The Freak Power is not dead
Personne ne savait au juste de quelle maladie souffrait la patronne pour qu’il faille lui greffer un rein, et vite. Peu importe. L’instinct myrmécéen ne fit qu’un tour dans l’entreprise qu’elle dirigeait (et qu’elle dirige toujours). Ainsi, par bonheur, y’avait-il au sein de la fourmilière une ouvrière pour donner de sa personne – y compris un rein -, après tout si ça pouvait sauver la patronne. Chance pour elle, les tests de compatibilités sont concluants. On place la Reine et la fourmi sur le billot. On ouvre… on coupe… on transplante… on greffe… on recoud… L’opération est un franc succès, la patronne remise sur pieds en moins de temps qu’il n’en faut pour dire vive la Science !, on s’embrasse, une photo pour le canard du coin, les affaires reprennent, tout est bien qui finit bien dans le plus beau des Disney possibles.
Oui, sauf que, conséquemment à son ablation rénale, l’ouvrière a sérieusement perdu en “productivité”. En vertu de quoi – et là, ouvrez bien vos mirettes – sa patronne décide de la virer ! Cette histoire, entendue cette semaine à la radio, dans la bouche d’un intellectuel tout ce qu’il y a de sérieux, est sans conteste l’histoire la plus abjecte qui m’ait été donné d’entendre depuis des années.
Sur le plan politique, l’année 68 aux États-Unis n’embaume pas particulièrement le patchouli, il y a même comme qui dirait dans l’air un parfum de trahison : un demi-million de G.I.’s danse au bout d’une corde au Vietnam au nom de la realpolitk ; Martin Luther King se fait assassiner en avril ; Bobby Kennedy le sera en juin après avoir remporté les primaires démocrates en Californie ; la Parti démocrate est KO debout ; la contestation étudiante bat son plein (le civil rights movement y compris) ; le président Johnson ne briguera pas un second mandat ; Hubert Humphrey, vice-Président en exercice, est pressenti comme leader du parti démocrate. Le 28 août au cours de la Convention de Chicago, il devient candidat officiel. Des milliers de manifestants grouillent dans les rues. La police de Chicago charge au gaz lacrymo et à la matraque les Yippies anti-guerre qui renâclent à décamper. A croire que Hunter S. Thompson était venu se faire sauter son pucelage politique en cette occasion. Thompson avait obtenu une carte d’accréditation pour couvrir l’évènement. Il dégusta comme les autres les coups de triques légaux des gardiens de la paix. La nuit du 28 août 68, il y eut près de six cent arrestations et plus d’une centaine de blessés. Humphrey ne broncha pas. Hubert soutint même le maire et la police de Chicago. Ça empestait vraiment la trahison : J’ai assisté à au moins 10 passages à tabac à Chicago qui étaient pires que les œuvres des Hell’s Angels. Je repartis complètement angoissé, convaincu par ce que j’avais vu que le rêve américain se tuait à coups de matraque. En conclusion : Je suis allé à la Convention démocrate en journaliste, j’en suis revenu en bête féroce. Hunter renvoya les deux partis dos à dos. Et tandis que vilenie et corruption se disputaient le sommet de l’État, Hunter se dit que pour redonner sens à la politique, le moyen le plus sûr était peut-être de commencer au partir de chez soi.
L’idée ? Parvenir à se faire élire shérif à Pitkin, petit bled du Colorado (non loin d’Aspen) où lui et sa famille sont installés. Le Freak Power dont il défend les couleurs (poing rouge avec deux pouces agrippant un bouton de peyotl), le parti des monstres, des originaux et des marginaux, propose des choses complètement dingues – vraiment ? – comme retourner toutes les rues au marteau-piqueur et les gazonner immédiatement ; rebaptiser Aspen : Fat City, de manière à empêcher les promoteurs immobiliers et autres chacals de capitaliser sur le nom “Aspen” ; interdire le monnayage de la drogue, punir publiquement les dealers malhonnêtes, etc. A l’évidence, pour sa campagne Freak, Hunter avait besoin d’un énorme coup publicitaire. Aussi se rendit-il dans les bureaux de Rolling Stone à San Francisco. Depuis sa création en 67, le magazine Rolling Stone prétendait surfer sur la vague de la contre-culture. Musique et politique. Et la collision de l’une et de l’autre. Bref, un magazine pour jeunes pas encore tout à fait décervelés. Jann Wenner rédac’chef et fondateur du magazine pensait qu’un article centré sur la campagne de ce journaliste totalement allumé lui apporterait des lecteurs supplémentaires, et Hunter espérait voir grossir les listes électorales en sa faveur. Le deal fut conclu. L’article de Hunter parut dans le Rolling Stone du 1er octobre 1970 et avait pour titre : The Battle of Aspen.
