Il n’y avait pas de bureau de vote pour la première fois depuis toujours dans ce hameau de Kermouster, au bord du Trieux, sur la côte nord de la Bretagne.
« Trop petit  » avait décidé le préfet des Côtes d’Armor, m’apprend le maire de Lézardrieux, la commune-mère, à la clôture du scrutin des Législatives, ce dimanche soir 17 juin.

« Pour cent-soixante électeurs et quelques, on n’aurait pas eu assez de volontaires pour les deux équipes de trois assesseurs qui se relaient les dix heures que dure le vote, ni, ensuite, de scrutateurs pour le dépouillement. On a donc envoyé un autocar afin que les électeurs de Kermouster puissent venir faire leur devoir électoral à Lézardrieux. »
« Le maire raconte n’importe quoi, rétorque-t-on à La Cambuse, le café-alimentation de Kermouster dans l’ancienne école primaire. Tout le monde, ici, était prêt à participer à un bureau de vote. Ici. La vérité est qu’on nous méprise. On n’existe pas. »

Résultat : en rétorsion, le village entier, où chacun, pourtant, a une automobile, s’est refusé à faire les cinq kilomètres qui le séparent de Lézardrieux, et l’abstention y a été générale.
Querelle de clocher, Clochemerle en Armorique, village gaulois ? Ou vraie entorse à l’esprit de la démocratie, le jour en majesté, le seul où les citoyens sont rois, où, se dépouillant sur le champ de leur royauté, ils font les rois qui, le lendemain, les gouverneront ? Faut-il mettre en avant l’ancrage, le droit au lieu, louer la consultation à demeure du peuple souverain, la venue symbolique à la source de la souveraineté de ceux qui, humblement, en sollicitent l’onction en venant déposer leur nom sur un bulletin dans les mains-mêmes du peuple, chez lui, devant sa porte ? Proximité, immédiateté : donc démocratie au superlatif ? Ou faut-il opposer le local au global, l’entre-soi à l’indifférencié ? Small is beautiful. Mais tout doit-il être à portée de main, à demeure, à domicile, tel que le monde, désormais, est convocable à volonté dans votre salon sur un clic d’ordinateur ? Ne fait-on pas des kilomètres et des kilomètres, autant qu’il faut et même davantage, pour aller travailler ? Alors, pourquoi pas pour voter ? Le déplacement hors de chez soi, le voyage hors de ses murs, aussi bref soit-il, le saut hors du cercle ne sont-ils pas d’heureuses ruptures avec le Propre, avec l’entre-soi, le solipsisme ? La démocratie n’implique-t-elle pas la sortie de l’individu hors de la domus, de la sphère du privé ? N’est-elle pas projection, dépassement, déplacement de chaque sujet dans un espace autre, l’espace du politique, rassemblement vers l’agora, la Cité, le collectif ?

Mais le petit nombre doit-il céder au grand nombre, se déraciner et se fondre en lui, se ranger sous son ombre, accepter sa tutelle, sa captation ? Peut-on marier le particulier, le singulier, le numérable, le circonscrit, et le sans nombre, le général, autrement dit l’universel ?

On aurait pu imaginer que, plutôt de vouloir déplacer les électeurs de Kermouster vers Lézardrieux, ce soit l’inverse, et que la ville soit appelée à voter au village. C’eût été une double leçon de démocratie, l’échange croisé de la puissance et de la dépendance, de la gloire et de l’humilité. Sollicitude d’un jour, renversement des rôles, petite faille temporaire dans l’ordre des inégalités et des hiérarchies du monde, remise symbolique de tous à un même niveau. Mystification démocratique ? Et, dira-t-on, quelle production d’effets dans le réel ?

Mais faut-il alors se résigner qu’un village aujourd’hui, deux demain, voire, dans un avenir proche, des cités entières délaissées, ne votent plus ? Ces Législatives 2012 ont battu des records d’abstention. Le vote protestataire des oubliés, des délaissés, des méprisés va aujourd’hui au FN, mais, plus encore, la présidentielle passée, il s’est fait abstention, tourne le dos au vote, s’y refuse. Et de cela, la démocratie périrait.
Six capitales politiques des plus vastes États du monde sont de modestes atomes comparées à la nation et aux mégapoles qu’elles régentent : Ottawa, Canberra, Pretoria, Ajuba, Brasilia et même Washington.
Alors les élections, pourquoi pas l’An prochain à Kermouster ?