Paris, le 24 mars 2013
Le mystère du corps parlant
Eric Laurent citait hier, à l’Institut de l’Enfant, une parole de Tchouang-Tseu, contrastant la vie humaine et le savoir, l’une finie, l’autre infini, pour conclure : inutile de s’épuiser dans une vaine recherche. C’est la sagesse même. Mais le désir ne l’entend pas ainsi. Ou le désir, ou la sagesse, c’est le vrai choix d’Hercule.
L’essence de toute sagesse, c’est : vous êtes promis à la mort, alors ne faîtes pas tant d’histoires. Tous les discours tenus au nom de la mort (qui font de la mort leur signifiant-maître) invitent à la servitude. D’où le caractère crucial, décisif, de la proposition 67 du Livre IV de l’Ehtique : « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation, non de la mort, mais de la vie. »
« La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. » Justement, lire tous les livres, c’est impossible. Donc, la chair est gaie. C’est ma version de Mallarmé. Celle de DSK serait : le savoir est gai parce qu’il m’est impossible de me les faire toutes. En définitive, les deux convergent.
La phrase de Spinoza m’est revenue en mémoire sur la plage de Belle-Île, en écho à Baudelaire : « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! » Le vers de Mallarmé est dans « Brise marine ». la mer est encore là dans le « Coup de dés ». Quentin Meillassoux en a récemment tenté un déchiffrement sensationnel.
Qu’est-ce que la vie ? On ne sait pas. L’Eglise romaine l’exalte — depuis quand, au juste ? Elle en fait un Absolu, défendu inconditionnellement, annihilant toute autre valeur, mortifère en somme. Oui, c’est dans son discours l’envers et l’autre nom de la mort. Or, si personne ne sait ce qu’est la vie, on sait néanmoins qu’elle est la condition de la jouissance. Le vrai péché contre l’esprit est de disjoindre la vie et la jouissance. Comment peut-il se faire que la chair du parlêtre jouisse du signifiant ? C’est le mystère du corps parlant, dit Lacan. Mystère, non mathème.
Il y a paradoxe, car le signifiant a partie liée avec la mort. C’est par le signifiant qu’advient la transcendance, et avec elle le sens de la mort. Spinoza veut nous opérer de ce sens-là, dissiper l’illusion de transcendance, nous plaquer sur l’immanence. C’est une discipline, une ascèse. Si on y arrivait, c’est alors que nous serions comme des dieux. Spinoza, c’est le paradis. Le désir, dit-il, mais sous la forme du conatus. C’est un désir tout positif, puisque manque-à-être il n’y a pas. C’est pulsion plus que désir. Nous aimons et nous respectons Spinoza, mais « Kant est plus vrai », dit Lacan à la fin du Séminaire XI. Entendez : le manque n’est pas imaginaire, il tient au symbolique.
Mais au niveau du réel ? Là, pas de manque. Lacan pose ça d’emblée, dans son tableau du manque (Séminaire IV). L’objet d’une privation dans le réel est symbolique. Lacan va du réel au symbolique en passant par l’imaginaire. C’est une élévation. Mais surprise ! Le dernier Lacan fait l’inverse. C’est : retour à l’immanence.
Communio contre Concilium
L’un des hommes, des érudits, que j’admire le plus au monde, le père Henri de Lubac, S. J., plus tard cardinal, démontrait jadis que l’humanisme athée est une impasse. Plein de verve et d’esprit, le professeur Rémi Brague renouvelle cette thèse dans Le Point de cette semaine. Il est prévu que je débatte avec lui et la ministre de la Famille au Forum de Libération à Rennes, samedi prochain, sur le mariage pour tous. Libération espérait Frigide Barjot, mais celle-ci s’est défilée. Brague vient à sa place.
C’est l’un des plus brillants des archicubes venus après moi, et qui ont parcouru les chemins que ma génération avait désertés. Ces chemins, à la différence des Holzwege heideggériens, mènent quelque part. Tandis que son ami Marion est parvenu à l’Académie française, lui est entré à l’Académie des sciences morales et politiques. Les académiciens forment comme le Sénat de notre vie intellectuelle, en ceci que le rapport des forces y est ne varietur. On n’y voit même pas possible un accroc comme vient d’en connaître un le Sénat de la République. J’avais imaginé jadis, si mon souvenir est bon, en l’honneur de Daniel Lindenberg et de ses « nouveaux réactionnaires » une Académie des sciences immorales.
Brague appartient au réseau international de revues et de collections où se déversent depuis 40 ans les travaux de Communio. L’âme de ce think thank était Urs von Balthasar. Au témoignage de Ratzinger (« Communio, un programme », mars-avril 1993), le nom surgit de « contacts » avec Communione e Liberazione. Alors mouvement d’avant-garde, aile marchante de la réaction postconciliaire, Communione e Liberazione accueillait Lacan lors de ses venues en Italie, et, mind you, sans que l’analyste sache de qui il était l’hôte. Il s’agissait pour les promoteurs de Communio, Ratzinger au premier plan, de Lubac aussi, de faire pièce à Concilium, la revue moderniste, progressiste, de Rahner et Kung, que je lisais en ce temps-là.
