L’objet mathématique n’est pas. Il se contente d’être défini de façon formelle et idéale puis de se voir adosser, à l’aide de cette définition et des principes logiques admis par les mathématiques, d’autres propriétés tout aussi formelles et idéales.
L’objet mathématique n’est pas, dans le sens où les mathématiques ne se consacrent ni à la chose, ni à l’objet. Les mathématiques ne se consacrent pas à la chose : elles laissent de côté tout ce qu’il peut y avoir de sensible, de biographique. Elles ne se consacrent pas non plus à l’objet : seulement à l’idée de ses attributs.
Précisons. Pour quelqu’un qui se passionne pour la chose, La Joconde peut être un tableau bouleversant – ou, au contraire, ennuyant : peu importe – ; pour quelqu’un qui se passionne pour la chose, connaître la démarche – en général, et en particulier – artistique de Leonardo da Vinci peut en valoir la peine ; pour quelqu’un qui se passionne pour la chose, une copie parfaite de La Joconde n’équivaut pas à La Joconde, tableau chargé d’histoire, de symbolique, de sens, de valeur(s).
De l’autre côté, pour quelqu’un qui s’intéresse à l’objet, La Joconde devient, au choix, un objet physique avec son volume et sa masse ; un objet chimique avec ses différents matériaux, son acidité ; un objet biologique avec son bois et ses micro-organismes ; un objet sociologique avec la fascination collective qu’il engendre ; un objet psychologique avec l’attachement plus particulier que certains lui portent ; ou d’autres objets scientifiques encore.
On sort ici du subjectif – et donc, des ressentis – pour rentrer dans de l’analyse factuelle, qui prétend dépasser les impressions. Il ne s’agit plus de se demander ce que le tableau est ou représente pour nous, mais de ce qu’il est, tout court. Cette réflexion peut sembler mener à plus de vérité, mais il faut bien observer deux choses : la science ne s’attache qu’à son propre domaine (physique, biologie…), et n’analyse donc qu’un angle de vue bien précis ; et une exégèse scientifique complète ne peut suffire à expliquer la beauté de La Joconde. Il ne faut donc pas refuser le subjectif, pas plus qu’il ne faut récuser l’objectif. La démarche subjective est essentielle – c’est celle de la vie et des plaisirs de la contemplation -, et la démarche objective est tout aussi indispensable : même si nous ne sommes plus positivistes, nous savons que, bien menée, elle peut contribuer au progrès de l’homme en plus d’être agréable en elle-même.
Les mathématiques, elles, vont plus loin que l’objectivation : elles ne conservent de l’objet que ce qui est parfaitement modélisable et parfaitement approximatif. Parfaitement approximatif, parce que l’objet mathématique est bien plus parfait que l’objet réel : il est dans l’idée, et n’a donc pas les inévitables défauts du monde concret. Ainsi, le rectangle mathématique est une approximation du rectangle quotidien : en effet, puisque celui-ci est physique, ses traits ont nécessairement une épaisseur ; et, lorsqu’on les observe de plus près, on s’aperçoit qu’ils ne sont pas entièrement droits.
Les mathématiques ne se contentent pas de faire des approximations nécessaires : elles enlèvent à la chose ce qui en fait une chose – les mathématiques, bien évidemment, ne prennent pas en compte les opinions et les ressentis – ; elles enlèvent à l’objet ce qui en fait un objet.
Première étape : l’objet perd son nom. Dans les mathématiques, La Joconde ne s’appelle pas La Joconde. Elle devient, selon la façon dont on la considère, x, f, f(x), f(x,y), F…
Ce point est fondamental. Lorsqu’un sociologue analyse La Joconde, il la nomme ; il n’oublie pas ce qu’elle est « véritablement », ou plutôt ce qu’elle est « pour les autres »1. Les mathématiques ne cherchent pas à examiner des objets concrets : ce sont les sciences qui se servent des mathématiques dans ce but.
Ce qui nous amène à la deuxième étape : la prise de perspective. Comme pour l’objectivation scientifique, on explore l’objet selon un certain angle de vue ; le plus naturel étant, pour La Joconde, de l’étudier comme une forme géométrique donnée ; mais on pourrait aussi la considérer comme la valeur que prend une fonction sur une certaine valeur, ou comme l’ensemble des éléments qui la composent. On ne peut, par contre, pas faire tout cela à la fois ; et, contrairement à la démarche scientifique, choisir veut ici dire éliminer ; puisque l’objet est théorique et sans identité, on ne va pas tour à tour le considérer comme une fonction, puis comme un ensemble ; l’objet mathématique se définissant d’abord par son statut (nombre rationnel, fonction bilinéaire à plusieurs variables…), cela n’aurait pas de sens. La science est évidemment libre d’utiliser toute la panoplie mathématique pour tirer différentes conclusions sur La Joconde, mais ce n’est pas la préoccupation des mathématiques en elles-mêmes : elles ne font que fabriquer des outils, parfois même sans savoir comment ces outils pourraient être utilisés – ainsi il en va d’une bonne partie de la recherche sur la théorie des nombres. Les mathématiques créent donc des objets abstraits et formels ; soit parce que ces objets prennent leurs origines dans d’autres objets mathématiques, soit parce qu’elles transforment des objets ou des phénomènes concrets en des objets mathématiques pour pouvoir les étudier indirectement, à travers des connaissances mathématiques qui n’ont pourtant aucun lien avec l’objet de base.
Le sens du mot symbole en mathématiques ne montre pas autre chose. Alors qu’on l’utilise au quotidien pour qualifier une chose riche de sens, qui évoque davantage qu’elle-même – un restaurant peu rempli peut, par exemple, être un symbole de la crise économique –, les symboles mathématiques ne font que désigner exactement l’objet qu’ils sont censés désigner et, si leur rôle est aussi d’évoquer toutes les propriétés de cet objet, ils ne le dépassent pas – surtout que, par essence, l’objet mathématique n’est qu’une somme de propriétés propres aux mathématiques.
L’objet mathématique est donc idéal. Il refuse les imperfections et, plus que tout, les contradictions. Il ne se définit que par une liste généralement réduite de propriétés et, grâce aux règles de la logique et au « passé » mathématique, on en déduit d’autres priorités, que l’on cherche ensuite à appliquer aux objets concrets qui correspondent idéalement (c’est-à-dire : dans le principe) à la définition donnée de l’objet mathématique. Les mathématiques sont pourtant bien loin de se préoccuper de l’essence de ces objets et de ces choses : elles se bornent à les étudier de façon partielle, elles ne considèrent rien de ce qui est subjectif et ne s’intéressent qu’aux idées, forcément approximatives et n’appelant à rien de réel.
1 Savoir si la chose est plus véritable que l’objet ou non est une question fascinante, mais y répondre dépasse le cadre de cet article.
Quel pourcentage de la population trouve que la joconde est un « beau » tableau ?
Supposez que 99% de la population trouve ca laid, seriez vous capable de justifier le fait que personnellement vous trouviez cela beau?
Supposez qu’on vous offre 10000 euros pour publier un article qui explique que la joconde n’est en fait pas tres original par rapport a d’autres tableaux de l’époque. Si 10000 euros ne suffisent pas, proposez un chiffre.
Qui a décreté que le nombre d’or (1.618) était utile en architecture? Proposez une preuve formelle de son utilité.
Supposez que Gustave Eiffel ait entrpris la construction de sa tour sans aucun calcul. Quelle serait l’effet sur le nombre de touristes qui visitent Paris aujourd’hui ?