Malraux aurait-il péché par excès d’optimisme ? Le XXIè siècle ne commence pas comme un siècle religieux, il s’annonce plutôt comme celui du clash des intégrismes.

Ainsi, donc, dans la France de 2012, quelques caricatures de Charb et de ses complices, publiées par Charlie Hebdo, déclenchent-elles un émoi plus unanime, une réprobation plus franche, que l’assassinat d’un diplomate américain en poste en Libye, champion de cet « humanisme arabe » chanté par Mathias Enard (1). Le journal satirique « jette de l’huile sur le feu », entend-on ici ou là. Et, de surcroît, notent nombre de pleutres consensuels, si répandus dans les élites françaises, ces dessins étaient « de fort mauvais goût »… Faillite du cœur et de l’intelligence ? Recul devant l’intimidation braillarde des minorités salafistes ? Abdication, en rase campagne morale, face aux légions du théologico-politique – ces légions dont nous savons, depuis Spinoza, que rien ne peut adoucir le délire méthodique ? C’est de tout cela que le moment présent donne l’affligeant spectacle.

Les tensions planétaires consécutives au postage sur Internet de la vidéo Innocence of Muslims » (« L’Innocence des musulmans »), un brûlot stupide et offensant où le prophète Mahomet est diffamé comme un petit voyou, sont l’un de ces événements-monstre chers à l’Ecole des Annales : un séisme inséparable de la téléprésence planétaire ; une catastrophe partie de la Toile et infiniment répercutée, scénarisée, dramatisée par son œil de Caïn ; l’un des symptômes les plus patents de la généralisation de la pulsion scopique dans notre subculture contemporaine, et qui, à l’arrivée, conduit des millions d’hommes, dans chaque aire culturelle, à des apories idolâtres…

N’empêche. La flambée d’indignation et de violences qui accompagne la diffusion de ce mauvais blasphème recèle aussi des enseignements moins visibles – moins médiologiques. Peut-être moins « politiquement corrects », aussi. Sous le magma en fusion de l’effervescence mimétique et sacrificielle, il se joue le sort en ballottage de quelques oubliés, expulsés du grand récit historico-mondial, et dont La Règle du Jeu a, depuis longtemps, l’opiniâtre souci : les Chrétiens d’Orient. L’absurde vidéo américaine aggrave leur délaissement. Aiguise le caractère invivable de leur condition.

Et d’abord dans l’Egypte post-Moubarak. Lorsque, comme l’a très justement souligné le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, lors de sa visite au Caire, ce mardi, « les extrêmes qui prétendent s’opposer se font en réalité la courte échelle », les minorités se retrouvent en première ligne. Ces minorités, aujourd’hui essentiellement chrétiennes depuis la violente expulsion des Juifs, et qui désobéissent à la gigantomachie dualiste de la supposée guerre de civilisations. Ce sont elles, justement, qui ont le plus à perdre du déchaînement de l’événement-monstre, car elles font faux bond aux vertiges matriciels – et qu’elles échappent à cette « servitude de la racine » évoquée par Emmanuel Lévinas (2). Nombre de chrétiens d’Égypte ont peur. Ils craignent qu’Innocence of Islam, parce qu’il est l’œuvre d’un Américain d’origine copte répondant au nom de Sam Bacile, ne soumette à des chantages accrus leur communauté, qui forme près de 10 % des 82 millions d’Egyptiens. Une angoisse tout sauf imaginaire : un tribunal égyptien, apprenait-on en début de semaine, pendant la visite du ministre français des Affaires étrangères, a condamné un citoyen de confession chrétienne à six ans de prison pour avoir porté atteinte au prophète Mahomet et au président Mohammed Morsi : le prévenu, Bishoy al-Beheiry, un enseignant copte, écope de trois ans de prison pour avoir porté atteinte à l’islam en publiant des caricatures du prophète sur sa page Facebook ; il a vu sa peine s’alourdir de deux années pour avoir insulté le président et d’un an pour avoir insulté la personne qui avait porté plainte contre lui au sujet des caricatures! Kafka au pays des pyramides…

Mais ce n’est pas tout : on a appris aussi, le même jour, que le procureur général d’Égypte n’avait pas chômé et que, sur ordre de la présidence, il engageait des poursuites immédiates contre sept Coptes égyptiens vivant aux États-Unis et soupçonnés d’être impliqués dans la production ou la distribution de Innocence of Muslims. Les sept prévenus – Morris Sadek, Nabil Bissada, Esmat Zaklama, Elia Bassily, Ihab Yaacoub, Jack Atallah et Adel Riad – sont accusés, pour l’heure, d’« insultes à la religion islamique, insultes au prophète et incitation à la haine religieuse ». Au cours de l’histoire de l’Egypte, le sort fait aux Coptes a toujours été un thermomètre fiable du respect des principes démocratiques : un an et demi après la liesse de la place Tahrir, cette place est ultra-fragilisée. Mais qui en a cure ?

À juste titre, Bernard-Henri Lévy parle cette semaine, dans le Point, d’une « glaciation » de la dynamique libératrice des révolutions arabes. L’illustration la plus patente des craintes du philosophe, c’est l’Egypte, hélas, qui la donne, une Egypte en laquelle les amis sincères de l’émancipation pouvaient placer tous leurs espoirs, mais qui, aujourd’hui déçoit. Une Egypte profondément noyautée de l’intérieur par le salafisme des Frères musulmans et où le nouveau président, Mohammed Morsi, lui-même issu des rangs de la Confrérie, ne cesse de multiplier des concessions aux islamistes sous le prétexte fallacieux de mieux les combattre.

Ajoutez à cela le chantage exercé par les franges les plus obscurantistes de la société égyptienne sur un homme qui déclarait, en juin dernier, au moment de son élection, ne craindre que Dieu, et vous obtenez un tableau idéologique inquiétant, infiniment troublant, et tactiquement dédramatisé par Fabius. C’est d’ailleurs le parti de Morsi, Liberté et justice, qui vient de sommer le gouvernement français de prendre des mesures « énergiques » contre Charlie Hebdo. Morsi, rempart contre l’intégrisme, vraiment ? Le nouveau maître du Caire se retrouve, d’ailleurs, dans un unisson compromettant avec l’Organisation de la conférence islamique (OCI), qui a elle aussi renouvelé sa demande de « criminaliser le blasphème ». Racisme anti-copte à peine déguisé ; islamisme fuligineux et mal dissimulé par des manœuvres realpoliticiennes : cela fait déjà beaucoup, cela pèse déjà très lourd, dans le bilan, à mi-parcours, d’une ère de rupture annoncée avec la dictature. Mais si, pour finir, vous faites glisser dans le shaker de cette folle semaine, les propos de tel incendiaire égyptien, criant au deux poids deux mesures et expliquant qu’« en Occident », « il n’y en a que pour les Juifs et leur Shoah », alors que le blasphème « islamophobe » n’est jamais pénalisé, la cote d’alerte est atteinte : c’est un curieux précipité, une décoction toxique qui jaillit alors, tels un djinn diabolique ; un climat, un Zeitgeist aurait dit Thomas Mann, où la paranoïa diffuse surnage, mêlée à des grumeaux de complotisme. Sale époque. Triste époque. Caverne sombre du fanatisme et de ses cécités volontaires. Pour les démocrates, où qu’ils soient, il n’y a guère d’intérêt à transiger avec ce désastre de la liberté.

(1)Rue des voleurs, Actes Sud

(2)Difficile liberté, Biblio-essais.