Jacques Bérès, qu’est-ce qui vous a le plus frappé lors de votre dernier séjour en Syrie, le troisième cette année ?

Jacques Bérès : Il faut avant tout reconnaître le bien-fondé d’une révolution contre une tyrannie abjecte, torturante, assassine, pratiquant le crime contre l’humanité. J’ai pu le constater avec la destruction totale d’un certain nombre de pharmacies, les attaques contre les médecins, et maintenant à Alep des massacres organisés contre des citoyens, des femmes et des vieillards, au seul motif qu’ils font la queue devant une boulangerie. Ce doit être cela que Bachar intitule « lutte contre le terrorisme étranger »… J’ai eu à soigner de nombreuses victimes civiles d’attaques par hélicoptères.
Au départ, les activistes de la communication voulaient absolument que les journalistes et photographes de toutes nationalités rendent compte au monde de ce qu’il est train de se passer. Mais à présent, ils sont désabusés. Ils disent : « Nous vous avons montré pendant des mois, vous avez tout vu, le monde sait tout, et cela continue. Le sang syrien ne vaut rien ». Ça ne casse pas leur moral, ils vont gagner… mais par leurs propres moyens, à un prix incroyable. C’est d’une tristesse terrible.

L’Armée syrienne libre doit se livrer à des combats totalement assymétriques.
L’Armée syrienne libre doit se livrer à des combats totalement asymétriques.

Bernard Schalscha : On voyait dans des vidéos diffusées il y a une dizaines de mois sur Youtube, que les Syriens en lutte attendaient un soutien de l’Occident, de la même manière que pour la Libye. Or, cela n’a pas eu lieu. Lorsque l’on s’informe auprès de nos amis syriens, on apprend qu’ils ne comptent plus sur les Occidentaux, et misent de plus en plus sur des pays voisins tels que l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie. C’est ce qui fait aussi que le contenu démocratique qui était au centre de la lutte contre Bachar semble s’estomper au profit d’une affirmation plus teintée d’idéologie religieuse. On sent, en effet, un début de repli identitaire arabo-musulman dans la révolution. On ne peut pas sous-traiter l’aide aux Syriens en lutte avec l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie, car ils agissent en fonction de leur propre agenda, qui est loin d’être le nôtre, ni celui d’une grande majorité de la population syrienne ! Les kurdes, les chrétiens, les Syriens démocrates laïques ne voient pas d’un bon œil que l’idéologie wahhabite propulsée par l’Arabie saoudite prenne de l’importance en Syrie.

JB : Il faut dire aussi qu’il n’y a pas eu de chasse à l’homme contre les alaouites. Mais on commence à entendre au sein de la population, parmi le personnel de l’hôpital, qu’il s’agit d’une répression alaouite, contre eux sunnites. Ce sentiment est assez nouveau et laisse craindre des règlements de compte.

"Des civils sont massacrés au seul motif qu’ils font la queue devant une boulangerie."
« Des civils sont massacrés au seul motif qu’ils font la queue devant une boulangerie. »

Quelles sont les estimations du nombre de morts et de blessés que vous avez ?

JB : L’Observatoire syrien des Droits de l’Homme à Londres, qui tient les comptes, est très loin de la réalité. Pour comptabiliser un décès, il faut que la personne soit identifiée et référencée sur place, que ce soit communiqué à l’Observatoire, et qu’entre temps sa mort ait été criée par le muezzin dans les mosquées. À Alep, dans l’hôpital où j’étais, il y avait entre deux et sept morts par jour, et je suis pratiquement certain qu’aucune de ces morts n’est remontée jusqu’à Londres. Un monsieur avait pour attribution d’écrire dans un cahier de registre, avec une jolie écriture arabe, l’identité des morts, quand on la connaissait. Mais ce cahier n’était jamais scanné, ni envoyé à Londres.
D’après les insurgés, il faut multiplier les chiffres officiels par deux, voire par trois. On ne peut pas savoir, mais nous ne sommes certainement pas à 28 000 morts. On est au minimum à 50 000 morts, auxquels il faut ajouter au moins 50 000 disparus. C’est une guerre qui a fait énormément de morts et qui va en faire encore beaucoup, alors qu’il s’agissait de manifestations pacifiques au départ. C’est pour cette raison que je suis, et j’ai toujours été partisan de leur apporter une aide militaire par l’envoi de munitions, malgré le risque qu’elles se retrouvent entre les mains d’Aqmi.

Qu’avez-vous vu de l’Armée syrienne libre ?

