixement. J’ai eu très peur et je suis reparti dans le labyrinthe de draps.
Je marchais toujours entre les draps. Je me suis retrouvé à nouveau devant la lucarne. Je me suis dit que je ne devrais pas jeter un coup d’úil à l’intérieur, mais je l’ai fait. L’homme m’a regardé fixement. J’ai eu peur.
Je crois que j’ai recommencé plusieurs fois. Mon dos me faisait très mal et je voulais sortir de la cour. Mais je ne pouvais pas.
Le curé est venu voir ma mère et il lui a dit que j’étais fou.
Alors, ma mère m’a attaché à ma chaise. Le curé m’a fait un trou dans la nuque avec un bistouri et il m’a extrait la pierre de la folie.
Puis ils m’ont porté, pieds et poings liés, jusqu’à la cathédrale des soumis.
Lettre aux savants du monde entier.
Messieurs,
Avant de mourir, je tiens à vous faire une révélation importante, afin que vous puissiez prendre les mesures qui s’imposent.
J’ai subi une opération qui m’a causé de très vives douleurs. Au moment où je souffrais le plus, je suis parvenu à identifier des êtres immatériels. J’ai pu vérifier que ces êtres se  » nourrissaient  » de mes souffrances. Je suis arrivé, après de multiples expériences, à la conclusion suivante : ces êtres vivent dans notre entourage et, par pur instinct de conservation, ils tendent à provoquer des souffrances chez les hommes. Pour y parvenir, ils essaient d’augmenter tant nos détresses morales que nos souffrances physiques.
Parfois, quand, enfermé dans ma chambre, je réussis à voir ma pensée (c’est une masse d’eau qui flotte), et mon espoir (c’est une main coupée), j’aperçois aussi ces êtres immatériels : ils ressemblent à des mouchoirs de papier (kleenex) qui volent.
J’espère que, grâce à mes observations, vous vous trouverez bientôt en mesure de lutter contre ce terrible fléau de l’humanité.
Veuillez agréer, Messieurs, mes salutations distinguées.
Tous les deux, nous sommes à cheval sur le balai. Nous volons et, pour ne pas tomber, je m’agrippe à Lis de toutes mes forces. Son dos est blanc et très lisse.
D’en bas, la vieille nous regarde, édentée, tout en grattant la tête d’un singe relié à elle par une chaîne.
Quand le balai s’élève dans les nues Lis rit, alors je m’aperçois que le balai me scie l’entrejambe. La vieille sourit et le singe fait des bonds.
La vieille m’appelle :  » Mon fils, mon fils, descends.  » Je descends, alors elle m’attache avec une chaîne.
Le singe poursuit le voyage sur le balai avec Lis et rit aux éclats. La vieille les regarde et me gratte la tête.
J’ai placé une branche du compas sur son ventre et j’ai tracé plusieurs cercles concentriques, qui passaient tantôt par ses genoux, tantôt par son nombril ou bien encore sur son cœur.
Pour ne pas oublier son visage, je l’ai imaginé plein de chiffres.
Puis il s’est mis à pleuvoir, et elle est montée, debout, nue, sur un cheval.
Je tenais les brides. Des poissons sont tombés du ciel et ils passaient en riant entre ses jambes.
Parfois, ma main droite se détache de mon bras à la hauteur du poignet et elle va rejoindre ma main gauche. Je la serre avec force pour l’empêcher de tomber, car je pourrais la perdre. Je dois faire constamment attention à elle pour éviter qu’en un moment de distraction à l’heure de la replacer, je ne la mette à l’envers, la paume tournée vers l’extérieur.
 » Mon enfant, mon enfant.  » Enfin, elle alluma une lampe minuscule et je pus voir son visage mais non son corps plongé dans l’obscurité.
Je lui dis :  » Maman.  »
Elle me demanda de la prendre dans mes bras. Je la pris dans mes bras et je sentis ses ongles s’enfoncer dans mes épaules : bientôt le sang jaillit, humide.
Elle me dit :  » Mon enfant, mon enfant embrasse-moi.  »
Je m’approchai et l’embrassai et je sentis des dents s’enfoncer dans mon cou et le sang couler.
Elle s’écarta de moi un instant et je pus voir son ventre. J’aperçus à l’intérieur un petit veau qui dormait ; son visage était semblable au mien.
