De l’art d’adopter un discours comico-extrémiste

Beaucoup de difficultés se présentent à nous lorsque nous réfléchissons aux principes que doivent respecter les discours du Pitre. Celui-ci doit se montrer, autant que possible, méprisant et ignorant ; mais cela ne suffit pas ; s’il se contentait de cela, son peuple ne le moquerait pas. Pour parvenir à ses fins, il doit donc incorporer une dimension humoristique à ses paroles.

Un examen approfondi de la question laisse apparaître que deux solutions et deux seules existent. La première, plus simple, plus évidente, est de se servir de remarques ironiques et arriérées. Pour réussir son entreprise, le Pitre doit prouver qu’il s’essaye à l’humour ; il peut, par exemple, exagérer ses gestes et le ton de la voix ; il peut, aussi, répéter son texte en le ponctuant de formules de politesse – « Si vous le voulez bien », « Mon cher ami » – ou de certitude – « C’est évident », « Mais bien sûr ! ». Il faut, cela va de soi, puiser le contenu de son agnosie dans la culture populaire ; c’est-à-dire que, en plus de s’attaquer à un groupe socio-culturel convenu, il faut emprunter la substance même de la pique aux clichés en vigueur. Ce type de propos est plus efficace encore si le Pitre s’en prend à un individu plutôt qu’à une communauté entière ; ainsi, suggérer à un eurodéputé socio-démocrate allemand un « rôle de kapo » dans un film est bien plus percutant que d’affirmer « qu’il vaut mieux avoir la passion des belles femmes qu’être gay ». Précisons tout de suite que la sincérité de ces paroles importe peu ; un Pitre peut l’être par choix comme par vocation ; tout ce qui compte est de paraître sympathique. Bien sûr, ces formules font aussi passer le Pitre pour un imbécile, ce qui est d’ailleurs un des effets désirés ; mais, hélas, les gens ne prêtent pas vraiment attention à la stupidité de leurs pitres.

Une autre possibilité, plus compliquée mais aussi plus riche, est de pratiquer l’humour involontaire.  L’avantage est réel : celui-ci semble, aux yeux de tous, sincère et non-agressif – d’où l’intérêt de simuler l’accident. Il permet, grâce à la bonne foi perçue par tous, de faire passer un message sans perdre en sympathie ; ce trébuchement, qui plus est, accentue fortement la réputation du Pitre. L’aspect comique ici employé est similaire à celui du clown maladroit : c’est parce que nous sommes habitués à ces chutes, c’est parce que nous les attendons qu’elles nous font rire ; autrement, elles nous horrifieraient. La difficulté, malgré tout, n’est pas moindre ; il est plus simple de feindre l’intention humoristique que la non-intention ; il ne faut pas non plus oublier l’essentiel, c’est-à-dire de paraître amical ; au risque de devenir une banale tête à claques. Ainsi, affirmer la « supériorité du système des valeurs occidentales sur l’Islam » lors d’un voyage diplomatique – afin de toucher une plus large audience – est une excellente idée, à condition de déjà avoir une certaine notoriété en tant que Pitre.

La stratégie adoptée à la suite de ces exercices humoristiques est indifférente ; il doit simplement éviter de s’excuser : cela le montrerait sous un jour trop sérieux.

Reste encore une question : ces répliques doivent-elles être directement utilisées sur un adversaire, ou faut-il s’en prendre à un – ou des – absent(s) ? La première option est la plus sage ; elle permet, en raison de la réaction révoltée de son opposant, d’insister sur l’aspect comique de la situation, au détriment de ce qu’elle a de grave.

Comment multiplier les scandales personnels pour accroître sa réputation de Pitre

 

On ne doit pas être surpris que je m’intéresse dès le deuxième chapitre aux affaires privées du Pitre ; celles-ci, en effet, ne doivent avoir de privées que le nom. Le Pitre doit, plus que tout, fuir toute dignité ; il faut même, en vérité, qu’il apprenne à apprécier ces habits de honte et de ridicule. Être un Casanova, un pervers ou un escroc n’est qu’un début ; l’essentiel est de faire preuve de légèreté et d’amusement. La fin justifie les moyens ; le Pitre, pour être Pitre, ne peut se soucier de pudeur et de vergogne ; il doit justement en manquer là où il faudrait en avoir. Un bon Pitre ne s’arrête pas à entretenir sa vie comme un bordel ; il en est fier ; il se plaît à l’exhiber ; à jouer l’indignation dans un sourire complice.

