La fascination croissante exercée par l’oeuvre et la pensée de Guy Esnest Debord n’est pas anodine. Rien de stimulant comme l’intransigeance et la redoutable logique dont il fit preuve comparé à la confusion ambiante et au maître mot de modération et de consensus qui règne dans nos sociétés. Cette fascination, je la comprends, je l’ai partagée. C’était l’éducation que je m’étais faite, c’était la vie que je voulais mener, c’était aussi l’idée que l’art et la vie ne sont pas séparés, c’était le goût et l’héritage des avant-gardes du XXe siècle, Dada et le Surréalisme, Duchamp-Breton-Artaud, qui m’avaient mené jusque là. Tout ce que je voyais m’apparaissait comme une injure à la poésie, soumission à l’idiotie marchande, repli identitaire, retour au puritanisme d’antan, désir larvé, conformisme, amnésie. Cette fascination donc, je la comprends, mon tempérament m’y portait. La Société du Spectacle appelait – et appelle encore – une adhésion complète ou un rejet radical. Si ce livre, comme Debord le prétend, ne dit rien d’outrancier, alors toute critique qui le vise se voit ipso facto désamorcée. Sa puissance de fascination venait donc, entre autre, de la forteresse théorique qu’il s’était construit. Comme il l’écrira lui-même dans Panégyrique : “Rien n’est plus naturel que de considérer toutes choses à partir de soi, choisi comme centre du monde ; on se trouve par là capable de condamner le monde sans même vouloir entendre ses discours trompeurs.”
Reconnaissons que c’est là pour le moins commode.
La Société du Spectacle reflète sans aucun doute la position la plus extrême de ce qui fut en jeu en Mai 68, à telle enseigne que nul après Debord ne poussa aussi profondément ni aussi loin la critique du monde existant. Les avants-gardes qui suivirent avaient, comparé à Debord, trois ou quatre trains de retard. Tout le reste ou se cachait sous terre ou se considérait totalement insignifiant.
Debord écrit dans ses Commentaires sur la société du spectacle publiés en 1988 : “Le changement qui a le plus d’importance, dans tout ce qui s’est passé depuis vingt ans, réside dans la continuité même du spectacle. Cette importance ne tient pas au perfectionnement de son instrumentation médiatique, qui avait déjà auparavant atteint un stade de développement très avancé : c’est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois.” Or, comment de jeunes intellectuels et artistes, lisant cela, auraient pu ne pas se sentir directement visés ? Ainsi nous avait-on élevé aux lois du Spectacle à notre corps défendant. Nous avions cessé d’être libres avant même de savoir la signification du mot liberté. Suspect accommodement avec l’ennemi au moindre acquiescement en faveur du monde puisque nous étions programmé pour cela.
Le système théorique de Guy Debord relève de la pensée de midi, sa puissance de rayonnement est telle qu’elle interdit la moindre équivoque. Et c’est bien là le problème, puisque d’équivoques le parc humain (pour reprendre l’expression de Sloterdijk) en est rempli. (Nous verrons d’ailleurs demain en quoi ce qu’il appelle aliénation, n’est en réalité que le compromis nécessaire que tout homme est amené à prendre vis-à-vis du réel pour tenir à peu près debout). En tant que forteresse, la pensée de Debord est aussi une pensée exclusive qui ne souffre pas la compromission. Vous êtes avec elle ou contre elle, il n’y a pas d’entre-deux possible.
En réalité, les écrits de Debord peuvent suffire à qui s’exonère de penser, par lui-même, la société dans laquelle il vit. Il ne pourra, en théorie, acquiescer au monde sans se ronger de culpabilité. Nul ne peut prétendre à l’avant-garde sans adopter un rejet radical du présent, n’est-il pas ? Le romantisme est intransigeant, comme la jeunesse. Il est aussi exigent et inflexible que telle loi qu’il est prêt à enfreindre pour atteindre son désir. C’est du désir et de lui seul qu’il tire sa propre souveraineté.
Je propose une autre lecture de Debord, davantage nietzschéenne, une lecture qui incite davantage à penser par soi-même qu’à adopter les opinions du maître. Mon insoumission à quel que système théorique que ce soit est aussi radicale que la sienne. C’est pourquoi, aussi séduisante que soit sa pensée, je m’en suis peu à peu détaché. Tout regard porté sur le monde présuppose une métaphysique à laquelle elle se rattache, comme l’oeil au nerf oculaire. C’est ce que ne dit pas Debord, et que j’approfondirai demain.