Un casting, c’est vraiment ça ? Un réalisateur comme une sorte de sniper qui viserait ses cibles et ferait carton plein à chaque fois ? Sans doute pas. Pour l’instant, en tous cas, je ne conçois pas de faire les choses autrement. Solitaire, là aussi, dans le choix, je poursuis mon utopie de cinéma, jusqu’à ce que le réel me rattrape, et, tôt ou tard, cela arrivera.
Enfant, déjà, engloutissant les films plutôt que les chocolats, j’étais frappée par la justesse et l’évidence d’un jeu, l’impossibilité de concevoir dans un rôle un acteur plutôt qu’un autre. Et plus tard, je suis toujours restée en arrêt devant ce phénomène, dès qu’il se présentait à moi. Comme cela me revient, dans un désordre absolu, et parce que chacune de ces fusions temporaires détermine mon envie de cinéma : Toshiro Mifune, le fou des Sept Samouraï, Gene Tierney, silencieuse Madame Muir, Marcel Dalio et Pierre Fresnay comme les deux polarités de La Grande Illusion, Montgomery Clift, le prêtre de La Loi du Silence, Peter Lorre, M. Le Maudit, Delphine Seyrig, voix atonale d’India Song, Anna Karina parce qu’Une Femme est une Femme, Delon, Rocco en majesté, Al Pacino qui agonise dès le début de Carlito’s Way, Joan Fontain, incertaine et maladroite face au souvenir de l’autre femme, Rebecca, le Marcello de Huit et Demi, James Woods, le grand organisateur de la vengeance souterraine d’Il était une fois en Amérique, Jean Yanne auprès de Marlène Jobert dans Nous ne Vieillirons pas Ensemble, Maurice Ronet en Plein Soleil, Kim Novak qui donne des Sueurs Froides, John Moulder-Brown aux abords de Deep End, Anouk Aimée, bien sûr, la Lola de Demy, Miki Manojlovic qui nous entraîne Underground, River Phoenix dans My Own Private Idaho, Heath Ledger qui mourra juste après Brokeback Mountain, Guy Pierce, l’amnésique blond et tatoué de Memento, Jeff Bridges, The Big Lebowski, Matthieu Amalric et Jean-Paul Roussillon traversant Un Conte de Noël, Niels Arestrup dans Un Prophète … J’en oublie, j’en oublie beaucoup.
Echanges de fluides, brouillages des identités, recouvrements, coïncidences parfaites. Avec cet effet, en sous-main, de décupler la persistance rétinienne, et d’instituer pour moi, une autre histoire du septième art qui passerait par cette lignée.
En cherchant mes acteurs, je convoque involontairement une mémoire toute personnelle, et je revisite ma vie de cinéma, ses chemins qui, tout compte fait, me semblent balisés par la quasi surbrillance d’un comédien ou d’une comédienne dans un film, le trouble qui s’en est suivi et son empreinte dans mon imaginaire.
Seulement voilà, le mois de février 2012 est bien entamé, et je ne vois pas mon Albertine, l’image ne s’impose pas. Une jeune femme, la trentaine, brune, qui balance entre l’enfance et l’âge adulte, saurait traduire cette incertitude et parfois même défier par sa maturité les trois autres personnages, largement plus avancés dans l’existence. Une jeune femme qui sache tromper son monde, en quelque sorte, passer de la naïveté, de ce que j’aime appeler « une dinderie » de surface, aux profondeurs du questionnement et à la témérité des actes. Albertine n’a pas disparu, elle n’est pas encore là.
Impasse, donc, qui est celle de ma façon frondeuse d’envisager le choix des comédiens. Il faut avancer, néanmoins, le temps file, Benjamin, Christophe et « A. » sont en phase avec mon idée de tourner dans une forme d’urgence. Il y a bien sûr Antoinette, mon amie Antoinette Boulat. Le casting est son métier. J’hésite à l’appeler, à l’importuner avec mon projet qu’elle trouvera peut-être délirant, peut-être prétentieux ou tout simplement ennuyeux.
Mais le bon petit soldat en moi se réveille et je finis par raconter à Antoinette mes avancées, avant de lui envoyer le texte de Doutes et de lui demander de m’en parler sans détours, dès que je serai rentrée de Venise dont j’essaye de profiter à la moindre période de congé.
Aéroport d’Orly, fin février, le tapis roulant n’a toujours pas déchargé les bagages. Je rallume mon portable, comme tout voyageur contemporain. Trois secondes plus tard une sonnerie. Antoinette au bout du fil. Elle pense à quelqu’un pour Albertine. Son nom est « C. ». Elle lui a fait passer quelques auditions, l’a proposée pour certains rôles et dans cette génération d’actrices, m’assure Antoinette, c’est la jeune femme dont la sensibilité, la finesse et la force rentrée permettront au personnage d’Albertine de se déployer dans toute sa complexité.
Ce qu’Antoinette ressent à la lecture du scénario et la confiance absolue que j’ai en son jugement m’incitent à contacter « C. ». Sa voix, d’abord, à l’autre bout du fil. Une douceur, une force aussi, une curiosité enjouée. Elle veut lire, tout de suite. Deux heures plus tard, un texto, inhabituellement long, qui entre dans chaque nuance du rôle, dans chaque méandre de l’histoire.
Nous nous retrouvons le lendemain à La Rotonde. Salade d’agrumes pour elle, café pour moi. Très vite, nos existences en arrière-plan. Une rencontre. De celles qui n’ont pas lieu si souvent que ça. Oui, elle serait une Albertine merveilleuse. Et pourtant, nous le comprenons toutes deux très tôt lors de cette conversation, « C. » ne pourra pas faire le film. Certains hasards sont cruels et généreux à la fois. Depuis, « C. » est une petite sœur qui agrandit la fratrie de l’enfant unique que je suis. Dans les moments d’abattement, elle m’a donné du courage, elle a cru au film quand je n’y croyais plus, elle a combattu les doutes, dès qu’ils m’assaillaient.