Attention ! Pas d’erreur ! La campagne pour Mitra n’est pas terminée, elle commence. C’est le moment du plus grand péril. Les autorités de l’University of Medical Sciences de Téhéran prennent le choc de plein fouet. Le Dr Mohammad Ghadiri, médecin-directeur de l’hôpital psychiatrique voit son nom diffusé dans tous les médias. Et non pas comme le nom d’un prix Nobel, mais comme celui du gardien de Mitra, l’homme dont, aux yeux du monde, dépend le bien-être de Mitra, la liberté de Mitra, la vie de Mitra.

Ce jeudi matin, pour la première fois depuis samedi, je n’ai pas trouvé dans ma messagerie de mail de Mitra. Peut-être boude-t-elle. Peut-être y a-t-il eu dans le lancement de la campagne quelque chose qui l’a chiffonnée. C’est une perfectionniste, Mitra. Mais peut-être le silence de ce matin est-il dû à un mouvement de mauvaise humeur du Dr Ghadiri. A-t-il coupé la connexion ? Ou bien, vu l’ampleur que va prendre cette affaire, des mains plus puissantes la pilotent-elles désormais en double commande ?

Nous n’avons rien contre nos collègues psychiatres iraniens. Nous serions heureux de pouvoir les visiter en Iran, et qu’ils viennent nous visiter en France, en Amérique, en Australie. Il y a pour l’instant certains obstacles à que cela se fasse, mais ces échanges reprendront un jour. Oui, le jour arrivera où l’Iran reprendra sa place dans le concert des nations. Ce jour-là, comme il serait bien qu’il n’y ait pas entre l’Iran et le reste du monde, ou du moins les grandes démocraties, un contentieux dont le nom serait : Mitra Kadivar.

J’ai plaidé durant plusieurs semaines avec les psychiatres de l’University of Medical Sciences pour que nous trouvions ensemble les moyens de mettre fin à cette misérable affaire de voisinage ayant indûment impliqué la psychiatrie. Je leur ai écrit que ni eux à Téhéran, ni nous ici à Paris, nous ne devions souhaiter que cette affaire se déverse dans le monde. Mon interlocuteur m’a demandé de lui faire confiance, que tout se passerait bien. Il devait, sur mandat de justice, procéder à l’examen psychiatrique de Mitra, c’était une obligation, il ne pouvait s’y soustraire.

J’ai fait confiance. J’ai attendu. J’ai même discuté avec mon collègue N*, l’expert désigné, du cas de Mitra, des propos qu’elle lui tenait, de l’interprétation à leur donner. Bref, j’ai collaboré. Tout cela est ici, dans ma messagerie. Préservé en double sur la Time Machine. Résultat de mes efforts confraternels : diagnostic de schizophrénie à déclenchement tardif ; Mitra ligotée sur son lit ; une injection forcée d’halopéridol. Je l’apprends par les élèves de Mitra. Je fais part de ma stupéfaction à N*. Pas de réponse. J’essaye à nouveau. La connexion est morte. On me met à la porte.

Je reviens par la fenêtre. J’indique aux élèves de Mitra, membres de la Freudian Association, d’aller trouver les autorités de l’University of Medical Sciences. Les éléments d’une solution se dessinent. Guy Briole et Pierre-Gille Guéguen partiraient pour Téhéran en mission scientifique et culturelle, feraient des conférences à l’Université, auraient accès à Mitra.

Le Dr Ghadiri convoque à l’hôpital une grande réunion où figurent des psychiatres du service, leur psychologue-psychanalyste, et quatre des élèves de Mitra. Le médecin-directeur se justifie des mesures prises. Les élèves les contestent : ils parlent avec Mitra, elle est comme toujours, pas folle pour un sou. La psychologue les appuie : elle considère que personne n’est à même dans le service d’évaluer Mitra ; laissons intervenir les collègues français, dit-elle. Le Dr Ghadiri dit qu’il est d’accord, mais qu’il est de sa responsabilité d’assister à tous les entretiens de Mitra avec les Français. Les quatre m’envoient un compte-rendu détaillé de la réunion. Ils soulignent la condition posée par Ghadiri. Je leur réponds que la condition est acceptée.

Fin de la séquence : Mita est autorisée à se connecter une heure par jour. Samedi, son premier mail m’arrive.

Cependant, le plan B capote dans la journée de lundi.

