Charles Baudelaire par Bernard-Henri Lévy
La première soirée a vu Bernard-Henri Lévy livrer au public genevois sa vision intime de Baudelaire. Il y a vingt-cinq ans, il lui avait consacré un roman, « Les derniers jours de Charles Baudelaire » (publié en 1988) dans lequel il avait mis en scène les différentes personnes qui ont vécu dans l’entourage de Baudelaire. Bernard-Henri Lévy a évoqué pendant 1 heure et quart la vie et le génie du poète maudit, qui n’a pas été compris par son époque…
Sur la scène une chaise, une simple chaise.
Soudain. Un pas. Un autre pas… Un homme dans la verticalité de sa présence habite la scène.
La parole fera fusionner l’homme seul et le multiple des spectateurs-auditeurs autour d’un poète – Baudelaire – et de ses « fleurs maladives » comme il les nomma, entre autres appellations.
L’exergue aux propos qui seront développés pourrait être la voix même du poète.
« Dans les caveaux d’insondable tristesse
Où le Destin m’a déjà relégué… »
Cette voix sera brutalement tue alors qu’il visitait une église de Namur. Il tomba et perdit peu à peu la parole pour ne plus que pousser ce cri « Crénom », ultime juron retenu par la postérité. L’hémiplégie, l’aphasie, la mort. La poésie lui fermait à jamais ses portes d’or. Ironie insultante du Destin.
Bernard-Henri Lévy s’inspire de son roman paru il y a vingt-cinq ans pour remonter le temps du poète et son propre temps, donnant la vive impression de l’avoir écrit maintenant, tant il est irrigué par la présence aussi bien de l’homme que du poète Baudelaire. Il fait âme avec lui.
Partant de cet épisode tragique, il s’attache avec une profonde empathie à montrer les obstacles, les humiliations, la bêtise, qui seront le pain quotidien du poète. Les salons, les cénacles, lieux de rencontre d’une société mêlée à des artistes qui tient les rênes de l’intelligence (en douterait-on ?) le refusent, l’ignorent, ce qui est pire. Il est TRANSPARENT.
Les Sainte-Beuve, les Théophile Gautier et autres se moquent de lui. Même Delacroix, pour qui il écrira les plus belles pages sur la peinture, ira jusqu’à lui interdire sa porte, à sa mort. Hugo, le grand Hugo, du haut de son perchoir, admiré, l’ignore.
L’oncle Sainte-Beuve, lorsque Baudelaire manifestera son désir de devenir académicien, faute de lui accorder sa voix, écrira, paternellement (!) « c’est un gentil garçon ».
Baudelaire, assoiffé de reconnaissance, jalonnera sa vie d’actes manqués, s’embourbant, consciemment ou inconsciemment, dans des situations impossibles.
Ainsi sa conquête de « la Présidente » telle surnommée par Théophile Gautier qui lui attribuera aussi son nouveau prénom — Apollonie — (anciennement Aglaé-Joséphine). Apollonie Sabatier, à la beauté opulente et « gaie », s’entourait d’un cercle d’amis, célébrités du temps, dont Flaubert, Maxime du Camp, Bouilhet, outre des peintres et musiciens. Cercle auquel Baudelaire rêvait d’être accepté. Il lui écrivit, anonymement, des lettres, puis des poèmes qu’elle lisait à sa compagnie. Des poèmes qui s’enflammaient et qui, l’auteur étant inconnu, brillaient d’un éclat singulier. On s’étonna, jalousa aussi ce mystérieux poète, si doué.
Le procès des « Fleurs du Mal » approchant, Baudelaire imagina que Madame Sabatier témoignerait en sa faveur. « Il me manque une femme » écrivait-il à sa mère, pensant à Flaubert, sauvé par l’intervention de la princesse Mathilde, dans son récent procès au sujet de « Madame Bovary ». Mais les rouages du Destin étaient déjà engagés.
Il se dévoila donc à Apollonie, séduite, tellement séduite, irrésistiblement attirée dans sa chair. Elle s’offrit à lui. Baudelaire ne voulait pas de cet accomplissement charnel. Son feu était dans les poèmes, pas ailleurs. « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre »
Le procès eut lieu, il fut condamné.
Baudelaire ne manie pas des concepts abstraits, il a l’intelligence d’un regard pour être un critique d’art exceptionnel. La peinture irradie son écriture, la musique participe à son énergie créatrice. Les « correspondances » animent son imagination et sa poésie, tissant les analogies entre les arts.
