Le moins qu’on puisse dire est que le show fut réglé comme du papier à musique. Il s’agissait, anxiété globale oblige, de prouver par A + B que l’art contemporain pouvait être, à ses heures, autre chose qu’autiste, abscons, replié sur lui-même ou totalement obsédé par le marché. Qu’il avait lui aussi un coeur qui battait pour le monde. Qu’il n’était ni aveugle ni sourd aux dangers qui planent sur la planète. Et après tout tant pis si nos activistes plasticiens faisaient, eux aussi, partie intégrante du marché, puisque la cause, politique (haro sur l’argent roi), megacritique (haro sur la dictature techo-scientifique) et écologiste (sauvons la planète) était juste. Avec un budget de 26,5 millions d’euros, Carolyn Christov-Bakargiev – commissaire d’exposition de cette dOCUMENTA (13) – a réussi son pari. Sans recourir au pinceau ou la caméra vidéo, Carolyn Christov-Bakargiev, comme tout commissaire d’exposition digne de ce nom – a délibérément créé une image. En l’occurrence l’image de l’art actuel où s’opposent (ou s’opposeraient) les tenants de la spéculation financière (et leurs affidés) et la descendance (légitime ?) de Joseph Beuys. M’est d’avis que cette image, pour simpliste et insuffisante qu’elle soit, répond, en réalité, à l’absence de réponse cohérente apportée par l’art contemporain quant à sa place et son rôle dans la cité…
Souvenons-nous. En moins de quatre décennies, l’art dit contemporain s’est donné presque autant de définitions qu’il y eut de mouvements artistiques, on s’en donne à coeur joie et ce dans toutes les directions : pop art, op art, art cinétique, light art, et art minimal, nouveau réalisme, art conceptuel, arte povera, process art, land art, photoréalisme, hyperréalisme, néo-expressionnisme, néo-abstraction, néo-géo, art vidéo, abstraction conceptuelle, graffiti, happening, context art, abject / slacker art, live art, etc. etc. Juste pour vous donner une petite idée de l’infini trajet… Dans le même temps, l’art se dit et disait en crise, annonçait sa mort ou prouvait son suicide… Vous aviez ses partisans et ses détracteurs… Cette éternelle querelle des dieux de l’Olympe, le public n’en avait cure ou n’y comprenait rien. Ou plutôt se disait ne pouvoir rien y comprendre. Et pourtant d’art nous avons besoin, il est même possible qu’il soit aux hommes aussi nécessaire que l’air qu’ils respirent. Et que leur avenir, en tant qu’hommes, en dépend…
Pour démêler tout cela, ai décidé de me projeter en 1985, à Bâle, en Allemagne. Cinq artistes de renommée internationale s’y sont donnés rendez-vous pour confronter leur point de vue et, peut-être, in fine, bâtir ensemble une cathédrale : Enzo Cucchi, Joseph Beuys, Yannis Kounellis et Anselm Kiefer. A elle seule, cette conversation expose tous les enjeux véritables de l’art qui, désormais, ne se disent plus. Elle dit, précisément, le désarroi d’artistes face à une crédibilité, à une cohérence impossible ou qui semble hors d’atteinte. Le désarroi d’artistes face à une société de plus en plus technocratique, technologique et marchande, et qui a perdu son centre, comme l’on a vu petit à petit disparaître les centre-villes. Constat immédiat : ce vide n’est pas vide ; ce trou laissé par l’art et par l’axe qui le commandait est comblé par l’affairisme (marché d’art et promoteurs immobiliers). La valeur qualitative a cédé devant la nécessité. L’économie. Le réalisme. Pour un peu, à l’exception notable de Beuys, nos artistes regretteraient l’auto-dissolution de la bourgeoisie et passeraient pour réactionnaires. Après tout, la classe bourgeoise constituait, en Europe, un axe moral, traçait les limites politiques et culturelles auxquelles il était encore possible de se référer et que l’on pouvait, si nécessaire, transgresser. A présent plus rien. Un rien qui n’est pas rien. Une absence de valeurs et de perspectives, qui en soit, n’est pas rien. C’est visible. Et quasi le seul visible désormais.
