Par une journée pluvieuse d’août 1969, les choses sérieuses ont commencé, pour moi.

J’étais en vacances à Saint-Tropez avec un de mes amis, Sylvio Perlstein, amateur d’art lui aussi.

Et comme il n’y avait rien de mieux à faire un jour de pluie à Saint-Tropez, nous sommes allés, à tout hasard, dans une galerie d’art de Vence.

Une affiche avait attiré notre attention : Galerie Alphonse Chave, « Man Ray, les Invendables ».

Une drôle d’affiche qui nous a suffisamment intrigués pour nous décider à monter en voiture. Nous arrivons à la galerie de Vence après le déjeuner. Le vernissage est déjà passé depuis longtemps, cela risque d’être calme.

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Affiche de l’exposition « Man Ray, les Invendables », 1969, Galerie Alphonse Chave.

En effet, il n’y a personne pour regarder l’exposition. Personne à part un homme. A notre grande surprise, nous reconnaissons Man Ray lui-même. Il avait un sourire malicieux, et était un peu voûté. Il avait l’air très heureux de voir des visiteurs rentrer.

Philippe Klein, Meret Oppenheim, Marcel Fleiss et Olga Picabia à l'exposition Man Ray en 1972.
Philippe Klein, Meret Oppenheim, Marcel Fleiss et Olga Picabia à l’exposition Man Ray en 1972.

Je ne suis pas du genre timide et lui demande de but en blanc (car cela m’intrigue depuis le début) la raison du titre étrange de l’exposition, « les Invendables ». Il me répond avec son accent et son humour new yorkais : « Vous ne savez pas que tout le monde veut bien acheter mes photos, mais que personne ne s’intéresse à mes dessins, comme ce qui est montré ici ? Donc ce ne sont que des invendables, et comme vous pouvez le constater, rien n’est vendu ».

Il y avait de très beaux dessins et aquarelles de toutes les époques (quarante en tout) dont certains exceptionnels.

Les prix de ces oeuvres me paraissant vraiment très bon marché, je décide de lui en acheter deux et mon ami, qui a plus de moyens que moi, quatre ou cinq.
Avant notre départ, Man Ray nous demande discrètement où nous habitons. Paris pour moi, Anvers pour Sylvio. Il nous glisse alors: « Téléphonez-moi à Paris, on va se revoir et je vous montrerai de belles choses.»

et Man Ray devant la Galerie des Quatre Mouvements, le soir du vernissage.
Marcel Fleiss et Man Ray devant la Galerie des 4 Mouvements, le soir du vernissage.

Dès mon retour en septembre, à la fin des vacances, j’invite Man Ray à déjeuner. Il propose le restaurant Chez Alexandre, rue des Canettes, où nos femmes nous accompagnent.
Après le repas, Man Ray nous invite dans son studio rue Férou. Là, il demande à sa femme et à la mienne de s’asseoir dans un coin et commence à m’ouvrir des tiroirs : « Vous pouvez acheter ce que vous voulez. »

Je me suis quand même un peu renseigné avant de venir et sais que ses deux marchands habituels sont Arturo Schwarz et Giorgio Marconi, propriétaires de galeries à Milan. J’avoue à Man Ray que ce sont des amis et que cela me gêne de leur passer devant. Il m’explique alors qu’ils marchandent trop et qu’il préfère vendre ses oeuvres à moi. Si j’ai la patience de traiter avec eux, libre à moi de leur revendre ce que je veux !

C’est ainsi qu’à partir de septembre 1969 commence un étrange et plaisant commerce : j’achète au compte goutte, convoque mes deux italiens dans la semaine, qui me prennent tout sans aucun problème. Et, chaque samedi, je retourne chez Man Ray. Cela continue ainsi pendant des années.

Petit à petit, Man Ray se met à échafauder des projets pour moi. Je travaille alors dans l’affaire familiale de mon père, la pelleterie (fournisseur des fourreurs) et presque chaque samedi, Man Ray me répète : « Il faut absolument que vous ouvriez une galerie, vous êtes doué pour ça. Je vous aiderai, je vous présenterai tous les surréalistes. Vous verrez, ça marchera très bien ! ».

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Couverture du catalogue de l’exposition de la Galerie des 4 Mouvements (la galerie 1900-2000, dirigée par David et Marcel Fleiss, a été ouverte en 1981 sous le nom de Galerie des 4 Mouvements).

Fin 1971, je trouve un local rue de l’Université, très bien placé, sur le même trottoir que la fameuse Galerie Berggruen. Il s’agit d’une ancienne teinturerie. Il y a très peu de travaux à faire mais j’ai tout de même besoin de 150 000 francs pour m’installer. Mes bénéfices sur les oeuvres de Man Ray sont faibles, je ne me suis pas enrichi ; il me faut donc trouver des associés.

Le premier était dans le même métier que moi, avec une longue expérience, et il avait l’avantage d’avoir possédé une galerie dans les années soixante : c’est Alfred Fisher, surnommé Fred Fisher. Le second est un ami qui n’a rien à voir avec l’art mais qui est bon gestionnaire : Philippe Klein.

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Man Ray et Marcel Fleiss au vernissage de la Galerie 4 Mouvements, 1972.

Nous inaugurons la galerie en février 1972 avec une exposition de quarante rayographies de Man Ray. Petit hic, il ne nous a pas prévenu qu’il ne s’agit que d’agrandissements et non d’originaux. De plus, Man Ray souhaite que l’ensemble soit vendu à un musée mais aucun musée n’est preneur.

Heureusement, il nous a prêté un petit nombre d’objets, de dessins et de toiles qui se vendent très bien. Et, au vernissage, nous voyons arriver Max Ernst, Meret Oppenheim, Salvador Dali, Julien Levy, etc.
Que c’est agréable de circuler dans ce monde-là !

A cette occasion, sous l’impulsion de Man Ray, je fais une édition d’une lithographie avec Dali, puis une édition avec André Masson, une avec Max Ernst et d’autres avec Man Ray lui-même.

J’ai continué à le voir régulièrement, jusqu’à la fin de sa vie. Il avait le don de nous faire rire, avec ses jeux de mots et ses calembours – du Woody Allen avant la lettre!

J’ai assisté à ses funérailles, au cimetière de Montparnasse, avec une profonde tristesse.

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