C’est dire si elle devait être déviante.
La gazza ladra
La ligne de Communio inspirait l’homélie de Noël du pape devant la Curie. « Les humanistes, c’est nous ! » Entendez : nous, les croyants, les chrétiens. C’est ce que disaient aussi, dans les années d’après-guerre, les staliniens. Et Sartre, cédant à la pression, qu’il avait lui-même suscitée, des deux boutiques rivales, avait cru devoir rejoindre le chœur : « L’existentialisme est un humanisme » avait-il sorti tout de go, reniant La Nausée. Etre « humaniste », c’était en ce temps-là le shibboleth. Lévi-Strauss, fut le premier à renier crânement l’humanisme. Lacan suivit. Il y avait eu avant eux Heidegger et sa Lettre sur l’humanisme, mais son escapade nazie jetait une ombre sur ce morceau admirable.
Alors que j’étais à l’Ecole, Althusser jugea bon de faire profession « d’antihumanisme théorique absolu ». Tard-venu dans la paroisse structuraliste, il faisait de la surenchère. Par ailleurs, il se faisait périodiquement remonter le moral par les deux Jean-Guitton en Sorbonne, Lacroix dans Le Monde — qui ne tenaient pas rigueur à l’ancien Prince thala de ses escapades, la stalinienne, la structuraliste. Ils s’attendaient sans doute à ce qu’il finisse un jour par revenir au bercail.
Foucault mit toute cette histoire de contre-humanisme en musique dans Les Mots et les choses. Le livre finissait sur le mode romantique qu’affectionnait Lévi-Strauss. A la fin des Mythologiques, c’est le cosmos qui efface l’homme. Lévi-Strauss a avoué que là, il parodiait Gobineau. Voir Regarder Ecouter Lire, p. 147-148.
Athéisme ? Anti-humanisme ? Je me garderai à Rennes de revendiquer ces étiquettes offertes par les religieux, « et dona ferentes ». Ce sont là des mannequins que, comme des agents du FBI, les bonnes gâchettes catholiques sont entraînées à truffer de plomb : « Pan ! Pan ! sur l’humaniste athée ! » Comme Prométhée dérobant le feu aux dieux de l’Olympe, l’Eglise croit venu le moment, deux siècles après 1789, de chiper aux philosophes les Lumières. L’Eglise est la mémoire, disait Benoît XVI dans son homélie de Noël. Oui, mais c’est aussi l’oubli. L’Eglise gomme le combat des Lumières, et qu’il s’est fait contre elle. Ces philosophes, elles les a brûlés, emprisonnées, persécutés, avant de leur faire les poches. L’Eglise, c’est la gazza ladra. Même chose avec les Juifs. Mais là, elle a demandé pardon. Il faudrait que les philosophes se syndiquent, demandent des réparations. Combien pour Giordano Bruno ? Combien pour Galilée ? Ce n’est pas dans la campagne romaine que Voltaire avait trouvé refuge.
Le Vatican paiera !
Les ruses de la Vérité
Non, trop tard. La cause est entendue. Désormais, il n’est bon bec que de Paris, et d’humaniste que romain. La question reste de savoir comment les fins et aigrefins s’arrangent de la science, du sujet supposé savoir, et de l’inconscient.
Au temps où Lacan tenait son sixième séminaire, Henri de Lubac disposait allégrement de la psychanalyse dans ses Nouveaux paradoxes : « Les psychologues explorent l’inconscient, et c’est très bien, et sans doute auront-ils toujours de la besogne, sans doute y feront-ils indéfiniment de nouvelles découvertes. — Mais il est plus urgent, il sera toujours plus urgent de le transformer. » Je trouve ça très malin. Il y en a comme ça tout plein dans ce petit livre. De fait, dans le contexte des années 50, c’était dire : « La psychanalyse, c’est permis, car la transcendance, c’est au-delà — forcément. » C’était un renard, le père de Lubac, pas un hérisson comme Christine Angot.
Il invitait « chaque compétence » à respecter ses limites, et à ne pas confondre « les ordres », comme dit Pascal. Si l’on respecte les ordres, en effet, la transcendance tire toujours son épingle du jeu. Lacan avec ses trois « registre » du réel, du symbolique et de l’imaginaire, est pascalien en diable. Que son discours serait récupéré par l’Eglise, Lacan le savait, le disait, mais ne le voulait pas. « Le dernier Lacan », comme je l’ai appelé, traduit son désir d’y échapper. Ce sera en tous les cas a hard nut to crack pour les apologistes des temps futurs.
