Le sixième épisode du Carnet de voyage de Yann Moix en Corée du Nord
Avion. Brumes dissipées, hôtesses chinoises, masses d’air grises, messe dite. Murmures. L’appareil est plein à craquer. Je me faisais, je l’avoue, une autre idée de ce vol. Même s’il n’existe que deux liaisons par semaine entre Pékin et Pyongyang (assurées par les seules Air China et la compagnie Koryo) je m’attendais naïvement, romantiquement, romanesquement, dramatiquement, quelque peu héroïquement, et surtout tout à fait égoïstement, égocentriquement, égomaniaquement, mégalomaniquement, à être le seul passager à bord. J’eusse évidemment admis quelques natifs de la RPDC, voire une poignée de Chinois en sus, mais pas plus.
Je n’ai toujours rien compris au monde dans lequel je vis. On n’est jamais seul nulle part. Sauf dans son propre corps — et encore, approximativement, le plus souvent évasivement. On n’habite véritablement son corps que dans l’instance de la maladie, ou installé pleinement dans son ministère, affligé par son joug, sous le gouvernement des tumeurs, écroué dans cette biologie devenue cachot, placé sous l’implacable magistère des saloperies. On se sent corps quand le corps prépare ses adieux, du moins donne un coup de semonce, propose de s’évanouir, d’abandonner son poste, de cesser de nous abreuver de sa santé gratuite, invisible, qui nous semblait naturelle et due. On ne se sent tout à fait corps que lorsque commence, d’abord timidement, puis s’emballant dans un galop fou, le chaos cellulaire qui mène à l’effacement suprême où s’aboliront nos os. Non : on n’est jamais seul à s’aventurer. On n’est jamais le seul à être le seul. D’autres ont eu la même idée de solitude que moi. D’autres sont venus se sentir seuls, sont venus se sentir uniques, sont venus se sentir différents de la même façon que moi, exactement au même moment, strictement au même endroit.
Maigre consolation : je suis le seul à voyager seul (hormis la pseudo adolescente casquée de musique techno et le hiératique type maître de Pyongyang-la-destination). Les autres humains de ce vol (de ce vol vers Pyongyang !) vont par deux : binômes, couples, duos, paires. Leur unité de mesure, et donc de démesure est : deux. Ils raisonnent, ils voyagent, ils éprouvent en base deux. C’est de la triche, mais cette triche me confère une aura supplémentaire à mes yeux d’homme seul, solitaire, un.
Deux rangs devant moi, je remarque (il m’avait échappé dans le hall d’embarquement ; probablement était-il arrivé en retard, faisant montre d’un incroyable laxisme envers la destination, envers l’identité, envers la personnalité de la destination) un couple de Russes. Lui est un fort gras type à sourcils pompidoliens, arrogant du menton, le bide découvert. Elle, une belette maniérée, très faussement belle mais bouffie de l’incontestable réalité (risible pour tout autre qu’elle-même et son butor) d’être un sophistiqué mannequin. Fuseau noir, cheveux démêlés, dévorée de sourires à dents. Son matou, ivre de fierté, crânant de trimbaler telle nymphe, l’exhibe chaque fois qu’il peut, lui proposant de se lever pour remettre un objet dans un sac : alors, se dépliant en girafe, secouant son buste pour faire danser ses seins comme des flammes dans l’âtre embrasé, elle allume tout un avion, et tout un avion regarde ailleurs. Comment les Nord-Coréens, qui côtoient chez eux (je vais le vérifier tout à l’heure) les plus belles femmes de toute l’histoire de la création (teint de jade, lèvres cerise, bouille de ballon crémeux, nez en bonbon), pourraient s’émoustiller devant cette blonde surproposée, à la chaleur froide, à la dignité morte ? Deux ou trois Chinois, peut-être, pour lui reluquer un morceau d’aisselle, un bout de viande éteinte. L’accompagnant, lui, le conjoint, exulte : cette beauté lui appartient, il n’en revient pas, il en a des convulsions de fierté, son menton s’étale tant il sourit de gros bonheur repus. Cette panthère fausse qui tortille du lard, direction Pyongyang, est son inaltérable bien. Il donne des petits coups de tête à droite, à gauche, devant, derrière : il s’agit de bien montrer que c’est lui qui la possède, que c’est lui qui lui brise les reins, lui claque le fesson, lui jette sa salive dans la bouche en la traitant de laitue, de cheminée, de machine-outil.