Elle était sur l’autre rive, seul le fleuve nous séparait, et je la regardais faire.
Elle dit :  » Pssss, pssss, psss  » et je vis des poissons se précipiter en foule. Quelques uns sortaient la tête hors de l’eau un instant. Alors elle prit un enfant dans un landau qui se trouvait près d’elle, et elle le jeta à l’eau. Les poissons le dévorèrent. Elle contempla la scène d’un air inquiet. Puis elle jeta un autre enfant, puis un autre et un autre encore. Elle examina l’eau avec inquiétude et s’essuya les mains. Quand les poissons eurent mangé tous les enfants, ils commencèrent à sortir la tête hors de l’eau. On aurait dit qu’ils voulaient parler. Elle semblait leur murmurer quelque chose d’inintelligible. C’est alors qu’elle m’appela.
 » Viens mon trésor, passe le pont.  »
Je passai le pont pour la rejoindre et lui répondis :
 » Oui, maman.  »
Lorsque je me mets à écrire, l’encrier s’emplit d’espace, ma plume de temps et ma feuille blanche d’harmonie.
Alors je ferme les yeux et, tandis que j’entends l’eau du robinet qui s’égoutte, je vois l’idéaliste d’Inis poursuivi par le gardien du labyrinthe.
Quand j’ouvre les yeux, l’espace, le temps et l’harmonie ont disparu et sur la feuille blanche, je peux commencer à écrire :
 » Lorsque je me mets à écrire, l’encrier s’emplit d’espace, ma plume de…  » Etc.
Elle était debout sur le piédestal et les colombes marchaient en l’air autour d’elle, en formant un cercle dont elle était le centre. C’étaient des colombes blanches au cou et à la tête noirs.
Puis je l’ai placée sir le cerf-volant et je l’ai fait s’élever peu à peu. Les colombes, en marchant, continuaient à tracer un cercle autour d’elle.
Elle m’a dit du haut du ciel :  » La source fut l’espoir.  »
Le cerf-volant montait, montait toujours malgré mes efforts pour le ramener sur terre. Je ne distinguais plus ni ses yeux ni ses cheveux. Puis elle a disparu.
Du ciel sont tombés les plumes de colombes et ses ongles laqués. Sur l’un d’eux était écrit en petits caractères :  » Le panique prendra la route de l’imaginaire.  »
Son sein est rond et pointu. Si je le regarde de près, il est ferme et même terminé par une petite bulle. Quand je le regarde de loin, sa pointe s’ouvre en deux lèvres qui m’appellent. Je vois très bien comme il devient, de blanc qu’il était, couleur de grenade.
Ses yeux sont ronds et pointus. Si je les regarde de près, ils sont verts et ils m’observent calmement et même dans le blanc je ne vois plus que son pubis. Quand je les regarde de loin ses yeux se fendent en deux rangées de cils qui m’appellent.
Alors je vois ses yeux et, déjà, tout est lèvres. Puis son pubis s’emplit d’yeux et ses lèvres m’appellent entre ses jambes.
Elle me dit :  » La postérité te concerne.  » Et alors je me souviens d’elle, quand nous nous promenions tous les deux, la main dans la main avant de nous haïr, l’enfant et son idole.
Elle me dit :  » Continue ton œuvre.  » Et alors je me souviens d’elle, quand elle faisait sa toilette le matin en ma présence, et que, par moments, nous nous reflétions tous les deux dans la glace, le fils et la mère.
Elle me dit :  »  » On aimera ce que tu écris, après ta mort, comme on aime les textes de Lautréamont, de Rimbaud, de Victor Hugo.  » Et alors, je me souviens d’elle lorsqu’elle m’expliquait le sens des mots inconnus, et que nous étions tous les deux dans la pénombre de la chambre, le fils et la mère, l’enfant et l’idole.
J’ai une bulle d’air. Je la sens très bien. Quand je suis triste, elle se fait plus lourde, et parfois, quand je pleure, on dirait une goutte de mercure.
Je la sens très bien. Lorsque je suis content, elle se fait plus légère, et parfois, lorsqu’elle me parle, on croirait qu’elle n’existe pas.
La bulle d’air se promène de mon cerveau à mon cœur et de mon cœur à mon cerveau.

pierre-de-folie Pierre de folie, livre panique, Fernando Arrabal

Maelström, juillet 2004, 122 pages