Les Lesbiennes – Les Limbes – Les Fleurs du Mal – furent les trois titres successifs, en miroir peut-être, aux différents stades de sa vie.
Le Mal, mis en majuscule, est la métaphysique qu’explore le poète. Être le fils d’un prêtre défroqué ne fut pas innocent pour son parcours de vie. Les anges ne manquent pas dans son œuvre, même s’ils sont aussi, sataniques.
Si pour les lecteurs de son temps ce tragique examen de conscience reconnaissant au plus profond de notre être l’activité du Mal, appuyé par une expression sans compromis, fut insupportable, ce pacte d’un poète avec la part maudite de notre existence fait de Baudelaire notre contemporain fraternel, Sade, Lautréamont, Bataille nous ayant appris à établir le lien entre la littérature et le Mal.
De déboires en espoirs, d’éclats lumineux en échecs, Bernard-Henri Lévy a réveillé la route d’un « exilé» de l’intérieur infusant « l’amer savoir » dans une société en déroute. Sa parole fluide, teintée d’humour, de passion retenue, a redonné à entendre la voix d’un poète privé souvent de parole par ses contemporains, et définitivement par un Destin implacable.
Est-ce Bernard-Henri Lévy ou est-ce Baudelaire qui a conquis le public dont l’enthousiasme se mesure à la qualité du silence, de l’attention ? L’osmose entre les deux, leurs correspondances subtiles entre des sensibilités irriguées d’espoirs insensés, d’engagements hors du temps, d’interrogations, de déchirures enfouies, tissent des chemins secrets.
On n’est pas le passeur d’un tel poète impunément et innocemment.
Danusza Bytniewski
« Poèmes interdits – Un monologue au parfum de soufre ». Adaptation, jeu et mise en scène de Alain Carré
Cette deuxième soirée a constitué un trait d’union entre la conférence de Bernard-Henri Lévy et le procès de Maître Bonnant.
Alain Carré incarne Charles Baudelaire, en commençant de façon déroutante et inattendue par le monologue de Mme Lepage, la bonne inventée par Bernard-Henri Lévy dans « Les derniers jours de Charles Baudelaire », dans sa petite chambre minable de l’Hôtel du Miroir à Bruxelles. Caricature de la Belgique (« la Belgique est un enfer, un bâton merdeux », de la femme (« Portrait général de la flamande : un front de polichinelle, une absence de bouche, ni parole, ni baiser, un teint lilas, des paupières en pelures d’oignons, des pieds plats et des jambes d’éléphant, des poutres sur des planches… des femelles, oui, des femmes, non ! »), mais aussi de lui-même, le dandy (« un dandy doit être sublime sans interruption, il doit vivre et dormir devant un miroir. »). Un humour terrible et ravageur traverse ses écrits.
La déchéance de la fin de vie du poète donne à Alain Carré l’occasion de mettre le feu aux planches, d’immerger Baudelaire dans les brûlures d’un enfer soumis aux « Litanies de Satan ». Son interprétation épouse le sens de la métaphysique du mal opposée à l’esthétique du Parnasse. Baudelaire a mis 20 ans à écrire ce recueil inspiré par la beauté du diable; Alain Carré s’y donne corps et âme, dans une colère tantôt contenue tantôt virulente, les yeux étincelants et la bouche tremblante. Alain Carré entre dans le dedans, le cœur du poète et de lui-même, car c’est la démarche même de la poésie. Celui qui lit, encore plus celui qui dit, ne peut pas rester extérieur. Il doit faire corps, faire âme. Sinon, à quoi bon? Quel comédien unique!
« J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or. », ainsi Baudelaire résumait-il l’essence du recueil des Fleurs du Mal…
« Baudelaire est celui qui nous oblige à quitter notre quant à soi, notre sur-moi censeur, pour accepter d’être. Accepter de se perdre pour se rencontrer, sinon c’est vivre en étant soi-même deux étrangers qui se côtoient difficilement – celui qui se montre extérieurement et celui qui est intérieurement – Baudelaire, par son dandysme, a brouillé les cartes.
La vie est comme un décor de théâtre. Baudelaire n’écrit pas des poèmes, mais il met en scène une représentation théâtrale, un long dialogue entre un « je » et Satan, dont l’âme serait l’enjeu faustien? Toutes les instances de la vie, même les plus maudites s’y incarnent. Jamais il n’épargne le lecteur – le spectateur -, il le jette, nu, face à lui-même.
