Début juin 2012. Branle-bas de combat. Les dates de tournage sont fixées : semaine du 2 et semaine du 9 juillet. Ce sont celles qui conviennent le mieux à « A. », comme elle-même et son agent nous l’ont confirmé. Benjamin devrait avoir achevé son album. Suliane en aura fini avec Peer Gynt et sera en répétition pour Dom Juan, mis en scène par Jean-Pierre Vincent, mais elle lui demandera ainsi qu’à Muriel Mayette, un congé exceptionnel de quelques jours. Christophe, lui, jonglera comme toujours avec son emploi du temps, entre i-télé à l’aube, l’Express et les représentations théâtrales prévues depuis longtemps quasiment chaque week-end du mois.
Avec Pascal, nous travaillons au découpage des séquences. Il m’a présenté Teddy, jeune homme de 27 ans qui officie chez Toloda depuis son arrivée à Paris, à 21 ans, et qui me fait tout de suite l’effet d’un maître Yoda, un vieux sage multi-talents et multi-casquettes. Co-producteur, il sera aussi assistant à la réalisation et assurera le montage du film tout en s’occupant de sa petite Alix, qui aura 1 an en août. D’emblée, j’adopte Teddy, petit frère magistralement efficace et discrètement sensible. Il élabore le plan de travail avec Pascal, programmant ainsi nos futurs jours et nuits, et passe toutes les commandes de matériel, négociant le moindre coût. Tous les trois dînons avec Lazare Pédron, le chef opérateur qu’ils me recommandent. Lazare, tout en regard, porte le nom de famille de ma Judith comme prénom. Dans ses yeux et cette nouvelle coïncidence, je vois un signe supplémentaire.
En quinze jours, je monte ma société de production, SPRITS. Esprits, sans e, spirits, sans le premier i, Spritz, notre apéritif vénitien préféré, avec un s en lieu et place du z final. SPRITS, comme un acronyme secret et gentiment culotté, découvert a posteriori avec Aurore, Anjali et Rébecca, nos trois filles : Société de Production Internationale pour la Toile et la Scène. Pendant ce temps, Antigone rassemble costumes et accessoires. Il faut envisager les essayages et sans doute quelques lectures pour que les acteurs se familiarisent les uns avec les autres et se confrontent tous ensemble au texte.
Avec Pascal, nous aimerions rencontrer « A. ». Depuis janvier, « A. » et moi nous sommes parlées au téléphone, plusieurs fois. Elle m’a fait part encore récemment de son désir toujours vivace de participer au projet. Mais le face à face n’a jamais pu avoir lieu. Rendez-vous est pris à la Closerie des Lilas un vendredi. J’ai un peu d’avance sur Pascal. Nous nous retrouvons sur la terrasse avec « A. ». Echange de quelques banalités. Pascal nous rejoint. En même temps que se lève une bourrasque, un premier questionnement est soulevé. « Moi, je ne fais pas de films qui restent sur des étagères. ». Pascal, sec : « Nous, non plus. Ce n’est pas du tout dans nos habitudes. Tu nous connais, tu connais notre façon de faire du cinéma ». Bizarrement, derrière cette interrogation, j’en entends une autre, non formulée : « Mais celle-là, elle n’a jamais fait de films. Est-ce qu’elle en est capable ? ». Ma paranoïa, certainement, puisque tout de suite : « Mon fils est super content que je joue avec Benjamin. Il adore sa fille. Tu la connais, sa fille ? ». Moi, rassurée, et troublée en même temps. Qu’est-ce que ça vient faire là ? De quoi parle-t-on ? Je suis pourtant la dernière à répugner au mélange des genres. Mais là, je ne comprends pas. Question de filet de voix, d’à propos, je ne sais pas. Je suis gênée, indescriptiblement gênée. Je ne vois ni n’entends plus Judith.
Bref passage à l’intérieur de la Closerie pour cause de vent trop violent. Autres échanges sur le parti pris du film, le désir de travailler dans un geste, avec une énergie que le temps et l’attente des financements émousseraient. Puis nous nous quittons. Pascal, sur le chemin : « Elle ne le fera pas. ».
Mes sentiments sont confus. Si « A. » ne fait plus le film, comment pourrions-nous tourner dans quinze jours ? Et en même temps, je n’ai plus envie de voir « A. » dans le rôle de Judith, de la diriger (et d’ailleurs, se laisserait-elle diriger ?). Entre nous tous, quelque chose de très simple. Et là, tout à coup, le surgissement d’une manière d’être et de faire compliquée.
Etrangement, la gêne prend le pas sur la crainte, et tout aussi étrangement, je sais que le film se fera. Alors, quand le vendredi suivant de juin, mon téléphone sonne et que je lis « A. » sur l’écran de mon Blackberry, un sourire paradoxal, peut-être même masochiste, se dessine sur mon visage et je me sens déjà libérée. « Bonjour, c’est « A. ». Tu sais, 1500 euros par semaine, je le prends mal. ». « C’est dommage. C’est ce que tous les acteurs ont accepté. Et puis ce n’est pas une nouvelle. Depuis le début, l’économie de mon projet est claire. ». « Non, mais tu vois, c’est politique, c’est une vision du cinéma. ». Oui, une question de vision du cinéma, de vision de ce que ce film doit être, de ce qu’il peut être, de vision du monde aussi, pour dire les choses pompeusement. « Je te souhaite bonne chance pour Doutes. ». « Oui, merci, Doutes va se faire, Doutes se fera. ». Je raccroche. Le sourire ne me quitte pas. Pascal m’appelle. Ou je l’appelle. Je ne sais plus. En tous cas, lui aussi a parlé avec « A. ». Je lui raconte. Il me dit tout. C’est comme ça entre Pascal et moi. On ne se ménage pas. Et donc, ce merveilleux détail de leur conversation : « Ces gens, tu vois, ils habitent le 6ème et ils veulent faire du cinéma comme ça. ». J’apprends donc qu’il existe une cartographie de la cinématographie, un déterminisme géographique de la création artistique et de son économie. Ce « pavé dans la marre », comme disait « A. » voici quelques mois, ce film sur la gauche, serait donc plus légitime s’il se faisait à coup de millions et si je n’habitais pas au cœur de Paris. Les préjugés ont la vie dure. Doutes, dans son propos, dans sa conception au jour le jour, c’est aussi cela : ne pas s’arrêter aux apparences, construire pas à pas, et, dans un élan, participer à une aventure de cinéma.