La fin d’année 2012 aura été marquée dans le domaine littéraire par trois correspondances importantes, deux françaises et l’autre germano-anglaise : les Lettres choisies de Malraux dont j’ai déjà parlé puis ces deux livres-ci : Lettres d’Amériques de Lotte et Stefan Zweig et Correspondance 1953 – 2002 de Maurice Blanchot et Pierre Madaule.
Les deux dernières années de la vie de Stefan Zweig et de sa femme, après leur exil en Amérique (New York, Argentine puis Brésil) sont marquées par l’angoisse et les crises d’asthme de Lotte. Les deux éditeurs américains n’hésitent pas à qualifier l’état d’esprit de l’écrivain d’« apitoiement narcissique sur son propre sort », à partir de 1941. On a à faire à un Zweig moralement à bout, qui se plaint de la santé mauvaise de sa chère épouse. « Lotte s’est très mal comportée vis-à-vis de moi. » Puis il se plaint qu’à cause de sa santé il doive la soutenir au lieu d’être soutenu par elle. En 1942, au moment de leur mort volontaire, il a soixante et un ans et Lotte trente-quatre. Ils se sont rencontrés à Londres en 1934 puis mariés à Bath en septembre 1939, juste après l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne, quelques jours après son divorce d’avec Friderike. Ces deux dernières années furent aussi marquées par l’écriture : Le monde d’hier – Souvenir d’un Européen et son ultime Balzac. Dans ces années-là la notoriété de Zweig était mondiale, comme on le voit au Brésil, où il était demandé de tous les côtés pour donner des conférences soit en allemand, soit en français, soit en anglais, ou en espagnol mais qu’il devait alors faire traduire. Il ne parlait guère le portugais. En partie ruiné par l’Anschluss et par le fait que son éditeur autrichien avait été mis sur la paille, ces conférences, ajoutées à ses droits étrangers, lui permettaient de vivre honorablement.
Après leur départ pour l’Amérique, grâce à leur nouveau passeport britannique, Stefan Zweig usa de toute son aura pour obtenir pour ses amis autrichiens menacés ou déjà exilés en Angleterre, visas et aides à l’émigration.
Dès l’été 1941, il voit avec angoisse poindre son soixantième anniversaire (28 novembre), qui marquait pour lui comme un moment destinal pour ne pas dire un point final. Fin août, harassés, ils partent pour Rio. Stefan Zweig a vu à New York le gaspillage alimentaire, mais au Brésil, il voit la profusion du sucre, du café, mais sans pouvoir en faire profiter la famille de sa femme restée en Grande-Bretagne, à savoir : sa mère, son frère Manfred et sa belle-sœur Hannah Altmann ainsi que leur fille.
Les lettres les plus impressionnantes sont celles de Lotte, qui, comme si souvent dans les couples dont l’un est célèbre, demeura dans l’ombre. Ce livre nous donne à lire « l’acoustique d’une âme » (pour reprendre le mot si fort de Jean Cayrol). Lotte assistait l’écrivain dans son travail, dactylographiait ses manuscrits, reportait ses corrections sur les copies… Mais Lotte fit aussi preuve d’empathie pour les êtres, parlant peu d’elle tout orientée qu’elle fut à son souci des autres.
La dernière lettre de Lotte à sa famille, suivie d’un ajout de Stefan Zweig, quelques heures avant qu’ils ne se donnent la mort, est poignante mais sans l’ombre d’un pathos, de quoi que ce soit qui ne fût essentiel à dire à ceux que l’on aime avant de quitter la vie.
C’est sur un tout autre registre que se situe la correspondance d’un demi-siècle entre Maurice Blanchot et Pierre Madaule, totalement orientée sur la littérature. Les deux hommes qui ne se sont jamais vus, ont une force, une retenue, une profondeur dans l’amitié, le souci de l’autre, qui est assez rare à ce point. Pierre Madaule dit que leur rencontre a lieu « dans l’obscurité ». Il publia pour sa part en 1973 Une tâche sérieuse ? (Gallimard). L’Arrêt de mort (1948) est au centre de cette passionnante correspondance, qui pour s’intéresser par-dessus tout à la littérature comme à l’écriture n’oublie jamais l’homme, l’humain. Sont présents ici Robert Antelme, Puységur, le frère de Pierre Madaule, Roger Laporte, ou encore Louis-René des Forêts, puis Levinas, qu’évoque Blanchot dans sa dernière lettre à Madaule, du 27 décembre 1995 : « La mort d’Emmanuel Levinas est pour moi une immense douleur. Vivre m’est difficile. »
Parmi les vivants, le seul qui soit cité plusieurs fois est le philosophe Eric Hoppenot, qui consacra sa thèse à Blanchot.
La lettre de l’écrivain-philosophe reproduite page 130 est à mon sens le cœur palpable de cet étrange dialogue d’un demi-siècle avec un ami invisible ou plutôt jamais vu, qui ne viendra dans la maison de Blanchot qu’à sa mort, le 25 février 2003, trouvant sa propre lettre du 23 septembre précédant, écrite pour l’anniversaire de l’écrivain, près de son fauteuil. Mais revenons à cette lettre du 12 juillet 1993. Blanchot cite à Madaule l’exergue que Marcel Schneider lui emprunta pour son livre sur Glenn Gould : « L’Art n’existe que pour le faire disparaître – ou pour que la disparition soit possible. » Puis Blanchot continue avec cette question : « À quoi tend l’art ou la littérature ? À la (ou à sa) disparition. Écrire, c’est se placer hors du temps et même détruire le temps. »
Ce que Blanchot écrit ici s’applique avec autant de pertinence à la musique et l’on peut penser aussi à ce que Malraux disait du temps de l’art ou de la présence de l’art dans la vie : la seule chose qui nous vienne du passé et qui soit présente pour nous. N’est-ce pas aussi valable pour la littérature et la philosophie ?
Blanchot nous donne beaucoup à penser dans ce dialogue avec Pierre Madaule.