Paris, le 13 avril 2013

J’ai voulu photographier la situation politique dans lepoint.fr, mais celle-ci s’est comme déformée jour après jour, au sens topologique. Je parle de cette situation telle qu’on peut la connaître et la méconnaître par les médias.

Deux opérations font les gros titres : l’opération Transparence, pseudonyme de Brouillard ; l’opération anti-MTP, retour de ce qui était en 1945 l’anti-France. Celle-ci remonte à la surface et se paye une cure de jouvence. Tant que les manifestants font courir les ministres, ils n’indignent pas le citoyen lambda comme quand ils brûlaient les voitures.

Sur sa couverture, La Vie donne à Valls un visage de vampire. C’est déloyal. Du jamais vu depuis dix ans que je lis cet magazine. Est-ce la « nouvelle formule » annoncée ? La semaine dernière, Denis voyait dans l’aveu de Cahuzac un événement d’ordre spirituel. Cette semaine, le ton a changé : il censure « une oligarchie qui (…) ne célèbre qu’un culte, celui du veau d’or. »

La Vie a un nouveau rédacteur en chef qui arrive de Témoignage chrétien, Jérôme Anciberro. Par deux fois dans ce numéro, il ironise sur la distinction entre sphère publique et sphère privée. Ce thème qui m’avait surpris à la lecture du cardinal Scola a donc en fait le statut d’un « élément de langage ». Il a certainement été ouvragé dans les meilleurs ateliers romains.

Tout indique que l’Eglise a entamé une Reconquista tous azimuts. Elle s’étend du Collège des Bernardins à la Manif pour tous. Comparée à La Vie, La Croix est d’une grande discrétion, grande modération. La République aura La Croix, la Contre-révolution aura La Vie. C’est une hypothèse de travail.
François Regnault me rapporte la parole d’un Oratorien de ses amis : « JAM donne trop d’importance à l’Eglise romaine. Il est vrai que c’est la tradition de Lacan. » Je donne de l’importance au Vatican, monsieur, parce que je suis structuraliste. Rome reste l’une des quatre ou cinq matrices discursives qui compte dans le monde contemporain.

Rome est, si je puis dire, la Mecque de l’antilibéralisme. Maintenant que le communisme s’est désagrégé, elle attire les orphelins de Marx. Simultanément, elle aide ceux de Maurras à se recycler dans la vie politique nationale, comme l’a souligné ici même Philippe de Georges.

Le Vatican est le dernier « intellectuel collectif » qui nous reste, avec le Parti Communiste chinois. Combien de rédacteurs pour une encyclique ? L’Eglise a dès longtemps collectivisé les moyens de production intellectuelle, alors que les Juifs en sont restés au stade artisanal, ce dont a pâti le malheureux Bernheim.

Paris, le 14 avril 2013

« Rarement on aura lu livre plus cruel, plus terrible même, sur l’univers de la télévision et plus largement des médias… » Sitôt lu dans Marianne, l’article d’Aude Lancelin m’a fait chercher à L’Œil écoute, la librairie de Montparnasse, le livre d’Ollivier Pourriol (On/Off, Nil). Sous la forme d’une suite de dialogues bien troussés, cet agrégé de philosophie raconte son année au « Grand Journal » de Canal+.

Je découvre comme tout est pensé dans ces spectacles faits pour les idiots. « C’est un plaisir social archaïque, explique un technicien : tu regardes les privilégiés se faire couper la tête. Comme ça tu es content de ne pas être à leur place, et de rester à la tienne. » C’est en effet ma pensée quand je tombe sur une émission de ce genre. Je vois que cette pensée était prévue.

Est-ce cruel ? Oui sans doute, mais pour qui ? Pour l’auteur surtout. Il s’affiche dans la position du schlemiel, du débile flottant entre deux discours. Il voudrait le beurre et l’argent du beurre : il vend son âme tout en essayant d’en garder un petit bout. Or, la télé parle en langage binaire, comme l’indique le titre du livre : « Essaye de parler si ton micro est coupé et que tu n’es pas dans le cadre. ON tu existes. OFF tu n’existes plus. »

C’est la question de Descartes après l’énoncé du cogito : « Je suis, j’existe, mais combien de temps ? » Le philosophe au poêle répond : « Aussi longtemps que je pense. », La réponse à la télé : « Aussi longtemps que je suis à l’image. » Il y a là entre le pour-soi et le pour-autrui un écartèlement qui est dans On/Off traité sur le mode plaisant, alors qu’il a des conséquences tragiques dans Sunset Boulevard par exemple.