JB : J’ai pu voir plusieurs dizaines d’individus, avec quelques armes individuelles, dans l’incapacité de résister même sur une demi-journée ou sur un mètre. À Homs, il fallait qu’ils tirent quelques coups de feu et qu’ils décrochent immédiatement. À Alep, c’est différent, ils ont des munitions, même si cela reste totalement déséquilibré. Les troupes de Bachar se méfient. Maintenant, il y a des morts et des blessés dans l’armée régulière, ce qui n’était pas le cas avant.

Ce revirement est-il dû à un élargissement dans les rangs des insurgés ou à une meilleure organisation de la révolution ?

JB : Ils sont de plus en plus nombreux, heureusement, car ils ont un taux de pertes incroyable.
Il y a trois composantes dans ce que l’on appelle l’Armée syrienne libre. Il y a les gens guidés par le noyau populaire, en réaction au massacre des manifestations. Ils ont décidé qu’il était temps d’arrêter de tendre l’autre joue et d’essayer de protéger les gens. Deuxièmement, il y a eu de très nombreux défecteurs de tous grades de l’armée de Bachar, depuis simple soldat jusqu’à général. Et maintenant, à Alep notamment, il y a un apport étranger de combattants qui viennent pour raisons idéologiques (salafistes) ou financières ou les deux.

Jacques Bérès s'est rendu à plusieurs reprises en Syrie depuis le début de la révolution.
Jacques Bérès s’est rendu à plusieurs reprises en Syrie depuis le début de la révolution.

Quelle est, selon vous, la portée de votre mission ?

JB : Mon voyage, comme les précédents, a plutôt un rôle de symbole. Il faut être très modeste, ils ont de très bons chirurgiens qui sont bien formés, malheureusement, à la guerre et aux pires blessures. Je ne regrette jamais une mission dès lors que je suis certain d’avoir sauvé une vie. Mais un chirurgien humanitaire dans un conflit de cet ampleur, c’est assez dérisoire. Un chirurgien peut opérer entre 7 et 10 blessés par jour ; et le moindre bombardement fait deux, trois, quatre fois plus de blessés, en une fraction de seconde. Mais il faut continuer à le faire et à y croire, en sachant que c’est la goutte d’eau dans un grand océan.

BS : Pour ma part, tes missions me semblent déterminantes car même si ce n’est qu’une goutte d’eau, elle a cette force de montrer qu’il y a des Occidentaux qui continuent de soutenir cette révolution. Avec notre petite association, nous faisons des coups d’éclat, des actions qui sont destinées à envoyer des messages de solidarité en Syrie pour leur dire : « Vous n’êtes pas seuls, on vous soutient ». Mais c’est aussi une façon de faire pression sur les autorités françaises.

JB : Ça fait du bien à la population de se dire qu’il y a au moins une personne, quelqu’un qu’on connaît, qu’on a déjà vu, qui vient chez eux, même quand les bombes tombent, qui met les mains dans le cambouis, dans le sang, et sauve quelques vies, quelqu’un qui n’a pas plus peur qu’eux, pas moins peur non plus, de la répression, de se faire arrêter.

Mon action est un symbole qui permet de montrer qu’on est avec eux ; c’est un geste de fraternisation. Elle permet aussi de revenir avec un témoignage crédible, parce que je rapporte ce que j’ai vu de ses propres yeux.

Vous êtes donc parvenu à créer de véritables liens avec la population ?

JB : Oui, il y a des gens qui me reconnaissent, parce qu’ils m’ont vu sur Al-Jazeera, avec ma barbe blanche de Père Noël. C’est  quelque chose qui circule dans toute la Syrie : « Il y a un fou, qui s’appelle Docteur Jacques, qui est déjà allé à Homs, à Idlib, à Alep… »

BS : Ce qui est intéressant aussi pour moi, c’est que ton action est symbolique, mais le symbole véhiculé est aussi celui d’un Occidental se rendant sur place, pas seulement un chirurgien, mais un chirurgien occidental.

JB : Oui, bien sûr, un Occidental qui vient sur le terrain, ça les touche.

BS : Nous partageons cette préoccupation depuis longtemps, ce que l’on appelle l’abandon de l’insurrection syrienne par les Occidentaux qui s’en tiennent avant tout à des mesures diplomatiques qui ne débouchent sur rien, en raison du blocage russe et chinois, ou qui s’en tiennent à des sanctions qui n’ont pas l’air de déstabiliser grandement le clan au pouvoir.

Pour vous, l’intérêt d’une présence physique est d’envoyer un signal ?