Le Quai d’Orsay craint de ne pouvoir assurer la sécurité de nos envoyés. Nous voyant prêts à braver la consigne, nos diplomates se dépensent pour les dissuader de partir. Guy Briole est invité à se rendre de toute urgence auprès de l’Ambassadeur Z*. Lundi matin, celui-ci et son équipe le mettent au fait de certaines réalités. Briole a statut de médecin militaire ; sur place, lui dit-on, on ne verra que « militaire » ; il passera pour un agent des services de renseignement. En cas de difficultés, lui disent-ils, nous ne pourrons rien.

Laurent Fabius lui-même, notre Ministre des Affaires étrangères, prend la peine, avant de partir pour le Mali, d’adresser une lettre personnelle à Jean-Daniel Matet, le président de l’Ecole de la Cause freudienne. Il lui enjoint de surseoir à l’envoi de Briole et Guéguen à Téhéran.

Enfin, Mitra elle-même m’indique qu’elle s’oppose à ce voyage. Pourquoi faudrait-il que l’University of Medical Sciences se voit livré, pour prix de sa liberté, le trésor du savoir psychanalytique ? Mérite-t-elle qu’on lui donne accès à Freud et à Lacan ? Qu’a-t-elle fait pour être ainsi rédimée et récompensée ?  Plutôt que d’endurer ce déshonneur, m’écrit Mitra, « je resterai à l’hôpital psychiatrique jusqu’à la fin de mes jours. »

« It ain’t over till the fat lady sings », dit-on en Amérique. La dame de Téhéran est mince. Et elle vient de dire son mot. C’est non. Elle ne veut pas que Freud et Lacan servent de rançon pour sa libération. On ne fléchit pas une Mitra Kadivar. Lundi soir 4 février,  « it’s over ».

L’appel à la confraternité professionnelle a échoué. L’accord universitaire à l’amiable, est mort-né. Reste le plan C : la campagne d’opinion. J’écris à Mitra : « Jeudi, vous serez célèbre. » Elle me répond : « J’attends jeudi avec impatience. »

Olivia au Point, Maria à La Règle du jeu, Anne à Lacan Quotidien, sont alertées. Eve, aux éditions du Champ freudien, achète l’URL mitra2013.com, et monte avec son mari un site dédié. Des premiers signataires potentiels sont sollicités par lettre, mail, téléphone. Un premier matériel signifiant est confectionné à la hâte : je rédige le communiqué du 5 février ; j’invente avec Bernard la lettre aux psychiatres iraniens, sous la houlette de notre ami X*, diplomate expert en droits de l’Homme.

Psychanalystes ! Nous sommes divisés en de multiples tendances. Il y a l’IPA et il y a les lacaniens. Dans l’IPA, il y a les héritiers de l’Ego-psychology, les kleiniens, les Argentins éclectiques et les Argentins de stricte obédience, mes amis de l’APA et ceux de l’APdeBA, les sectateurs de Kohut, de Kernberg, de l’école française, de la neuro-psychanalyse, il y a de tout. Je demande à Vera, qui connaît tout le monde, de contacter tout le monde. Je fais appel à mon vieil ami, à mon vieux maître, à mon cher ami Horacio Etchegoyen, ancien Président de l’IPA. Horacio, signe pour Mitra, s’il te plaît. Un abrazo fuerte. Je fais aussi appel au Président actuel de l’IPA, que je n’ai pas l’avantage de connaître.

Les lacaniens, nous sommes comme les talmudistes : deux rabbins, trois opinions. Nous nous connaissons bien, nous nous sommes bien battus, nous nous battrons peut-être encore un jour. Je fais appel à tous, de mon ami Jean Allouch à mon ex-amie Elisabeth Roudinesco, de Claude Landman à Marc Strauss, qui sont mes voisins à Paris 6e. Je fais appel  à tous les autres.

Il y a aussi les psychanalystes indépendants, qui sont peut-être les plus nombreux. Il y a les psychothérapeutes, plus nombreux que, si je puis dire, les analystes stricto sensu. Je fais appel à la World Association of Psychotherapy, et à son fondateur, Alfred Pritz, en souvenir de notre dîner devant le théâtre de l’Odéon avec Nicole Aknin et Lilia Mahjoub.

Il y a les psychologues. Il y a les psychiatres. A tous, les gradés, les sans-grades, les Sociétés, les Ecoles, les revues, je demande de dire avec nous à nos collègues iraniens le prix que nous accordons au respect de la personne humaine. Cette personne n’est pas abstraite. C’est, ici et maintenant, et tout de suite, Mitra Kadivar.

Let’s go ! On s’y met tous, et on la sort de là. Après, on recommence joyeusement à disputer.

Jacques-Alain Miller

Paris, le 7 février 2013