L’Eglise voleuse. On me reprochera mon irrespect. Je me moque, mais je l’entends aussi en bonne part. Récupérer les personnalités à l’heure de la mort est passé de mode. Mais récupérer les penseurs est toujours d’actualité. Accueillir les grandes pensées, les loger, et les faire participer à la symphonie du discours universel appartient à la vocation de l’Eglise. Au moins est-ce la grandeur de l’orientation ignacienne telle que je la comprends. Sa boussole est tournée vers un point Oméga, pour parler comme le père Teilhard de Chardin, où tout converge et se sublime. Puisque l’Eglise est le corps mystique de la Vérité, toutes les pensées même les plus rétives finissent par mener à Rome. Où sont les archives d’Edmund Husserl ? A Louvain. Celles de Michel Foucault ? Au Saulchoir. Et le Centre Sèvres aurait été ravi, j’en suis sûr, d’avoir celles de Jacques Lacan.
De Lubac mettait spécialement en garde la sociologie des religions contre ses excès prévisibles. A vrai dire, avec Gabriel Le Bras, il n’y avait rien à craindre. Quand le nonce apostolique le pria de supprimer les Archives de sociologie des religions deux ans après leur naissance, il objecta un non possumus – la revue était du CNRS – mais il fit savoir qu’il renonçait à les diriger. Rome s’inquiétait alors d’un « néo-modernisme multiforme » qui gagnait la France. De Lubac était depuis 1950 interdit d’enseignement.
Cependant, « l’orage passa sans dégâts, sans trace visible, écrit M. Emile Poulat. Le nom de G. Le Bras apparaîtra tout naturellement dans le n° 10 (juillet-décembre 1960), en page 2 de couverture quand, pour la première fois, sera précisé l’organigramme de la revue. La défiance rejaillit sous Paul VI (…). » (extrait de « Aux origines du “Groupe de Sociologie des Religions“ et de ses Archives », Archives de sciences sociales des religions, n°136, oct.-déc. 2006, p. 25-37).
V=B
Pour ce que j’ai pu connaître d’elle, celle qui est aujourd’hui ce que Gabriel le Bras fut jadis, Danièle Hervieu-Léger, serait moins docile si elle devait recevoir pareille injonction. Elle reste fidèle à l’esprit de ces Jésuites lacaniens dont Henri de Lubac, rallié au Vatican sous le pape Montini, déplorait le mauvais esprit. Je serais curieux de savoir ce que DHL pense du pape Bergoglio, sur lequel je continue de recevoir des informations de mes amis argentins. Je les répercuterai un jour, mais je ne saurais faire du nouveau pape une tête de Turc de ce blog. Le surmoi auxiliaire que m’a greffé l’action pastorale du père Sollers ne me le permet pas.
Qui voudra rire avec moi de la plaisanterie de mauvais goût que je viens de recevoir de Buenos Aires ?
La couverture du meilleur magazine humoristique de la ville porte en caractères d’affiche la phrase : « Que me chupen la Bergoglio » Elle décalque l’expression vulgaire qui en espagnol signifie : « Qu’ils aillent se faire f… » Cela se dit : « Qu’ils me sucent la verge » La verge, c’est la verga. En espagnol, le v se prononce comme un b. « La verga » est ici remplacée par « la Berg… oglio. » Je ne sais pas si cela reste comique quand il faut en passer par cette exégèse.
Au reste, ça ne casse pas trois pattes à un canard.
Post-scriptum
– El Punt Avui. Le magazine argentin se nomme curieusement Barcelona. Et de Barcelone m’arrive justement la nouvelle que l’interview que j’ai donnée voici trois semaines au journal catalan El Punt Avui est parue comme prévue, sous le titre : « Per la llibertat de la paraula. » Ce sont des extraits, car la conversation a duré 2 heures, en espagnol. Quand on connaît le français et l’espagnol, on pige le catalan. C’est le contraire du breton.
– L’Humanité-dimanche. De mon passage à Issy, j’ai rapporté HD. Je comptais me moquer de sa couverture, qui n’est pas heureuse : la phrase « La France a faim » vient en surimpression d’une photo où quatre gros-pleins-de-soupe, chefs d’associations caritatives de gauche, étalent leur bedaine. Mais j’ai lu les articles. Eh bien, à mon goût, c’est le meilleur hedbo de la semaine. Je verrai la semaine prochaine : si la qualité se maintient, je m’abonne. Entre la Revue des deux Mondes et L’Humanité-dimanche, je serai paré pour l’hiver.
– La Cause du désir. On me rappelle qu’une équipe de la revue de l’Ecole de la cause freudienne, composée de psychanalystes et de mathématiciens, rencontre mardi prochain le 26 Cédric Villani pour l’interviewer. Autant pour moi ! J’avais négligé de le dire. C’est d’autant plus impardonnable que je ne suis pas pour rien dans cette initiative. Eh bien, La Cause du désir fera si bien avec Villani que celui-ci ne demandera pas mieux que de poursuivre avec moi dans les Cahiers pour l’Analyse. Du moins je l’espère.