Au fil de la conversation, émerge l’idée que, finalement, la politique de la table rase n’était peut-être pas une solution. Kounellis ose même avancer que la liberté libre des surréalistes n’existe pas réellement (La liberté libre ? Tout au plus un concept, rien d’autre). Qu’il n’existe qu’une liberté libérée. En mouvement. Jamais totalement acquise. Que cette liberté est empreinte de morale : elle englobe l’histoire, elle prend par la main ce qui, au plus près, la conditionne. Que l’art, au sens de cette liberté, est rigueur. Formelle et idéologique (Beuys parlera plus volontiers, histoire du totalitarisme oblige, de constellations d’idées). Idéologique et cela donne entre autres exemples Le Caravage et la Contre-Réforme. Formelle et cela donne la perspective médiévale, la perspective de la Renaissance, la perspective cubiste. Formelle et idéologique. L’engagement artistique postulerait simultanément ces deux fronts. Kounellis se lisse un instant la moustache avant d’ajouter : “Une nature morte qui a une langue a aussi une vie : autrement, la “nature morte” est effectivement “morte”.
Bien entendu, l’histoire est comprise mais en un sens dialectique. Elle est, sans cesse, interprétation d’elle-même. On prend en compte sans répéter rien. L’art en tant qu’histoire est critique permanente vis-à-vis de lui-même. Producteur d’images et iconoclaste dans un même élan. Kounellis, de nouveau : “Il faut être iconoclaste dans notre rapport à la démocratie, par amour de la démocratie, tout comme nous sommes iconoclastes par amour à l’image”.
Pour autant, tout iconoclaste qu’il soit, l’artiste a-t-il réellement le pouvoir de modifier extérieurement le cours des choses ? Beuys vient de s’asseoir à notre table. Il a 65 ans. Il ne lui reste plus que quelques mois à vivre. Et quelque chose dans son regard me dit qu’il le sait. Contrairement à Kounellis, il n’est pas aussi péremptoire quant au rôle ni au pouvoir prétendu des artistes, ni à ce que cette notion (vague) recouvre réellement. D’emblée, j’ai le sentiment d’être en présence d’un artiste de l’avenir, à la pensée éminemment synthétique. L’enjeu selon lui? Réconcilier plutôt qu’opposer les figures primitives d’Epiméthée (la nature, l’histoire, la préservation du donné) et de Prométhée (le feu, la science, ce qui nous pousse vers l’avenir). L’horizontalité (la démocratie véritable) et la verticalité (la transcendance, fut-elle, de nos jours, sans dieux). Et c’est la croix du Christ qui te vient immédiatement à l’esprit. L’homme libre d’aujourd’hui se donne sa propre culture et ses propres canons? Très bien. La fonction de l’art consiste, entre autre, à opérer une coupure du cordon ombilical avec la tradition pour créer un avenir à partir de ses propres forces.
Je pense au titre du premier recueil d’Antonin Artaud : L’ombilic des limbes. A méditer. Inlassablement.
Mais Beuys ne s’arrête pas là. Il élargit les concepts de sculpture, d’art et de création à tous les domaines de la vie. Tous les hommes sont artistes pour la simple et seule raison que l’œuvre à réaliser c’est le monde. Ni plus, ni moins. Et si, de fait, la responsabilité est affaire de révolution, elle est avant tout affaire de révolution intérieure : parvenir à franchir le seuil de nos habitudes de pensée pour atteindre de nouvelles possibilités.
La responsabilité est ici fondamentale car bien que nous soyons libres, nous ne sommes pas libres vis-à-vis de la communauté humaine. C’est en ce sens, que l’art doit dépasser la politique (droite-gauche, communisme-capitalisme), plaider pour une véritable démocratie, au sein de laquelle chacun est un artiste, puisque chacun non seulement crée le monde mais sait désormais qu’il le crée. S’il est encore, pour l’art, et donc pour l’homme, des guerres justes à mener, il est à espérer qu’elles se jouent sur ce terrain-là. Celui d’une politique réellement retrouvée.