Eloge d’un art anarchiste.
Juste une minute que je vous raconte la trajectoire artistique de S*.
Soit S* : un artiste qui monte. Dont les origines et le parcours existentiel (!) suscitent d’emblée larme à l’œil et force admiration. S* : un organe de baryton basse qui émoustillent les dames sur le retour. L’ascension artistique de S* a ce je ne sais quoi d’inexorable que d’aucuns lui jalousent, à tort. S* est de tous les vernissages, de toutes les performances, de toutes les expositions. Le fait est que S* force un peu trop sur la boisson. Qu’entre deux coupes de champagne, deux expos et deux rendez-vous arrosés et/ou galants, notre projectile n’a guère le loisir de peindre ou de dessiner : il s’astique la carotte, il ronfle, il cuve. Pas de quoi s’inquiéter : Monsieur et Madame J’en-connais-un-brin-sur-l-art bichonnent leur poulain, lui allouent un atelier et l’arrosent de billets. S* a le vent en poupe, un expo se profile. S* n’a plus d’autre choix que s’enfermer dans son abattoir et se mettre – enfin – au boulot. Pour être tout à fait exact, il aimerait se mettre au travail seulement rien ne vient. S* s’astique la carotte pour se calmer. S’envoie quelques verres pour l’inspiration. Et, finalement, vacillant, manteau à l’épaule, s’enfonce dans la nuit.
Dehors : de grosses lettres peintes à la bombe aérosol : Sorry, the lifestyle you ordered is currently out of stock. Un truc signé Banksy auquel S* ne prête aucune attention. S* cherche poésie et inspiration au fond de vieux bistros en compagnie de vieux poètes charmés par son organe de baryton basse et sa jeunesse. Des nuits passent. Et lui se sent de plus en plus dépassé. L’appréhension croît à mesure que le jour J. approche. Ce jour-là, il le sait, il n’y aura probablement rien à accrocher, rien d’autre qu’un tonitruant et pathétique (et d’autant plus pathétique que tonitruant) : bon dieu, mais je n’ai rien à vous dire, foutez-moi la paix ! Et c’est en effet ce qui arrive, sauf que Monsieur et Madame Pignon sur Rue ne lui en tiennent pas rigueur, au contraire, Monsieur applaudit des deux mains, Madame des paupières, excellent travail mon garçon, continuez ! Nul doute qu’il suivra leur conseil. Après tout, ne sont-ce pas les vrais spécialistes du métier ?
Dans le processus de dislocation de l’art tel que défini depuis l’antiquité, on ne pouvait guère aller plus loin que dandysme et art d’attitude ne l’ont fait. Aucun apprentissage technique n’étant requis, plus question de se prendre le chou sur le comment de la re-présentation, ni même sur le choix du sujet, puisqu’en l’occurrence le sujet, le seul sujet réellement digne d’intérêt, c’est l’artiste lui-même. L’œuvre totale, c’est moi, l’alpha et l’omega de la création, encore moi, la scène, le décor, l’excuse, le récit : toujours moi. Une blague, me dira-t-on. Sans doute, mais qui tire quelque peu en longueur. Au final, complaisance, éthylisme, impasse, lourdeur. Vous faites encore un effort, de bonne foi, mais en vain : ronron des expositions, morne plaine… Une seule idée en tête : foncer direction sortie, errer sans fin dans les rues… Un autre art s’y déploie, et non des moindres, interpellant, insolant, gênant, hors-la-loi, et cette fois, réellement généreux. Un art qui ne feint pas ignorer que toute parole parlante comporte toujours un risque pour celui qui l’écrit, que toute parole parlante en soi n’a pas de prix, et peut être comprise par n’importe qui. Sa philosophie et son mode opératoire ? L’urgence. Sa figure de proue ? Un nom sans visage : Banksy.
Banksy : stakhanoviste du pochoir, vandale fantôme, tache aveugle du système, drone en mode furtif dans la nuit londonienne… Date de naissance ? Approximative. Taille ? Couleur de peau ? Inconnue. Famille ? Supputations infinies. Amis, collaborateurs, complices ? Fidélité sans faille, silence. Tendance ? Anarchiste, libertaire, pacifiste farouche. Dessinant, peignant, sculptant, filmant, photographiant le jour, exposant la nuit. Don évident doublé d’une inconscience nécessaire. Duplicité ? Cela va de soi. Critique radicale, qui n’exclut ni l’humour ni l’ironie, bien au contraire. Des maîtres ? Transparents : Warhol cardinal, Ernest Pignon Ernest, fresque en trompe l’oeil, intelligence de la perspective, clin d’oeil répété, renaissance, geste spontané et premier, à l’évidence Lascaut. Engagé ? Comme tout enfant respire : avec le bide. Sorry, the lifestyle you ordered is currently out of stock. Évidences en apparence toute simple qu’il est néanmoins bon de se répéter : et si nous étions des rats de laboratoire dirigés par de vieux singes ? Et si tout à coup, en pleine rue, deux flics s’embrassaient à pleine bouche ? Horreur ! Et si une gamine plaquait un militaire au mur pour lui fouiller les poches et l’envoyer au panier ? Et si un mur n’était qu’un rideau ? Et si les anges étaient contraints de porter des gilets pare-balles ? En 2005, Banksy se rend à la frontière Irsaélo-palestinienne et peint sur le mur de Gaza une enfant qui se laisse emporter par ses ballons. Niaiserie poético-infantile contre crétinisme politico-religieux ? Ou tout simplement auto-dérision ? Des manifestants cagoulés balançant des bouquets de fleurs au lieu de cocktail molotov ! Mon dieu, de mieux en mieux ! Ou encore : les redoutables flingues des deux protagonistes de Pulp Fiction (John Travolta, Samuel L. Jackson) détournés en deux bananes. En outre, Banksy ne se contente pas de peinturlurer les murs de Londres, Paris, L.A., New-York, Gaza, sans permission. Ô que non ! 2004 : Branksy imprime une quantité considérable de faux billets qu’il essaime au cours du carnaval de Notting Hill. L’effigie de la reine d’Angleterre substituée par celle de Lady Di. On achète, on achète, on achète, et on n’y voit que du feu. Ou encore, Banksy se rend à Disney Land et réussit à installer au beau milieu d’une attraction une poupée représentant un prisonnier de Guantanamo. Ou encore remplace 500 fausses copies remixées d’un disque de Paris Hilton dans quelques dizaines de magasins de musique Londoniens : au coeur du livret, Paris Hilton affublée d’une tête canine enjambe ostensiblement un groupe de SDF. Et ainsi de suite.
Inutile de dire que Monsieur et Madame J’en-connais-un-brin-sur-l-art ont fait des mains et des pieds pour obtenir un Banksy. Brad Pitt s’en serait déjà procuré plusieurs, paraît-il. Kate Moss aussi. L’engagement, c’est tellement charmant.
Au fait, demande Monsieur, auriez-vous des nouvelles de S* ?
Et bien oui, répond Madame, il semblerait qu’il se soit… suicidé.
Au même instant, dans son atelier, au cœur névralgique de Londres, un homme qui peu à peu commence à sentir dans l’agilité de ses phalanges le poids des années retrouve et lance sur son PC Gravity Grave des Verve et en dépit de l’heure tardive, inlassablement, dessine découpe dessine découpe dessine découpe dessine… Get back, get back again and again…