Embuscade à Fort Bragg : roman coup de poing dont le pitch tient au dos d’une demi carte postale. Nous sommes début quatre-vingt-dix. Le cadavre d’un jeune soldat homo, manifestement battu à mort, est retrouvé dans les toilettes d’un bar topless à proximité de la base militaire de Fort Bragg en Caroline du Nord. On étouffe l’affaire : les trois rednecks responsables du meurtre continuent de courir les bars sans être inquiétés. Un producteur d’émission télé décide de mener l’enquête, de monter un stratagème pour coincer les types et leur faire cracher le morceau. Tom Wolfe a écrit quelque part que la vérité était plus importante que l’imagination. Il l’écrit et ses écrits le démontrent A + B. Embuscade à Fort Bragg fut publié en 1996. Dans les numéros du 12 et 26 décembre de Rolling Stone. Avec un sujet pour le moins brûlant.
Depuis 1993, la loi en vigueur concernant l’intégration d’homosexuels dans l’armée américaine – Don’t ask, don’t tell (“Ne demande pas, ne dis rien”) – autorisait l’enrôlement des homos à condition qu’ils ne manifestent de comportement homos et ne revendiquent leur orientation sexuelle. Cette loi, promulguée par un Bill Clinton nouvellement élu, entendait assouplir leur condition d’admission. Et pourtant. De 93 à 2010 (année au cours de laquelle le Sénat américain vota l’abolition de cette loi jugée hypocrite), on estime à 14000 le nombre de militaires expulsés de l’armée américaine au nom de leur orientation sexuelle (et je ne vous parle pas du quart d’heure que vous passiez si par malheur vos camarades découvraient que vous en étiez…). Rappelons au passage, que c’est à ce président démocrate itou que les américains doivent la loi dite “Défense du mariage” en vertu de laquelle l’Etat fédéral reconnaît le mariage exclusivement comme “l’union légale entre un homme et une femme”. Sur les cinquante États américains, six seulement autorisent le mariage homosexuel. Certes, les mentalités comme on dit évoluent. Et ce genre de roman y est sans doute pour quelque chose. Un sondage réalisé en décembre 2010 par le Washington Post révélait que 77% des américains étaient pour autoriser gays et lesbiennes à servir sous le drapeau sans cacher leur penchant sexuel. Depuis le 20 septembre 2011, c’est chose faite. Cela n’interdit évidemment pas de penser que la pénurie de recrues et deux guerres à mener de front (Irak – Afghanistan) participe largement de la levée du tabou… L’engagement militaire a ses raisons que la raison n’ignore absolument pas.
Embuscade à Fort Bragg aurait pu être un roman engagé… à enfoncer des portes ouvertes, il ne l’est pas. Il ne se contente pas de dénoncer un crime odieux – tabasser un mec à mort sous prétexte qu’il préfère les caresses d’un homme à celles d’une femme semblerait pour d’aucuns difficilement défendable -, il nous met à nu gratis les ressorts complexes de l’engagement, il se fait un malin plaisir à nous révéler le dessous des cartes, celles du cœur, celles du bien, celles qui emportent la mise morale à tous les coups. Sans discussion possible. Irv Durtscher – le protagoniste du roman – n’a nul besoin d’être homo pour ressentir la honte et la rage lui monter au visage en songeant au jeune type qui se fit massacrer sous prétexte que. Nul doute que son indignation soit sincère. La justice sociale était la justice sociale et l’avait toujours été ; il l’avait appris sur les genoux de sa mère, en avait compris l’importance sur le visage angoissé de son père. Irv Durtscher, juif producteur de l’ombre d’émissions télés à succès, dont les parents modestes mais idéalistes avaient tout sacrifié pour qu’il fisse de belles et grandes études, et qui, dans leur petite boutique de Brooklyn, rêvaient de justice sociale. Irv Durtscher n’a nul besoin d’être homo pour être empli d’empathie pour ce jeune garçon assassiné à cause de ce qu’il était. Irv est sincère même s’il ne dit pas tout. Irv veut sortir de l’ombre et se faire un nom. Irv s’imagine, grâce à ce scoop dont il est l’ingénieur, tel un Eisenstein du petit écran, un Zola du tube cathodique, un Bertolt Brecht de la Diffusion Planétaire… Avec ses micros et ses caméras cachées, avec ces méthodes de journaliste d’investigation, il est vrai, peu orthodoxes, faire de l’audimat et faire avancer la cause de la justice sociale. Les deux n’étant pas tout à fait incompatibles. Du Chic gauchiste, au Chic (gauchiste) médiatique, il n’y a guère qu’un mouvement de caméra. Son engagement n’est ni pur ni exempt d’intérêt, et après ? C’est-ce qui me le rend humain, proche, immédiatement identifiable, saisissable, trivialement héroïque. Au final, qu’on lui vole la vedette est prévu au programme : On pouvait être juif et être une star des infos, présentateur vedette ou autre locomotive, tant qu’on n’avait pas l’air juif. Et un nom comme Irv Durtscher ne facilitait rien. Aucun petit Irv Durtscher chauve et grassouillet n’allait être la star, la personnalité marquante du grand magazine qu’était Day & Night.
Couper l’impureté. Couper le nom et le visage d’Irv. Couper l’évocation d’une fellation dans les toilettes d’un bar topless entre deux homos. Couper, pour des raisons émotionnelles, la tirade dans laquelle l’un des trois rednecks raconte comment ils s’étaient battus pour leur pays sous le feu nourri du Bloody Sunday à Mogadiscio. Comment et pourquoi, ces américains moyens, ces gens comme tout le monde, avaient été dressés à l’homophobie pour des raisons absolument “objectives”. Couper la vérité de sorte que la vérité de l’engagement puisse continuer à avoir un sens. Et une signification indiscutable.
Tom Wolfe, Embuscade à Fort Bragg, Robert Laffont, Février 2010, 144 pages, 7 euros, ISBN : 2221113505