Entre le 9 et le 23 janvier 2012, deux semaines de grande fébrilité. Difficile de m’y résoudre, mais Benjamin Biolay peut parfaitement ignorer ou tout simplement décliner la proposition.
Consciente de la charge un peu particulière de ce texte, je crains que son contenu politique n’expose, n’effraie, ne dissuade. A tout moment, je mesure ce que ce projet a d’insensé dans sa simple formalisation, sans même parler de sa possibilité matérielle.
D’abord les acteurs : mon ordre dans le désordre. Communément, cela s’appellerait mettre la charrue avant les bœufs.
Poussée par un sentiment d’urgence, j’explore, sans grande conviction, deux trois autres pistes pour incarner Paul Adler. Au cas où, tout simplement.
De façon tout à fait présomptueuse, je continue de penser que le sujet ne sera pas obsolète dans six mois, ni même dans un an (et ce, quel que soit le résultat de la Présidentielle), mais je voudrais tourner le plus rapidement possible, avec cette énergie qui se nourrit chaque jour d’un doute évacué.
Lorsque je contacte une première jeune comédienne, je me trouve presqu’immédiatement renforcée dans mes appréhensions. 13 janvier : « Bonjour Yamini, et bonne année. J’ai lu votre scénario avec attention et vous remercie d’avoir pensé à moi pour le rôle d’Albertine. Mais après en avoir parlé avec mon agent et aussi par choix, je préfère ne pas me mettre en avant dans des sujets à connotation politique trop marquée. ».
Aucune amertume. Cette première réaction me semble parfaitement légitime. Elle ne réussit cependant pas à entamer ma conviction qu’il se trouvera bien des acteurs et des actrices pour oser défier les convenances, la bienséance et vouloir se frotter à des idées qu’ils ne partagent pas nécessairement, ainsi qu’à des personnages pris dans leur époque et leur rapport à l’histoire immédiate. Pour moi, la mécanique est enclenchée et je suis devenue le bon petit soldat de mon Doutes, qui avancera dans l’adversité d’une période préélectorale transie.
Je vais donc laisser provisoirement Albertine de côté, le temps que me viennent d’autres idées, et me concentrer sur le couple formé par les Bailey. Je sais qui jouera Chris, il me sera donc plus facile de compléter le couple, de trouver celle qui, auprès de Christophe, saura faire advenir Judith.
S’il fallait caractériser Judith, en première instance, ce serait par ce côté « aigu » qu’il a semblé naturel de lui donner. Son âpreté, au premier abord, sa rugosité de surface comme l’écume de ses tourments et de ses questionnements. Puis Judith est de gauche, tout entière : mémoire, paysage mental et sensations ligotées au Parti Socialiste et à son histoire.
Pour résumer : la rose, mais aussi les épines. Et avec cette image paradoxale, dans cette image paradoxale, va naître le désir du visage et de la voix de l’Actrice, – « A. » dans les prochaines lignes. Quelque chose d’irrésolu, une intensité, mais une réserve dans la présence, contredite par ses accents parfois légers et gouailleurs, parfois catégoriques.
Janvier 2012, encore. Je partage cette idée avec Marianne, grande complice de l’opération commando que je me suis mise en tête de lancer. Deux jours plus tard, ma camarade et moi nous retrouvons pour un café dans notre repaire matinal du Chartreux, où l’essentiel de Doutes a été écrit. A la dérobée, elle me glisse un petit papier où seul figure un numéro de portable, celui de « A.». Nouvelle illustration d’un système D, fondé sur l’amitié, qui deviendra au fil du temps la formidable pierre angulaire de ce projet.
Au téléphone, « A. » prend la peine de m’écouter, se dit intriguée par l’exposé du scénario. Elle me demande de le lui faire parvenir à son adresse postale. Je n’ai pas grand espoir mais je me découvre un culot monstre. Nous sommes aux alentours du 5 janvier.
Début d’année de patience et d’intranquillité mêlées. La vie suit son cours entre deux galettes des rois. La dernière de la saison sera la meilleure puisque nous la dégusterons chez ma chère Antigone, à l’une des tables les plus généreuses, les plus inventives et les plus délicieuses, l’image même de celle qui nous reçoit. Une vingtaine de convives rassemblés, le dimanche 15. De loin en loin, de brunchs en dîners, j’aperçois dans cette cuisine un mystérieux homme au chapeau noir pour lequel Antigone éprouve une tendresse particulière. Je revois donc Pascal Arnold, réalisateur et producteur, attablé ce jour-là, ceint de la magnifique couronne cartonnée déposée sur son couvre-chef par ma plus jeune fille, collectionneuse de fèves effrénée. Je revois notre Carole Laure, trésor national québécois, de passage à Paris. Tout un monde de cinéma dont je ne suis pas.
Et je m’avise que mon téléphone est resté dans mon sac au cours des deux dernières heures. Un appel en absence, un message, ces mots : « Oui, bonjour, c’est « A. ». J’ai enfin réussi à lire et oui, oui, oui, je veux le faire. C’est vachement bien, ça dit beaucoup de choses. C’est un bon pavé dans la marre, mais c’est ce que j’aime… Je suis très contente, j’ai lu d’une traite, c’est dense. Même le regard sur les personnes, la vie politique, le monde, leur parcours intérieur à chacun… A très vite, rappelons-nous. » Je crois que j’étouffe un cri de joie. Antigone, ma douce et bonne fée, comprend en une œillade, puis me serre dans ses bras, Carole la relaie. Je crois en cet instant que je ne suis plus si loin de ce monde de cinéma.