Partie d’échecs où tour à tour, l’un avance son pion, gagne, perd… Qui remporte la partie ? A moins que la partie ne soit sans fin, et c’est cela qui est insupportable.
Où le sacré et le profane excellent chacun en beauté, car le beau n’est pas seulement là où on se plaît à l’installer, la « charogne » n’a pas fini de nous renvoyer le miroir inversé du beau. »
Danusza Bytniewski
Les Fleurs du Mal, un procès littéraire plaidé par Me Marc Bonnant
Debout, côté jardin, Me Bonnant s’élance. Il peindra dans un flot de paroles ininterrompues sa vision de Baudelaire, « le divin poète ». Paradoxes, propos provocateurs, Me Marc Bonnant se divertit autant qu’il nous enchante. Il se réjouit d’abord du goût des genevois qui se sont précipités aux trois soirées baudelairiennes. En raison de leurs ancêtres calamiteux, Calvin, dont le vent méphitique souffle encore et Rousseau qui considérait que les arts et les lettres corrompent les mœurs, leur présence était imprévisible.
Pour Me Marc Bonnant, le procès de Baudelaire n’appartient pas qu’au « bête XIXème siècle », selon l’injuste jugement de Léon Daudet. Il y a un rattachement avec notre temps. Et d’évoquer au travers des siècles les poètes en prison, Villon, Marot, Desnos, Genet, et l’histoire de la censure dès les premières tablettes d’argile et papyrus.
En creux ou en miroir, c’est une histoire des mœurs et de la sensibilité qui est évoquée. Celle de la liberté et de ses limites, hier et aujourd’hui. Et de rappeler que le XXème siècle condamnait l’œuvre de Sade au pilon, interdisait Histoire d’O de Pauline Réage, les livres d’Henry Miller et Les Larmes d’Eros de Georges Bataille.
La censure est justement appelée « Anastasie » parce que perpétuellement elle renaît. Elle a été le fait de l’Eglise, de la Sorbonne, du pouvoir politique ; elle est, en notre temps, intériorisée. Elle n’est plus le fait de l’autorité mais celui de chacun. Besoin invariable d’interdit. Hier, la morale religieuse le dictait, aujourd’hui la bien-pensance, un corps de valeurs melliflues.
Le comédien Alain Carré est assis en face d’un petit bureau côté cour. Il sera avec son remarquable talent tour à tour la plume de quelques folliculaires haineux, Baudelaire qui dira quelques « fleurs maladives », et le Procureur impérial Ernest Pinard qui obtiendra en août 1857 la condamnation de Baudelaire et de ses éditeurs. Il faudra attendre 1949 pour qu’à l’initiative de la Société des Auteurs la Cour de Cassation réhabilite le poète condamné.
L’orateur fait revivre cette année 1857 : l’apogée du Second Empire, son univers sensible et esthétique, ses grandes figures. Il évoque Stendhal et Balzac, morts depuis quelque dix ans ; Hugo à Guernesey, tonnant contre Napoléon Le Petit ; Théophile Gautier au Panthéon et le Parnasse ; les frères Goncourt qui écrivent leur journal depuis cinq ans et Sainte-Beuve qui critique ; Offenbach triomphe aux Bouffes Parisiens ; le Baron Haussmann embellit Paris. Le temps est ainsi restitué.
Fin 1856, Baudelaire se décide à éditer cent de ses poèmes écrits pendant vingt ans. Quarante-neuf d’entre eux ont déjà paru dans diverses gazettes littéraires, dont quelques-uns, « Lesbos », « A celle qui est trop gaie » seront condamnés, sans avoir suscité lors de leur parution la moindre réaction.
Baudelaire charge l’éditeur Poulet-Malassis de l’œuvre. Il met un soin particulier à la composition de l’édition. Il veut « peu de matière mais qui paraisse beaucoup et qui soit très voyante ». Il veut encore « un bel éreintage qui attirera la curiosité ». Le poète n’est donc pas innocent. Il veut le scandale et en est l’ordonnateur, mais enhardi par l’acquittement récent de Flaubert, espère l’éclat d’un acquittement.
Le 25 juin 1857, le manuscrit est mis en vente. La presse se déchaîne dont Le Figaro et Le Journal de Bruxelles qui dénoncent un livre où « l’odieux côtoie l’ignoble », ou encore « un livre qui est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit et à toutes les putridités du cœur ».
Attisé par la presse, le Ministère de l’Intérieur donne ses instructions. La justice est mise en œuvre et Baudelaire déféré devant la Cour. Treize poèmes sont incriminés, qui constituent pour l’accusation des offenses à la morale religieuse ou aux bonnes mœurs et à la morale publique.
