1984 est probablement, avec Le Château de Kafka, le roman le plus terrifiant que je connaisse. Orwell – de son vrai nom Eric Arthur Blair – commença de le rédiger deux ans seulement avant sa mort. Nous sommes donc en 1948. Un peu plus de dix ans après l’expérience espagnole. Une blessure grave à la gorge causée au cours d’une bataille de rue à Barcelone le contraint à gagner le Maroc où il se fera soigner (il est, en outre atteint d’une grave tuberculose, autre point commun, physique celui-là, avec Kafka). De retour en Grande-Bretagne au tout début de la guerre, Orwell travaille de nuit à l’usine, le jour à ses articles, essais et romans. Finit par dénicher un poste de speaker à la BBC. En 43, accepte le poste de directeur de l’hebdomadaire The Tribune. Il voit, il vit, il écrit, comme s’il n’avait jamais réellement quitté le front, ne dérogeant jamais au sens qu’il avait donné au mot engagement. Voici la guerre enfin terminée. Du moins apparemment. Orwell repart en France, en Allemagne, chargé d’observer la vie politique en tant qu’envoyé spécial pour The Observer. Il voit, il vit, il écrit. Et publie, outre une tripotée d’articles, La ferme des animaux, dénonciation en bonne et due forme du régime soviétique. Fable, bien sûr – bonjour La Fontaine ! – dont s’inspireront plus tard les Pink Floyd pour leur sublimissime album Animals.
Témoin de tous les totalitarismes, Orwell ne se fait aucune illusion sur la durabilité des libertés acquises. Tenace dans l’esprit des hommes, mais si friables dans les mains des politiques. Il n’est pas du tout certain que l’on en ait fini avec les massacres, les camps, les bombes, les systèmes idéologiques, parce nous aurions remporté une guerre contre eux, non, l’esprit qui toujours nie demeure à jamais une menace. C’est le sens de 1984. Le grand roman d’Orwell. Et qui comme tout grand roman ne pouvait pas ne pas être pris en otage. Science-fiction ? Oui et non. Primo, le “genre” science-fictionnel ne porte cette appellation qu’à dessein d’en amoindrir la portée philosophique. Deuzio, à supposer que l’on puisse réduire un roman à un genre, je ne vois pas en quoi ce genre serait mineur. La SF, comme on dit, et contrairement au préjugé courant, pousse les systèmes que nous avons sous les yeux au bout de leurs logiques. Ce ne sont pas à proprement parler des prophéties mais des signaux quantiques en provenance du futur, des avertissements.
Tout le malentendu est là. Combien de fois n’ai-je pas ouï tel contempteur de la société capitaliste prétendre que la société dépeinte dans 1984, s’était bel et bien réalisée – comme si d’ailleurs les romans étaient écrits pour réaliser ce qu’ils décrivent ! Non seulement elle s’était réalisée mais chose plus terrible encore, nous vivions en son sein sans nous en rendre compte, c’était la nôtre ! 1984 devenait l’alibi de toutes les critiques de la démocratie. Non pour dénoncer telle aberration, telle défaillance du système mais l’ensemble de la “machine”. 1984 prouvait, en tant que prophétie réalisée, que notre démocratie non seulement n’en était pas une mais s’avérait le pire régime totalitaire que la terre eut jamais porté ! En vertu de quoi, nos démocraties n’étaient nullement en position de critiquer des sociétés infiniment plus soucieuses des libertés, du respect des lois et de la dignité humaine… puisqu’elles le disaient ! Le “raisonnement” avait de quoi séduire les mécontents, j’en conviens, mais malheureusement ne tenait pas la route. Tout au plus parvenait-on à porter la confusion à son point d’incandescence. On employait la novlangue (ou doublepensée) que l’on dénonçait par ailleurs dans le système. On s’inventait un totalitarisme et des luttes que l’on regrettait de ne pas avoir vécus. On exerçait sa liberté en clamant qu’il n’y en avait point. On voyait dans ce terrible roman un miroir de nos sociétés démocratiques, non de notre bien étrange façon de penser. Ecoutons plutôt Orwell : “La doublepensée est le pouvoir de garder à l’esprit simultanément deux croyances contradictoires, et de les accepter toutes les deux. Un intellectuel du Parti sait dans quel sens ses souvenirs doivent être modifiés. Il sait, par conséquent, qu’il joue avec la réalité, mais, par l’exercice de la doublepensée, il se persuade que la réalité n’est pas violée.”
Au royaume de la doublepensée, l’expérience est inutile. L’idéologie prévaudra toujours sur les faits. Si les faits concordent avec l’idéologie, les faits sont alors avérés. Sinon ? Rien. Fumée. Deux et deux feront cinq, six, sept, huit, mais jamais quatre. Sauf si l’idéologie le décide. Et qu’est-ce que l’idéologie sinon la dévaluation systématique de la valeur objective des faits. La réalité n’existe que dans l’esprit. Non pas dans l’esprit des individus, bien entendu. Mais uniquement dans l’esprit du Parti qui seul est collectif et impérissable. Deux et deux font cinq, il n’y eut jamais aucun doute là-dessus.
Orwell, on l’aura compris, n’aurait jamais taxé un régime de totalitaire à la légère ou par caprice de l’esprit. La critique du totalitarisme pour Orwell repose sur la prémisse qu’il n’est de liberté véritable qu’à condition qu’il existe des lois et pas uniquement le pouvoir. “Le Parti recherche le pouvoir pour le pouvoir, exclusivement pour le pouvoir. Le bien des autres ne l’intéresse pas. Il ne recherche ni la richesse, ni le luxe, ni une longue vie, ni le bonheur. Il ne recherche que le pouvoir. Le pur pouvoir. “ Si la société dépeinte par Orwell dans 1984 est terrifiante et tyrannique ça n’est pas parce qu’elle imposerait des règles trop strictes, mais précisément parce que celles qu’elle impose sont effroyablement floues. De sorte qu’à l’instar de K. au Château, vous ne savez jamais à quoi vous en tenir. Les lois n’existant pas, ou n’étant pas appliquées puisque non applicables, le destin de chacun devient le jouet de l’arbitraire.
Tous les êtres humains sur cette planète partagent les mêmes attentes fondamentales, et c’est sur elles, et rien d’autre, que les régimes, tous les régimes, doivent être jugés. On s’évitera par là des atermoiements, des fantasmes et des angoisses bien inutiles.
“Le désir était un crime de la pensée”, écrit Orwell. Ou encore : “L’acte sexuel accompli avec succès était un acte de rébellion”. Espérons que ces propositions demeurent le plus longtemps possible à l’imparfait.