Il y a beaucoup de superbe dans la réponse cartésienne, comme dans la phrase de Montherlant que j’ai déjà citée : « Je n’ai que l’idée que je me fais de moi-même pour me soutenir sur les mers du néant. »  Il y a là comme un écho de Duchamp : « Le célibataire fait son chocolat lui-même. » C’est l’école des célibataires.

On oppose le monde de la télé à celui des « vrais gens ». Et si c’était le premier qui était le plus vrai ? Les « vrais gens » croient exister par eux-mêmes. La télé vous apprend que votre existence tient à l’idée que les autres se font de vous. A la télé, c’est le désir de l’Autre qui mène la danse et vous fait exister. De plus, il est mesurable : l’Audimat est un dieu qui vous interrogez tous les soirs et qui vous répond tous les matins. « Miroir, mon beau miroir… » Le Commandeur peut surgir à tout moment, et vous entraîner dans le non-être.

De Malebranche ou de Locke
Plus malin le plus loufoque

Ce distique figure dans le grand article de Lacan sur les psychoses. De qui est-il ? Ne cherchez pas : il est de Lacan. Il se réfère à une œuvre peu connue de ce John Locke qui inspira les plus raisonnables de nos philosophes du XVIIIe siècle : son examen des opinions de Malebranche. L’empiriste met en évidence le caractère extravagant de cette « vision en Dieu » qui répercute en métaphysique le dit d’Augustin : « In ipso enim vivimus et movemur et sumus. » « Plus malin » l’Oratorien, dit Lacan, pour autant que c’est en effet « au lieu de l’Autre » que nous parlons et pensons.

Fort de son cogito, de son miroir et de son chocolat, le célibataire se croit inexpugnable dans la forteresse de son existence, et tient la dragée haute à l’Autre, qu’il soit humanité ou divinité. Malebranche rabroue l’orgueilleux. Dieu a son doigt sur le bouton On/Off. Il a le pouvoir de précipiter, d’un instant à l’autre, toute créature dans le néant. S’il ne le fait pas, c’est qu’il « continue de vouloir ce qu’il a voulu ». Le monde ne dure qu’en raison de sa « création continuée » par une volonté invariable.

Le monde de la télé a en somme même structure, sauf qu’ici, le dieu a au-dessus de lui une déesse capricieuse, qui souvent varie. Elle s’appelle l’Opinion. Elle fait la loi. C’est la règle du jeu. On ne vous demande pas d’y croire, mais de la respecter. Ne pas la respecter, c’est le fait des non-dupes. Et « les non-dupes errent » (Lacan).

Est-ce une illusion ? Il me semble que l’on voit proliférer ces jours-ci toute une littérature de non-dupes se complaisant à narrer leurs errances. Etre non-dupe, c’est très français. Stendhal après tout l’était. Résultat : la Monarchie de Juillet  l’enterre à Civita-Vecchia. Tenait-il absolument à être fonctionnaire ? Ne savait-il rien faire d’autre ?

Ollivier Pourriol n’est donc pas en mauvaise compagnie. Il y a aussi Marie de Gandt (Sous la plume, Robert Laffont), ironiste sautillante. Elle se présente comme la bobo tentant de lire le dernier Rancière tout en écrivant ceux des discours de Nicolas Sarkozy que n’écrivait pas Henri Guaino. Elle ne nous laisse pas ignorer que c’est elle et nulle autre qui n’a pas pensé à indiquer au président comment se prononçait le patronyme de Roland Barthes dans le discours qu’elle lui rédigeait en l’honneur de Julia Kristeva. C’est elle aussi qui lui invente  des souvenirs d’enfance, qu’il récite volontiers. Son plaisir est « de n’être personne et de connaître tout le monde. »Il lui faut être à la fois de gauche et de droite, deux jours à l’Université et cinq à l’Elysée. C’est une femme enchantée de se diviser. Elle ne se rassemble que dans le moment de conclure, quand, « le délai dépassé, il faut courir à l’écriture (…) En ce moment solitaire, je suis seul maître à bord du langage. »

Quant à Bruno Le Maire (Jours de pouvoir, Gallimard), il aurait tout pour parvenir tout en haut de l’échelle s’il n’écrivait trop, et trop bien, pour dissimuler qu’il court deux lièvres à la fois. Il y a chez sa rivale NKM une single-mindedness qui lui fait défaut, sans compter le goût du risque. S’il n’y prend garde, ce bon germaniste pourrait bien finir commissaire à Bruxelles.

Les culs-entre-deux-chaises forment l’une des grandes familles spirituelles de la France. Elle est peuplée de ces gens de trop d’esprit qui répugnent au conseil de Pascal : « Abêtissez-vous ! » Or, suggère Lacan, le début de la vraie sagesse, c’est d’être dupe de la règle du jeu qu’on a choisi de jouer.