Cette même loi de 1819 avait été évoquée contre Flaubert, contre Béranger et le sera contre Alphonse Karr ou Eugène Sue.
Baudelaire prépare méticuleusement sa défense. Il rassemble les témoignages écrits de quelques auteurs insoupçonnables, Asselineau et Barbey d’Aurevilly. Il interpelle Flaubert, se fait conseiller par Sainte-Beuve puis rédige, à l’attention de son avocat Chaix d’Est-Ange un argumentaire qui ne sera que pour partie repris, hélas.
Pinard requiert. Il est habile, il a des lettres donc du souffle et du style. Il s’interdit d’être critique littéraire en soutenant paradoxalement que ce n’est pas à l’homme qu’il s’en prend mais à l’œuvre. Il évoque la morale sans en aventurer une définition. Il soutient qu’il appartient au juge d’être « une sentinelle qui ne laisse pas passer les frontières ». Il lui incombe « de donner l’éveil ».
Pinard anticipe les arguments de la défense. Elle dira que la description du vice est une incitation à la vertu. Que non pas ! : « Le poison de ces fleurs n’éloigne pas… mais monte à la tête, grise les nerfs, provoque le vertige jusqu’à la mort. »
Pinard récuse aussi le probable argument des précédents en soutenant que le Ministère Public agit en pure opportunité et que sa tolérance d’hier ou inaction ne saurait le lier.
Sur l’offense à la morale religieuse, le Procureur Impérial se montre nuancé : « Baudelaire a-t-il voulu faire de l’étrange plus qu’il n’a voulu blasphémer ? » s’interroge-t-il rhétoriquement.
En fait, pour s’assurer la condamnation au titre de l’offense à la morale publique, Pinard renonce implicitement à exiger une condamnation au nom de la morale religieuse. Il craint l’échec. En cette deuxième partie du XIXème siècle Dieu commence à perdre du terrain.
Vient la défense. Et Marc Bonnant de plaider avec ferveur ce que Chaix d’Est-Ange eût pu plaider si la nature lui avait réservé quelque talent. Il était juste bien sûr qu’il plaidât que tels textes de Molière, de Musset et même de Montesquieu circulaient librement ; qu’il comparât l’audace impunie des uns aux vers injustement incriminés de Baudelaire. Mais à tort, il n’interpella pas les juges sur la notion même de morale, son origine, sa nécessité. Il ne soutint pas que la liberté, qui est le principe, relève de l’intemporel et l’universel et que ses limites, elles, ne participent que du local et du circonstanciel. Que l’on ne peut définir un principe par ce qui le nie.
A tort encore, Chaix d’Est-Ange ne plaidera pas l’argument suggéré par Sainte-Beuve, celui de l’état de nécessité dans lequel s’est trouvé Baudelaire : « Hugo avait pris la terre et plus que la terre ; Laprade les forêts et bosquets ; Musset a pris la passion et l’orgie éblouissante… que restait-il ? Ce que Baudelaire a pris… ». L’enfer.
Dans ses notes à son avocat, Baudelaire regrettait de ne pas avoir rédigé de préface où il aurait posé « ses principes littéraires et dégagé la question si importante de la morale ». Il aurait, dans le prolongement de l’œuvre de Joseph de Maistre et de ses « Soirées de Saint‑Pétersbourg » dit le péché originel sans cesse renouvelé, la partition de damnation de l’homme.
L’œuvre poétique de Baudelaire aborde la métaphysique du mal, ignorée en ce siècle de Lumières prolongées. Et pourtant, pour citer de Maistre encore « tout doit être immolé sans fin, sans mesure, sans repos, jusqu’à la consumation des siècles, l’extinction du mal, la mort de la mort. Tout doit être expiation de l’innocent. »
La péroraison approche. Marc Bonnant s’embrase en évoquant un argument proposé par Baudelaire à Chaix d’Est-Ange, qui n’a pas osé. Il convenait de soutenir, suggérait Baudelaire, qu’il y a plusieurs morales, « la morale positive et pratique à laquelle tout le monde doit obéir… mais il y a la morale des Arts qui est tout autre. » Et il y a « plusieurs sortes de libertés » : « la liberté pour le Génie et la liberté très restreinte pour les polissons ».
On ne sait si l’argument eut porté. Manifestement, il trouve chez l’orateur étincelant d’un soir une très profonde et perceptible résonance…