Décrocher ce scrutin semblait pour le moins improbable (mobiliser les marginaux anti-système n’était pas une mince affaire, l’activisme politique ayant fait place chez nombre d’entre eux au repli apathique dans le giron de la drogue). Du moins au début. Car, aussi déjanté soit-il, Hunter mène sa campagne très sérieusement, imprime des affiches, secoue et parvient à regrouper un contingent non négligeable de Freaks pour distribuer des tracts et mener force tapage autour de cette élection. La trame de fond de sa stratégie politique ? Ni refuser le système, ni travailler avec lui, mais l’acculer à jouer cartes sur table, en utilisant sa propre force contre lui… Hunter veut créer un précédent : si le Pouvoir Freak l’emporte à Aspen, il pourra également gagner ailleurs. En revanche si ça foire à Aspen… ça signifie que le rêve américain est niqué.
Son adversaire l’emportera à quelques centaines de voix seulement.
Pendant les sixties, écrira Thompson, il y avait un sentiment de victoire, mais c’était une aube bidon. Nous avions le sentiment que les mauvais avaient été chassés, que le droit avait prévalu. Mais au moins avions-nous rendu la génération sortie des années Eisenhower consciente de ce qu’elle pouvait faire.
Si le rêve américain est niqué, rien n’empêche – au contraire – d’autopsier son cadavre. Revenons donc quelques mois en arrière, entre avril et juin. Au cours d’un dîner chez les Thompson, le scénariste Jim Salter suggère à Hunter de retourner à Louisville (dont il est originaire), pour rendre compte du prochain Kentucky Derby. Drôle d’idée, pourtant Hunter saisit le téléphone et réussit à arracher un article à Warren Hinckle du mensuel Scanlan’s. Ah, oui, n’oublie pas, il faut des dessins, pas de photos. Hinckle réfléchit, il pense au dessinateur britannique Ralph Steadman. Le tandem Hunter-Ralph est créé. Ces deux-là ensemble vont littéralement révolutionner l’idée de journalisme (Les-faits-rien-que-les-faits), créé dans les tréfonds de l’Amérique profonde, ce style journalistique mâtiné d’exagération, de caricatures, et d’outrances, seuls ingrédients, selon eux, capables de pousser la réalité à révéler son vrai visage. Car contrairement à la majorité de nos distingués collègues nous nous foutons éperdument de ce qui se passe sur la piste. Nous sommes venus voir les vraies bêtes faire leur numéro. Et en effet, elles sont là les bêtes, des milliers d’hommes et de femmes dans les gradins, ivres morts, s’évanouissant, criant, copulant, se marchant dessus, et se battant à coups de tessons de bouteilles de bourbon… Bref : dénonciation en bonne et due forme de la culture atavique et raciste qui fait du Derby du Kentucky ce qu’il est : Une foire aux bestiaux décadente et dépravée.
Hunter rédige son article à New-York au Royalton Hôtel, en 6 jours consécutifs. Sans interruption. Pas le temps de regarder ne serait-ce qu’une fois dans le rétro-viseur. La machine Thompson presse jusqu’à la dernière goutte tout le jus qu’elle a dans le caisson. C’est subjectif à souhait, outrancier et truffé de digressions. Le temps tourne et Hunter désespère. Il envoie son article au compte goutte, sans conviction, écœuré tant il le trouve médiocre pour ne pas dire à gerber : C’est un article merdique, un classique de journalisme irresponsable…
Or, contre toute attente, Le Derby du Kentucky est décadent et dépravé connut aussitôt un succès retentissant. Il fut loué et célébré par Tom Wolfe, entre autres, tel son collègue et ami Bill Cardoso qui lui écrira : Je ne sais foutre pas ce que tu fais, mais tu as tout changé. C’est totalement Gonzo.
Le “Nouveau Journalisme” était né.