Dans l’interview recueillie par Anne Ganivet-Poumellec, le 10 janvier 2013, pour LQ n°297, Jacques-Alain Miller dit : « on peut s’opposer au mariage gay pour toutes sortes de bonnes raisons, de goût, de dogme, de tradition, (…), mais on ne peut le faire au nom de la psychanalyse ». Ces propos se réfèrent à l’attitude qu’ont aujourd’hui nombre de représentants de l’Eglise catholique quant au projet de loi sur le mariage pour tous, celle de « faire virer la psychanalyse au compte de la religion » pour défendre l’idée de famille traditionnelle.  Ce qui frappe est la place donnée à « la nature »  en tant que boussole de la conduite humaine, quand on sait que, pendant longtemps, l’instruction pastorale a réprimandé ce qui, des tendances naturelles de l’homme, était trop apparenté aux instincts, et considéré comme obstacle à l’acte libre et volontaire.

L’Eglise contre Freud

Au début du siècle dernier, l’Église catholique avait vu dans la psychanalyse naissante le lieu de la subversion de la morale traditionnelle et des valeurs fondatrices de la société. Comme aujourd’hui, c’était l’innocence des enfants, et donc leur sécurité, qui étaient menacées et qu’il fallait défendre. Les organismes de contrôle ecclésiastique s’opposèrent d’emblée à la diffusion des idées freudiennes, ces mêmes idées que certains utilisent aujourd’hui pour servir la cause de la famille naturelle, constituée d’un père et d’une mère.

En Italie, l’Église catholique fut, avec le fascisme et l’idéalisme philosophique, l’adversaire majeur du développement des théories freudiennes. Considérées comme entachées de « pansexualisme », « athéisme » et « déterminisme », on les rejetait comme mettant en danger l’ordre social traditionnel. L’opposition de l’Eglise inquiétait Freud, et le fit hésiter au moment de publier son travail sur Moise. Il écrivit alors à Arnold Zweig :

« Nous vivons ici dans une atmosphère de stricte orthodoxie catholique. On dit que la politique de notre pays est dirigée par un certain Père Schmidt; c’est l’homme de confiance du Pape. Par malheur, il est lui-même ethnographe et historien des religions et ne fait pas mystère dans ses livres de son horreur de la psychanalyse et en particulier de ma théorie du totem. A Rome, mon Edoardo Weiss a fondé un groupe psychanalytique et publié plusieurs numéros d’une Rivista Italiana di Psicoanalisi. Brusquement, on lui a interdit cette publication. (…) On dit que (l’interdiction) vient directement du Vatican et que le Père Schmidt en est responsable. On peut bien s’attendre à ce qu’une publication venant de moi fasse quelque sensation et n’échappe pas à l’attention de ce Père hostile. On courrait ainsi le risque de voir la psychanalyse interdite à Vienne, et tous nos travaux suspendus.»[1]

Edoardo Weiss fut l’un des pionniers de la psychanalyse en Italie, et l’analyste d’Italo Svevo. Son premier livre, « Elementi di psicoanalisi», avait attiré sur lui le regard du Saint-Office. A sa réédition en 1933, un projet de mise à l’index du livre fut pris en considération par la Congrégation pour la doctrine du Saint-Office, et le jésuite Francesco Gaetani fut chargé de rédiger un votum, non seulement sur l’ouvrage Elementi di psicoanalisi, mais aussi sur la psychanalyse en général.

Gaetani s’exprima en faveur d’une condamnation des théories psychanalytiques, même s’il invita à épargner la minorité de psychanalystes « honnêtes » qui respectent la religion.  L’année suivant, le pape Pie XI demande qu’une nouvelle étude soit confiée à un franciscain, médecin et psychologue destiné à devenir très influent : le Père Agostino Gemelli, futur fondateur et Recteur de l’Université Catholique du Sacré-Cœur de Milan.

L’expert du Vatican

Criminologue, issu d’une famille anticléricale, et converti au catholicisme à l’âge adulte, Gemelli s’intéressait à la psychologie des « mystiques », ce qui lui valut le titre d’expert du Vatican. Le Saint-Office le consultait en effet sur les « cas » douteux, quand il était difficile de trancher entre folie, supercherie et sainteté, chez des personnes se prétendant stigmatisées et visitées par la Vierge ou par la Croix.

La psychanalyse naissante n’avait pas manqué d’intéresser Padre Gemelli, mais son attitude envers  la découverte freudienne ne peut qu’être dite ambiguë. Cela ne fut pas sans conséquences, vu son influence auprès du Saint-Siège, et l’autorité  « scientifique » qui lui était reconnue par l’Église.  Son ambiguïté se traduit par une oscillation.  D’un coté, la psychanalyse l’intéresse, parce qu’il y retrouve une correspondance avec son opposition à la vision organiciste de la personne, et aussi à la psychologie wundtienne. De l’autre, il condamne le « pansexualisme » freudien et la prétendue primauté donnée aux instincts. Ainsi, Gemelli s’opposera à Sante De Sanctis, qui avait voulu, s’inspirant de Freud, considérer « la conversion religieuse »  sous l’angle de la sublimation des instincts.

