Silvio Berlusconi, trois fois Président du Conseil italien, vient, à l’age de soixante-treize ans, d’être condamné à quatre années de prison, dont une année ferme, par la justice italienne pour fraude fiscale ainsi qu’à l’interdiction d’exercer toute fonction publique d’ici 2017. (Il peut faire appel).
On ne va pas énumérer ici les frasques politiques, judiciaires, sexuelles, les pitreries de tous ordres du Cavaliere, cet affairiste de haut vol (c’est peu de le dire) passé des medias à la politique, qui, huit ans durant, gouverna l’Italie au gré de sa fantaisie brouillonne et, plus encore, de ses intérêts personnels, jusqu’à mener son pays au bord de la banqueroute et risquer de le discréditer à son tour.
Ah, ces Italiens !, disions-nous Français, en bons cousins transalpins partagés entre incrédulité et commisération. Le problème, il est vrai, n’aura pas tant été le chevalier Berlusconi à la triste figure que les Italiens eux-mêmes.
Passe encore que la gauche italienne paralysée par ses divisions et feu la Démocratie chrétienne mise en terre à force de scandales après quarante ans de règne, les Italiens, dans le vide politique ainsi ouvert, aient porté en 1994 un homme, se présentant, réussite flamboyante à l’appui, comme providentiel, à la tête du pays de Machiavel. Passe encore qu’ils se soient laissés éblouir un temps par ce bateleur aussi trivial que génial, maître sans vergogne des medias, qui, le verbe haut, souriant à tous propos de sa blanche dentition à la Fernandel et le brushing impeccable, leur faisait miroiter, excipant de son propre et définitif exemple, de devenir riches, désirés des femmes et roulant dans de décoiffantes décapotables. Bref, ce serait, version kitsch, la Dolce Vita pour tous.
Et Silvio Berlusconi, stylo au doigt, de signer en direct à la Télévision un soi-disant contrat avec tous les Italiens, où le Drôle assurait ses compatriotes, avec un aplomb en béton, de la création magique, en entrepreneur de génie qu’il était, d’un million de nouveaux emplois dès le lendemain, leur promettait la prospérité au coin de la rue, toujours moins d’impôts, encore moins d’Etat, encore moins de juges, encore moins de contrôles, sans oublier la faculté d’ajouter sans nul permis de construire un troisième étage à chaque habitation. Le tout au nom de la liberté, d’entreprendre, bien sûr.
Qu’un grand nombre d’Italiens se soient laissés plus ou moins envoûter par la flûte enchantée de ce bateleur fanfaron, faisait déjà problème. Les admirateurs de l’Italie de Gramsci et de Gasperi, de Rossellini et de Fellini, de Carlo Caracciolo et Tabucchi, les amoureux de ce grand peuple si tonique, si vivant, dépositaire d’un formidable génie artistique, doué d’un art de vivre sans pareil, étaient partagés entre alarme, amusement, condescendance et crainte. Certes les Italiens en avaient tant vu, tant vécu, tant subi depuis l’unité du pays, cent cinquante ans plus tôt ; certes la société italienne se passait toujours plutôt bien d’un vrai Etat digne de ce nom. Mais les commentateurs, là, signalèrent une rupture inédite, parlèrent des prémisses de la première dictature post-moderne travestissant la politique en pur spectacle de télé-réalité, pronostiquèrent une société potentiellement décervelée, transformée en mega-public des shows de variétés sur écran géant.
Les années passant, Berlusconi revenu de plus belle au pouvoir après avoir dû s’en retirer au bout de quelques mois, et son impunité et son impudence publique comme privée allant croissant, on se demandait, les intellectuels italiens en tête, ce qui était arrivé à ce peuple frondeur, réputé libertaire et traditionnellement dupe de rien ni de personne, à commencer de ses maîtres, s’appelèrent-ils jadis Jules II ou Mussolini. L’abêtissement télévisuel, les speakerines de télévision à moitié à poil devenant députés, les marchés publics trafiqués, la corruption érigée en sport national, les jokes diplomatiques à répétition, semblaient avoir anesthésié l’esprit public, aliéné les masses captives, déculturé le citoyen italien, stupidifié la classe politique. « Il vaut mieux en rire qu’en pleurer », rétorquait-on aux étrangers incrédules. L’auto-dérision étant une passion collective en Italie au même titre que le Calcio (lui aussi trafiqué), le cynisme était à son comble. « Avec la gauche, ce serait pire » assénaient mécaniquement les partisans du Fanfaron, sans se soucier de meilleurs arguments.
Il aura fallu la conjonction de quatre forces sans lien entre elles pour que Berlusconi « dégage », lui qui s’accrochait au pouvoir plus la crise économique et morale frappait l’Italie, afin d’échapper à la justice (l’homme aura été l’objet de trente-trois procès !). Ce furent, dans l’ordre, les femmes, le Vatican, le patronat italien, et, pour finir, un homme d’Etat.
Les féministes et les mères italiennes, excédées par le bunga-bunga du partouzeur d’Etat septuagénaire avec de jeunes Escorts débiles, descendirent dans la rue. Le bon vieux machisme italien relooké au sommet de l’Etat en débauche avec mineures attentait par trop à l’institution italienne n° Un, la Famiglia. Le Vatican, devant le discrédit moral du personnage, fit entendre urbi et orbi sa désapprobation. Le patronat italien, face à la crise et la dégradation de la note italienne sur les marchés financiers, jugea l’homme incompétent et ses équipes, – vouées avant tout à leur enrichissement privé, via pots de vins et notes de frais faramineuses – constituer désormais un boulet pour l’économie et l’image du pays, nonobstant les cadeaux fiscaux et l’encouragement à l’évasion fiscale que le Fraudeur en chef avait abondamment prodigués. Un homme enfin, porta l’estocade, ex-communiste devenu Président de la République, Giorgio Napolitano, qui, devant l’affaiblissement d’un Etat italien plus que jamais en jachère, fit signer sa démission, alors que celui-ci disposait encore d’une majorité à la chambre des Députés, à l’homme qui avait caricaturé l’Italie et berné les Italiens avec, si longtemps, leur assentiment complice.
Berlusconi ? Dix ans de perdus pour l’Italie.
Administrée par Mario Monti, l’austère successeur du Cavaliere, la potion du redressement économique et financier est amère. Les Italiens vont payer cher la mauvaise comédie à l’italienne d’un saltimbanque à peine doué qui fit croire à son image mirifique et fit se mirer ses compatriotes, par défaut d’orgueil national, dans son propre ego. Comme si, faute de mieux, cet ego devenu public était, un temps, devenu leur. Quand un peuple se mésestime…