Le Pitre qui désire la consécration ne connaît aucune limite en ce domaine : coucher avec des mineures ou des prostituées n’est un frein en aucun cas ; il n’oublie pas – cela va de soi – de ne pas vérifier la présence de photographes ou de micros ; il pense bien évidemment à évoquer dans ces enregistrements un scandale hors du commun, comme la présence de trente tombes phéniciennes dans une de ses villas ; il n’hésite jamais à cambrioler les appartements des journalistes ou des dites prostituées, mais seulement après que leurs révélations soient sorties dans la presse ; il qualifie, injurie les femmes qui lui reprochent ce comportement de « mal baisées » ; comme si toute femme qui ne couchait pas avec un Pitre croulant et dépéri était forcément « mal baisée ». Le Pitre d’expérience ne recule pas davantage devant les scandales juridiques ou financiers : acheter un juge ou un témoignage ; frauder fiscalement et massivement dans ses différentes entreprises ; cumuler les rebondissements invraisemblables en justice et les lois anticonstitutionnelles pour obtenir l’immunité sont autant d’armes en sa possession. Pourvu qu’un Pitre maîtrise tous ces savoir-faire, le succès ne peut lui échapper.

Des bienfaits de l’incohérence comme règle de vie politique

 

Venons en maintenant à un autre élément fondamental ; l’incohérence. Sans elle, il n’y a point de Pitres ; seulement des bouffons. Pour l’atteindre, il n’est pas nécessaire de se laisser conduire par ses instincts, il est même souhaitable de tout planifier ; c’est lorsque l’incohérence est cohérente qu’elle poursuit le mieux ses fins. La cacophonie est donc à éviter, ainsi que la folie ; l’on attend du Pitre qu’il répète inlassablement certains schémas prévus à l’avance. Ce trait de caractère et de vie exige, assurément, un certain travail ; parvenir à cumuler désordre, théâtralité et spontanéité n’est pas chose aisée ; cela demande un entraînement soutenu. Le choix du scénario est, à vrai dire, secondaire ; mais il faut s’exercer à la pratique du tempo. Annoncer deux fois que l’on se présente à une élection avant de se retirer, puis, finalement, se présenter pour échapper à une condamnation ; tout cela après avoir démissionné de ce poste l’année précédente : cela ne s’improvise pas.

L’incohérence peut se trouver en dehors des rythmes et les revirements ; en ce sens, la confrontation paradoxale entre l’attitude concrète d’un Pitre et ce qu’il affirme est une alternative viable. Cette opposition peut, évidemment, se manifester sur des questions stratégiques ; mais il est difficile de ne pas agacer dans ce registre-là. Il faut donc que le Pitre se serve de ce contraste dans le domaine des mœurs ; en défendant, par exemple, les valeurs de l’Église et de la famille alors qu’il couche avec toute demoiselle de vingt ans qui a le malheur de lui passer sous le nez ; il peut même, si cela l’égaye, pousser le vice à dissuader les femmes d’avorter, sans pour autant prendre des mesures pour favoriser l’emploi des femmes enceintes ou pour la création de crèches publiques. La discordance entre le discours et le comportement réel peut aussi se manifester sur des sujets moins légers, pourvu que la contradiction soit si forte qu’elle en soit burlesque ; un Pitre qui défendrait l’importance de l’éthique alors qu’il a été maintes fois condamné pour pots-de-vin et fraude fiscale attesterait de sa compétence.

L’incohérence peut aussi être une simple incohérence de faits. Il vaut mieux, à ce sujet, privilégier les considérations politiciennes aux valeurs morales ; ces incohérences-ci sont, en effet, invisibles pour une bonne partie de l’électorat qui a le malheur de prendre le Pitre pour un responsable politique. Cependant, pour être véritablement perçue comme pitresque, l’incohérence politicienne doit être largement exagérée ; constituer une alliance de toutes les droites, du centre-droit à certains élus néo-nazis en passant par les libéraux, la droite catholique et des indépendantistes n’est donc qu’un modeste effort.

