Le chirurgien Jacques Bérès, figure de l’humanitaire, soigne clandestinement en Syrie. Un portrait du médecin français et les dernières nouvelles depuis la Syrie. NDLR.

«Incontrôlable». C’est le mot qui surgit dans la bouche de la plupart de ceux qui ont connu le Dr. Jacques Bérès au cours de son long engagement dans l’humanitaire. Incontrôlable, peut-être. Sans doute. Incontrôlable il faut certainement l’être un peu pour partir en Syrie à presque 71 ans et opérer en zone de combat les victimes des troupes du dictateur Bachar al-Assad. Mais incontrôlable ne signifie pas irresponsable. Jacques Bérès sait très précisément ce qu’il fait. Il n’ignore pas les risques qu’il prend mais veille à en limiter les effets. Surtout pour ceux qui l’accueillent sur le terrain. «Moi, en tant que français, je cours moins de danger que les gens que j’aide. Si je me fais arrêter, au pire je passerai quelques semaines en prison. Eux, par contre, se feront certainement torturer et tuer.» Il est comme ça, le Dr. Bérès : il se soucie surtout des autres. Qu’on n’aille pas pour autant l’imaginer en illuminé du dévouement. L’homme est élégant, aime séduire, raconte des blagues juives tordantes, adore son splendide chat bleu de Russie et ne crache pas sur le plaisir de narrer ses exploits. Dans sa jeunesse, il milita à Socialisme ou Barbarie, un petit groupe d’intellectuels en rupture de trotskisme. Peu après 1968, il passa à l’humanitaire. Co-fondateur en 1971 de Médecins sans Frontières avec Bernard Kouchner et quelques autres, il en occupa pour deux mandats le poste de président. Il accompagna ensuite la rupture qui donna naissance à Médecins du Monde. Puis présida Aide médicale internationale avant de faire la même chose dans l’association Les Enfants du canal. Et, last but not least, il a rejoint France Syrie Démocratie, association dont le secrétaire général et auteur de ces lignes s’honore de compter parmi les adhérents un militant de cette trempe.

Des manifestants à Homs le 6 février 2012
Des manifestants à Homs le 6 février 2012

A l’origine Jacques était chirurgien orthopédiste. Il est désormais chirurgien de guerre. Un très bon, se dit-il, dont les mains ne tremblent pas même quand ça tire dans tous les sens à proximité. Il a appris le métier au cours de ses 45 ans de missions aux quatre coins à feu et à sang de la planète, du Viêt-nam au Liberia, du Rwanda à la Tchétchénie, de la Sierra Leone à l’Irak. En passant par les deux Congos, le Tchad, le Soudan, la Libye et la bande de Gaza. Aujourd’hui, il est en Syrie, là où la situation est la pire : vers Homs. Il y est arrivé le 9 février avec sa petite trousse chirurgicale. S’est mis au travail dans une clinique clandestine. A changé de lieu pour se rapprocher de l’épicentre des combats. Son message au téléphone, ce mercredi 15 : «Ça chauffe pas mal. Hier j’ai opéré 14 personnes. On a eu aussi 4 morts.» Et toi, tu vas comment ? «On dort mal. Très peu d’eau, c’est devenu difficile de se laver. Il n’y a pas beaucoup d’électricité.» Tu sais quand tu rentres ? «Non, en tout cas pas tout de suite.» Inutile de lui suggérer de revenir rapidement : à quoi servirait d’avoir réussi à entrer en Syrie si c’est pour faire un aller-retour ou presque, comme il l’expliquait avant son départ.

Le (très) brave Dr. Bérès ne se contente pas d’action symbolique. Il sait bien, évidemment, la portée de son action : un médecin français qui a le courage d’aller sur place sauver des vies syriennes, ça fait sens. Ça montre qu’on peut apporter depuis l’étranger une aide en actes à la population qui reçoit un déluge d’obus et de balles. C’est un message d’espoir, surtout au moment où la communauté internationale est paralysée par les vetos russe et chinois qui interdisent la plus légère condamnation des horreurs commises par les tueurs aux ordres de la mafia Assad. Mais par-delà le symbole Jacques tient à sauver des vies humaines, à en sauver le plus possible. Il déteste qu’on abandonne des civils à la barbaresque. Il ne supporte pas les tergiversations et l’inaction quand des innocents se font persécuter et assassiner. Ça, il ne le connaît que trop. Il est né dans un moment de ce genre, celui de l’abomination ici en Europe. Visé lui-même, il a pu survivre. C’est peut-être ce qui a fait de lui un «incontrôlable».

Scène banale ces derniers jours dans les hôpitaux débordés de Syrie
Scène banale ces derniers jours dans les hôpitaux débordés de Syrie

Lorsqu’il nous a annoncé, en septembre dernier, qu’il voulait partir opérer en Syrie, nous avons hésité à lui donner notre feu vert. C’était quand même salement risqué. Et compliqué à organiser. Bon, on allait voir ce qu’on pouvait faire. Il est revenu à la charge semaine après semaine. A chaque fois qu’on se retrouvait dans une manif Syrie, il nous demandait où ça en était. Une fois on attendait la réponse d’amis là-bas, une autre on examinait la question avec les réseaux kurdes. Un beau jour, Jacques nous a montré un document : son ami le président de l’Union des associations musulmanes du 93, celui qui l’avait chargé à plusieurs reprises d’intervenir dans un hôpital de Gaza, lui avait signé un ordre de mission pour la Syrie. Nous lui en avons alors signé un nous aussi, au nom de France Syrie Démocratie : « Nous confions au Docteur Jacques Bérès la charge de se rendre en Syrie afin d’y soigner les blessés qui ne peuvent pas bénéficier d’une prise en charge régulière». Quelques semaines plus tard Jacques rencontrait un homme remarquable, médecin d’origine syrienne et l’un des piliers en France de l’Union des organisations syriennes de secours médicaux. Quand on écrira l’histoire de la révolution contre Bachar al-Assad, il faudra rendre hommage à cette association aussi discrète qu’efficace. Des gens de parole, des gens d’honneur. Avec eux l’affaire a été réglée en quelques jours. Vous voulez partir quand, Docteur Bérès ? Mercredi ? D’accord. Quand vous aurez atterri à … (ici chacun comprendra qu’on taise le nom de la ville), vous serez pris en charge par nos amis, ils vous feront passer la frontière et vous conduiront à …, vous pourrez aussitôt commencer à opérer. Jacques a pris l’avion et à l’arrivée tout s’est passé comme prévu.

Totalement comme prévu : en descendant de l’avion, il a retrouvé son complice Nicolas Hénin, grand reporter qui, d’un périple clandestin de dix jours à travers le pays, avait déjà rapporté «Syrie : voyage au pays de la terreur», diffusé sur Arte en octobre dernier. Ils ont franchi la frontière ensemble et chacun s’est mis au travail : Jacques a opéré, Nicolas a filmé. C’est Nicolas qui avait présenté le médecin syrien de Paris à Jacques. C’est lui qui a embarqué un ordinateur grâce auquel nous avons échangé quotidiennement. C’est lui qui va bientôt montrer les images de leur travail. Message personnel à Jacques et Nicolas : avec les amis ici on vous dit Mabrouk et Mazel Tov !