Soudain, sa fée des viandes passe aux toilettes, nantie d’un sac Vuitton. Elle en ressort un bon quart d’heure plus tard, déguisée en quelque chose d’autre : jupe ultra-courte, talons aiguilles, lunettes de secrétaire pornographique, chignon de pute. L’offerte semi-grungy a fait place à une executive woman prête à sucer toutes les bites du CAC 40. Son Nénesse va décéder : il est l’homme le plus heureux du monde, il palpite de joie, rote de béatitude. A la dérobée, alors que le commandant de bord annonce que nous allons bientôt amorcer notre descente, le gros pompidolien Russkoff balance un pathétique : « Welcome to hell ! » qui gêne absolument tout le monde et auquel nul ne répond.
Nul doute, me dis-je, que ce phacochère moscovite soit venu se donner en République populaire démocratique de Corée des petites sensations morbides. C’est un être pornographique. La pornographie consiste, non pas à offrir à un public un spectacle destiné à rester circonscrit à l’intimité, mais elle consiste à fabriquer, de toutes pièces, une intimité destinée à devenir publique. Une intimité destinée en quelque sorte à l’exportation. Une intimité destinée à l’extimité. La pornographie se propose de mimer, de copier, de recopier, de photocopier, de singer l’intime intimité des humains aux seules fins de la publier. D’en faire publicité. La pornographie a comme fonction de reproduire la reproduction. Par ses sales paroles (putrides, mouillées, cloaqueuses) le Russkoff à surpute et cholestérol entendait bien offrir la réplique de ses propos intimes sous leur forme publicisée.
Mieux valait se concentrer sur le paysage, qu’on commençait à nettement apercevoir. Il est difficile, entre Rome et Francfort, au hublot penché, de savoir si le ciel est allemand, français, italien. Si le bocage est italien, allemand, français. Si les fourmis humaines sont françaises, italiennes, allemandes. Ce raisonnement n’est pas valable pour la Corée du Nord. Tout, en bas, tient du dimanche éternel : décor figé, unique route et déserte, droite et nue, striant l’étendue verdâtre. Des lacets de fleuves fixes, dessinés. Tout est nu, vierge de vies vivantes d’hommes. Aucune grouillance, nul corps, un ennui vert à perte de vue. Une flaque d’infinie paix. Les gens sont partis, ou ne sont jamais venus : alors pourquoi cette route ? Des maisons : vues d’ici, elles ressemblent à des harmonicas. Un ciel, mais sur la terre : le froid sous forme de paysage. Une planète dévêtue. Comme un cosmos infirme. Quelque chose, en bas, a triomphé. On ne sait pas quoi. On se jure d’apercevoir une voiture. On se trompe. Falaises, champs, rocs et rivières. Une nuance bleu pâle entre les verdoiements. Rien ne coule, rien ne court, rien ne longe et rien ne glisse. Rien ne s’achemine, rien ne bruisse, rien ne déborde. Rien n’est sorti. Tout est rangé. Les choses, les hommes ont été rangés comme des jouets dans une malle : le ménage est fait. Familles, troupeaux : rien ne traîne. Décor abandonné ; figurants en sommeil. Aucun départ, aucune arrivée. Pas le moindre évènement. Terre vierge de balancement, d’hésitation, d’atermoiement, de démarrage, d’accélération. Terre nettoyée d’accident. Terre lessivée d’entrelacements, de complications, de grouillances, de pullulements, de rassemblements. Terre nette. Nature vidée, nature quittée. Superficie à louer. Lapidaires confins. Nus horizons. Un orgueil se déploie là. Une volonté précise. Silences verts bouteille. Forêts abrasées, fossés ouverts, cailloux brillants, mates eaux.
Pas d’animaux. Pas même de centaures, de dahus, de griffons. Nous sommes mercredi, nous ne sommes pas dimanche. Il n’y a pas eu de conflit nucléaire cette nuit. Quelqu’un, une grande main invisible, a gommé les habitants. Aura oublié de les peindre, de les poser. Ils ne sont pas rares : ils sont absents. La vie n’est pas dispersée, elle est inexistante. Ou fréquentée par des spectres.
Je ne peux continuer à trouver ce spectacle « anormal ». Il s’agit de trouver anormal, au contraire, tout ce qui l’a précédé, tout ce que j’ai vécu avant, tout ce que j’ai connu jusque-là. Je ne pénètre pas dans je ne sais quel Royaume de l’anormalité : mais dans une normalité qui m’était impensable. Dans une normalité inédite. Dès qu’on se trouve physiquement dans un pays, on doit enfiler sa norme, ses us, comme on enfile une panoplie. Cet « ailleurs » étant désormais un « ici ».
Les roues de l’avion entrent en contact avec le tarmac.
Retrouvez les épisodes précédents du Carnet de voyage de Yann Moix en Corée du Nord :
A quand la publication du livre ?
Merci
Cathy T
Bravo pour ce superbe journal de voyage.
Je connais la Corée du Sud et suis assez fascinée par la Corée du Nord.
Hâte de vous lire une fois que vous atterri à Pyongyang.