Le cinéma, ce n’est pas le théâtre. Surtout lorsqu’on n’est pas le metteur en scène. Pour Christophe, je l’ai dit, cet apprentissage est une souffrance, un exercice non seulement pénible mais souvent rageant. Lenteurs, loupés, temps de latence. Malgré ses impatiences, la concentration reste absolue, la connaissance du texte, d’une précision horlogère. Devant la caméra, je retrouve l’homme des éditos vidéo du site Internet de L’Express. Celui qui parvient en un clin d’œil et quelques soient les circonstances, même dans ses très épisodiques lieux de villégiature, à s’extraire du moment, des contraintes de l’heure, de la pression des événements, pour improviser une analyse ou une diatribe ciselées, dans un format quasi invariable, à la seconde près. Sans jamais buter sur le moindre mot, bien sûr, et sans jamais rédiger la moindre note préalable. Un court instant de recueillement, la tête qui s’incline légèrement puis se relève, c’est le signe que la machine est prête à se mettre en mouvement, à lancer sa rafale de phrases, d’œillades, d’envolées ou d’injonctions, avec cette parfaite diction du normalien et du comédien de la troupe des anciens de L’ENS, qui ne trahit aucune émotion involontaire.
Christophe n’est pas stressé. Il est juste pressé. Toute chose, pour lui, se construit dans une rationalité pure et parfaite. Pourquoi perdre du temps, par exemple, si l’on peut en gagner ? Dès lors, je sais que le texte du lendemain sera appris pendant ses trajets de métro, sur un taxi-moto, dans la loge de maquillage d’une émission à laquelle il doit participer, entre deux rendez-vous au journal ou en attendant l’invité de son déjeuner du jour.
Alors cette pointe d’anxiété, la veille d’entamer une troisième semaine de tournage (oui, nous allons dépasser et ajouter trois journées et trois nuits à notre plan de travail initial) ? La 16, cette scène 16 prévue et mise dans la boîte comme une scène de lecture, nous avons tous eu envie de la voir jouée. Christophe le premier. Elle est censée se dérouler dans une brasserie de Montparnasse, à la Rotonde, et nos amis qui accueillent l’équipe chaque soir pour dîner, ont accepté au débotté de nous laisser filmer dans le salon à l’étage. D’où vient la crispation, ce 15 juillet ? Pourquoi est-elle encore plus flagrante, le 16 au matin, jusqu’à ressembler à un trac impossible jusque là à détecter ? L’idée d’une scène à deux ? Mais Christophe en a déjà tournées plusieurs avec Lara. L’idée d’une scène qui ne soit pas confinée à un appartement ? Mais dans ce restaurant, le confinement est le même, puisque tout l’étage nous est réservé.
Il y a cette dimension que j’ai totalement mésestimée : Chris est rejoint au café par le personnage d’Albertine, et Albertine, c’est Suliane Brahim. Avec sa particule, Suliane Brahim de La Comédie Française, comme nous aimons tous depuis à en plaisanter. Suliane déjà, celle du Peer Gynt du mois de mai dernier, et derrière elle aussi le cortège des ombres tutélaires de la maison de Molière.
Christophe se montre rarement impressionné. Admiratif, souvent, très élogieux, parfois. Mais dans aucun domaine, et face à nul talent, je ne l’ai vu tremblant ou béat. Quelque chose se joue manifestement pour lui dans cette rencontre devant la caméra. Le comédien amateur se sent tout simplement intimidé par l’idée de donner la réplique à la pensionnaire du Français et il craint aussi de n’être pas à la hauteur. Rien dans son jeu les deux semaines passées ne m’a fait redouter pareil déséquilibre. Et puis il y a la complicité forgée au gré de cette aventure un peu folle, un peu compliquée et de notre lutte commune contre une forme d’adversité.
Je suis confiante : ce rendez-vous entre Chris et Albertine aura bien lieu, et tel que je me l’étais figuré. Moteur : sur la première partie du découpage de la scène, nous filmons Christophe en premier. Je le sens bien, la voix n’est pas aussi assurée. Les intonations, d’habitude variées, sont ici plus répétitives. Je les perçois comme de petites béquilles qui calent le phrasé pour lui éviter de trébucher sous le coup d’une émotion trop vive. Coupez : on se repoudre et on se remet. La scène avance, scandée par les allitérations de Chris, son obstination de politologue à tout traduire en grandes tendances sociologiques, y compris les malheureuses tentatives de son amie Albertine à évoquer son mal-être et ses interrogations les plus personnelles. Christophe sert merveilleusement le comique de ce dialogue de sourds par la rapidité de ses répliques, leur côté abrupt, l’entêtement docte et pontifiant du personnage de Chris.
Sur le bout du nez de Suliane, des lunettes de soleil masquent son regard et doivent à propos soulager Christophe de l’obligation de le soutenir. Bientôt ce sera le point culminant de la scène, l’aveu effarant d’Albertine en réaction à l’incapacité inouïe de Chris à entrer dans une conversation intime.
« Tu t’écoutes parler, tu bois tes propres paroles … ». Suliane-Albertine enlève ses lunettes et apparaissent alors ses yeux rougis et embués, et sa colère accompagnée par les moulinets de ses fins bras.
Christophe est désarçonné, comme Chris doit l’être. « On a besoin de chaleur, on a besoin de réconfort… C’est pour ça d’ailleurs que ça marche si bien les trucs comme Facebook et Twitter. Tu sais dans le monde arabe, c’est ta génération qui fait la révolution. »
Albertine, en se levant : « Tu veux la connaître la dernière révolution ? … ».
La dernière révolution pour Christophe : Suliane nous a tous bluffés et par-dessus tout, elle l’a laissé pantois. Il a finalement goûté le plaisir de faire du cinéma.