BS : Oui, mais par présence physique, il faut également entendre un soutien concret et matériel. La pusillanimité des Occidentaux, craignant que la livraison d’armes ne serve une idéologie salafiste, est une prophétie auto-réalisatrice finalement : à force de ne rien faire de crainte que les islamistes ne prennent du pouvoir dans la révolution, effectivement ils finissent par en prendre de plus en plus. Les extrémistes n’ont pas pris le pouvoir dans la révolution, c’est faux, mais ils jouent un rôle de plus en plus important : il y a eu un vide laissé par les Occidentaux, que le Qatar s’est empressé de remplir.
Je me rappelle qu’il y a peu de temps dans Libération, l’ami Jean-Pierre Filiu s’adressait au gouvernement français et disait que si l’on pense que cette révolution est légitime, il faut en tirer des conséquences et qu’il faut l’aider. Moi je pense que cette révolution est légitime et qu’il faut l’aider par tous les moyens possibles.

JB : Il y a un moment où, objectivement, le fait de ne pas aider la révolution revient à aider Bachar ! C’est aussi simple que cela. Une situation pourrie fait le jeu des fondamentalistes, du fait de leur implantation réelle sur le terrain, du fait de tout le travail social qu’ils ont fait auprès des gens, du fait de l’aide financière qu’ils sont prêts à apporter aux plus modestes etc. Si la situation n’est pas gérée, tout leur viendra sur un plateau.
Lorsque notre président dit qu’il reconnaîtra un Comité syrien dès qu’il émergera, c’est le serpent qui se mord la queue : il y a peu de chance que ce comité émerge dans un avenir raisonnable, ils ont d’autres préoccupations sur le terrain. C’est un jeu d’hypocrites. Il est intéressant de se replonger sur le cas libyen après-coup :  l’intervention qui a été décidée pour sauver Benghazi, où je me trouvais, d’un massacre programmé par les tanks de Kadhafi, est le fait d’un homme, Bernard-Henri Lévy, qui a propulsé le CNT sur le devant de la scène et à l’Élysée. Le Conseil national syrien, avec toutes ses lacunes, aurait pu être reconnu comme le CNT libyen.

BS : Je note en outre que Jacques Bérès lui-même n’a pas été invité par le Quai d’Orsay, par le ministre, voire par un conseiller de François Hollande pour lui demander ce qu’il avait vu en Syrie. Il n’a pas été remercié pour son courage, sa détermination, par lesquels il sauve l’honneur de la France démocratique, solidaire. C’est un mauvais signe.

Justement, comment peut-on combiner les actions : que peut-on faire sur place et que peut-on faire depuis Paris ?

L’Armée syrienne libre, c'est quelques dizaines d'individus, avec quelques armes individuelles, dans l'incapacité de résister même sur une demi-journée ou sur un mètre.
Un résistant dans les rues d’Alep

BS : Nos amis syriens, ici, collectent de l’argent, achètent des médicaments, les acheminent là-bas, avec des moyens dérisoires, comme l’a fait notre association, France Syrie Démocratie, en lançant une collecte et en envoyant du matériel médical par le Liban.

Ce qui est primordial, c’est que les Syriens voient que leur lutte est déterminante pour nous. Elle peut déboucher sur un renversement démocratique de la région, avoir des conséquences stratégiques gigantesques. Rien n’est joué : la chute des dictatures arabes a l’importance de la chute du Mur de Berlin. Cette incapacité à aller saisir cette occasion d’une grande réconciliation arabo-occidentale est une myopie politique totale.
Quand on veut aider une révolution, il y a mille façons de le faire. On peut aider en collectant de l’argent, mais aussi avec nos petits moyens accueillir des opposants qui ont dû fuir la Syrie. Cela fait partie des choses que l’on peut faire.

Je ne parle pas ici d’une zone d’exclusion aérienne, qui est extrêmement compliquée à mettre en place, mais de montrer publiquement que l’on y réfléchit. La bande d’assassins de Bachar aurait senti un coup de pression. Cela aurait pu aider à disloquer l’appareil d’État syrien.

JB : Si la communauté internationale continuer de limiter sa menace d’intervention à l’utilisation d’armes chimiques, cela revient à donner le feu vert à toutes les autres formes de massacres, et c’est certainement la lecture qu’en font Bachar et sa clique.

BS : Il faut dire que l’on n’exclut aucun moyen pour aider les insurgés syriens à triompher de ce régime sanguinaire. Tant qu’on ne le dit pas, le dictateur se croit tout permis.