De la confusion des registres privé, politique et médiatique

Nous avons déjà remarqué que la confusion est une des qualités que tout Pitre se doit de développer ; et c’est assurément dans le mélange des genres qu’elle a son plus grand rôle.

Je ne parlerai pas ici séparément des sphères privée, politique et médiatique, cela a déjà était fait auparavant ; il faut à présent comprendre comment faire interagir ces mondes a priori si éloignés.

L’association entre vie privée et vie médiatique est celle qui vient en premier à l’esprit ; elle est aussi la plus facile à concrétiser, tant il est vrai que chaque Pitre digne de ce nom a appris à donner sa vie en spectacle. Le seul véritable écueil, dans lequel tombent pourtant trop de prétendants au titre de Pitre, est de ne pas adapter ses dérapages à son peuple ; ainsi, alors que certains peuples tolèrent à peine la frivolité et lui préfèrent des frasques plus politiques, d’autres savent apprécier un Pitre dévergondé. Nous nous devons aussi d’observer qu’un Pitre peut combiner la vie privée de quelqu’un d’autre avec sa propre vie médiatique : publier, par exemple, une photo de son ex-femme nue en première page d’un journal dont on est propriétaire est un excellent plan si l’on cherche à incarner un Pitre dévergondé.

Combiner vie privée et vie politique est moins naturel. Ce n’est pourtant pas à négliger ; un Pitre qui prendrait la politique trop à cœur serait aussitôt destitué de son rang. Mon dessein étant d’écrire un livre pratique pour tous les pitres qui daigneront me lire, nous allons illustrer les techniques qui permettent de faire l’amalgame entre ces sphères. L’objectif principal sera d’amener la vie privée dans le domaine du politique ; mais nous verrons aussi comment réaliser l’inverse.

Si cette combinaison paraît a priori moins abordable, elle est en réalité assez simple : elle ne demande qu’un peu d’imagination. Tout, dans la vie privée d’un Pitre, est prétexte au politique : inviter ses amies bimbos à occuper des postes ministériels ; recevoir des filles en pot-de-vin en échange de candidatures ; exiger des services secrets qu’ils saccagent l’appartement de personnes trop bavardes ; appeler la police pour libérer une demoiselle avec qui on a fait bunga bunga, sous le prétexte fallacieux qu’elle serait la nièce d’un ancien dirigeant égyptien… La liste est longue ; plus encore, elle est interminable. Chaque élément de la vie privée d’un Pitre est potentiellement exploitable ; la démarche doit devenir spontanée.

Il est aussi tout à fait possible de répercuter sa vie politique sur ses affaires privées ; mais cela n’a d’intérêt que lorsqu’il y a des retombées médiatiques, chose que nous étudierons dans quelques lignes. En dehors de l’évident outil de séduction que représente le statut de Pitre, il peut être une bonne idée que d’organiser les réunions du parti chez soi ; à condition que cela s’ébruite.

Le dernier couple envisageable est, bien sûr, celui du cercle politique et du cercle médiatique ; l’essentiel, ici, n’étant pas de diffuser son message politique à travers la presse – avoir un message politique est d’ailleurs mal vu chez un Pitre – mais, au contraire, d’utiliser la politique pour faire rayonner les médias que l’on a en sa possession. Être détenteur de la moitié des médias de son pays est une qualité pitresque de grande valeur ; mais encore faut-il en profiter.

Les critiques doivent donc être des plus subversives, les attaques ad hominem restant l’idéal ; tout – tout, absolument tout – doit porter à scandale ; les photos de filles dénudées sont, bien entendu, toujours les bienvenues ; il s’agit, en quelque sorte, de faire du cinéma hollywoodien à partir du théâtre politique.

Bien sûr, certains pitres optent pour plus simplicité ; mais, pour être véritablement consacré en tant que Pitre, il faut savoir imposer son exubérance à son peuple.