Pour prendre une position franche et défendre la psychanalyse, il aurait fallu à Agostino Gemelli le courage d’être subversif et d’aller contre courant. Il en était dépourvu. De 1929 au 1939, il multiplia les éloges de l’idéologie fasciste, et assuma une position antisémite. Il obéit aux lois raciales qui imposaient l’expulsion des juifs de l’Université. Tout en souhaitant que les juifs convertis et baptisés soient épargnés, il ne songea pas à se soustraire aux ordres gouvernementaux pour ce qui concerne son Université. Sa position face à Freud et à la psychanalyse n’est pas sans rapport avec son apologie très marquée de l’idéologie fasciste, qu’il exaltait ouvertement. Cependant, comme le dit Michel David dans son livre Storia della psicoanalisi nella cultura italiana[2], plus que ses interventions, ce sont les silences de Gemelli qui frappent, parce qu’il se tût au moment où il fallait s’opposer.

Aujourd’hui, en revanche, le silence de l’Église serait préférable à son opposition si retentissante au droit des gays au mariage, dans les manifestations de rue et dans les tribunes médiatisées.

Aujourd’hui, le cas de Brescia

En Italie, la question du mariage gay n’a pas encore la même ampleur qu’en France. Mais l’Église s’exprime face des épisodes isolés de transformation familiale. Le dernier épisode a eu lieu la première semaine de janvier 2013 dans la ville de Brescia.

Une sentence inhabituelle de la Cour de Cassation a bouleversé les repères traditionnels. Le haut tribunal, saisi du cas, a décidé qu’un enfant sera confié exclusivement à la mère homosexuelle, vivant en couple avec sa compagne, et a refusé l’appel du père, musulman, qui s’était opposé à cette décision. L’enfant avait été confié à la mère après des actes de violence commis, devant l’enfant, par le père sur la compagne de la mère. Ces violences étaient intervenues après le refus du père de voir l’enfant (qu’il avait quitté alors qu’il était en bas âge) lors des rencontres médiatisées par les services sociaux.  La sentence a établi qu’ « aucune certitude scientifique ou expérience ne prouve que le fait de vivre dans une famille constituée par un couple homosexuel  soit dangereux pour le développement équilibré de l’enfant ».

La réaction de l’Église a été très rapide, Monseigneur Domenco Segalini, évêque de Palestrina et président de la commission CEI (Conferenza Episcopale Italiana) pour le Laicato, s’est ainsi exprimé dans les termes suivants : « On ne peut pas construire une société civile à partir des sentences des tribunaux (…) Il y a des études précises, psychologiques et philosophiques, qui doivent orienter les personnes. Ce n’est pas à la loi d’établir  quel est le meilleur rapport avec les parents (…) »[3] Il laisse entendre qu’en cas de conflit des parents concernant la garde d’enfants, le critère ne peut plus être celui de la loi et du juge, mais celui des avancées scientifiques qui régiraient la société civile.

Le Saint Siège a aussi pris une position ferme, jugeant la sentence de la Cassation comme une « décision ambiguë qui déconcerte ». L’archevêque Vincenzo Paglia, président du Dicastero (Congregatio) pour la famille a expliqué sur Radio Vaticane que, da che mondo è mondo, l’enfant doit naître et grandir dans la vie ordinaire, c’est à dire, avec un père et une mère »[4].

Le jour d’après la sentence l’Avvenire, le journal official de la Conférence Épiscopale Italienne, écrivit : « Le point le plus troublant (est le fait) de considérer l’enfant comme un sujet manipulable à travers des expérimentations qui sont en dehors de la réalité naturelle, biologique et psychique, humaine…). Selon l’Avvenire, la sentence « laisse interloqué, puisqu’elle efface tout ce que l’expérience humaine, et avec elle les sciences psychologiques, ont élaboré et accumulé en matière de formation des enfants »[5]

Il est étonnant de voir que les autorités les plus élevées de l’Eglise s’en remettent désormais à « la science », et lui donnent soi-disant le dernier mot dans des questions telles que  « D’où viens-je ? Où vais-je ? », qui étaient autrefois considérées comme relevant du mystère de la vie, mystère inclus dans le dessein Divin.

Nous ne sommes pas très rassurés par la transition qui s’est faite entre le « miracle de la vie » de jadis et la « vie ordinaire » à laquelle chacun est aujourd’hui renvoyé, et qui serait fondée sur la biologie, l’anatomie, et les « sciences psychologiques ».


[1] Lettre de Sigmund Freud à Arnold Zweig du 30 septembre 1934 (Sigmund Freud, Correspondance 1873-

1939, Paris, Gallimard, 2ème éd., 1979, p. 459). (souligné par nous)

[2] David Michel, La psicoanalisi nella cultura italiana,  Bollati Boringhieri, Torino 1990 (premières éditions 1966)

[3] La Repubblica 11.01.2013    http://www.repubblica.it/cronaca/2013/01/11/news/cassazione_bimbo_pu_crescere_bene_anche_in_famiglia_omosessuale-50330615/

[4] La Repubblica.it  12.01.2013

[5] La Repubblica.it  12.01.2013 (souligné par nous)

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