Je viens de m’inscrire sur Twitter. Je ne vais pas y rester très longtemps. Une semaine, tout au plus. Je vais retourner à la lecture, cette dimension essentielle du temps, cette déchirure dans l’espace-temps. On ne vit pas dans une accélération du temps, mais dans une exagération du temps. Plus exactement : dans une société de surproduction du temps présent. Twitter, Facebook, Wikileaks, les réseaux sociaux, les messages en temps réel forment un réseau où la simultanéité préside à tout : tout est en direct et, au pire, en différé. Mais le différé n’est pas conçu comme un écoulement : il est appréhendé comme de la simultanéité en retard, comme de l’instant pur qui ne s’est pas présenté à l’heure, comme du présent qui n’a pas fait son travail. La quantité de présent fournie est devenue effroyable. On ignorait que l’instant pouvait contenir autant de présent. Auparavant (il y a cinq ans, cette préhistoire) le présent était simplement vécu. Aujourd’hui, il est commenté et relayé. C’est-à-dire que chacun relaie les commentaires de tous, et que tous commentent les relais de chacun. Le présent s’emballe et ne s’arrête jamais. Ni pour se tourner vers le passé ni, par conséquent, pour se tourner vers l’avenir. On fournit du présent destiné à rester du présent. Du présent à faible teneur mémorielle et à maigre capacité anticipatrice. Oui, on produit trop de présent ; on le remplit de plus qu’il n’en peut contenir, sauf à s’effacer à chaque seconde, sauf à nettoyer perpétuellement cette mémoire qu’il ne peut plus transmettre puisqu’il est bondé, puisqu’il est saturé. Nous sommes dans l’ère du présent au cube, du présent élevé à la puissance dix, élevé, ce qui est pire, à la puissance de lui-même. Nous entrons dans une époque, irréversible, de présent exponentiel et tautologique. Le présent, qui ne dépend que de lui-même, n’est assis que sur son seul magistère, se soulage incessamment, de ce qui l’alourdit ; le passé n’est que sujet de dérision.
On ignorait que le présent possédait autant d’extensibilité, qu’il était aussi élastique. Avec ce présent, le futur n’existe jamais. Plus grave : l’avenir ne peut exister. On n’insistera pas ici sur la différence entre le futur et l’avenir : le futur est un contenant, l’avenir un contenu. Mais le présent avale tout : il se succède à lui-même parce qu’à peine achevé il renaît sous la forme tweetée de son propre commentaire, il devient difforme, il part de presque rien pour devenir presque tout. Le présent d’aujourd’hui n’appelle aucun futur ; il se photocopie lui-même, infiniment, comme une cellule malade. Ce n’est pas un présent fait pour passer, mais pour durer, s’allonger. Commentaire de son propre commentaire, seul objet de sa seule science, il n’a que lui comme unique souci, comme sujet unique dont il est par ailleurs le seul objet. C’est un présent qui n’accepte pas de laisser la place à quelque chose d’autre que lui-même. En cela, nous vivons dans un omni-présent. Le passé ne régit plus rien, la tradition s’efface, la mémoire est moquée, elle est bloquée – notamment par cet ignoble processus de commémoration qui permet au présent de renforcer son autorité, de décupler sa force, d’élargir son emprise, d’augmenter sa géographie, de gagner encore davantage de terrain. Le futur, lui, est perpétuellement relégué dans un ailleurs insituable : il ne semble plus véritablement appartenir au temps. Le futur est devenu une sorte de strapontin, il est mis à l’écart, il n’est plus de l’ordre de « l’après » mais du latéral, du subsidiaire, du marginal. On ne lui permet d’exister que par incidences, on va le chercher lorsqu’éventuellement on en a besoin. Mais, de même que le passé, il ne contente personne. Le passé est tué par la commémoration ; la commémoration est la tombe de la mémoire ; une dalle vient qui la recouvre, d’où on lui demande de ne plus s’échapper. La commémoration est la muselière de la mémoire ; elle demande au passé mémoriel de ne plus s’écouler, d’interrompre sa mobilité, de cesser de slalomer entre l’oubli des siècles ; la commémoration est une stèle. Elle demande au passé mémoriel de devenir un passé strictement historique : clos. Cloué sur une date, ou plutôt cerné par deux dates, comme il en va des existences humaines : date de naissance de l’événement – date de sa commémoration ; le reste du temps, il est mort. La commémoration entérine la mort du passé. La mémoire permet au passé de se hisser jusqu’au présent et de continuer d’y vivre sa vie. Encore faut-il que la texture du présent lui permette ; encore faut-il que le présent accepte en lui, dans ses tissus, la présence d’un corps étranger. L’homme moderne, l’homo-twittus, ne se projette pas dans autre chose que son propre océan. Il est sa propre archive et sa propre perspective. L’homo-twittus n’en finit pas d’être ici et d’y être maintenant. Il se drogue à l’hic et nunc.
A cela, il y a plusieurs raisons : d’abord, il s’invente sa propre célébrité ; une célébrité qui n’est plus corrélée à une œuvre, à un savoir-faire, à un avoir-fait, ni même à une promesse d’œuvre, mais une célébrité reposant sur le maximum de présent accumulé : ainsi, on fait provision « d’amis » (en quantités de grossiste) sur Facebook ou bien de « suiveurs » (d’abonnés) sur Twitter comme on fait comptabilité et accumulation de ses miles Air France. D’où une célébrité auto-entretenue par elle seule, par sa propre fiction, une célébrité réalisée au nom de sa singulière virtualité. C’est une célébrité mordeuse de sa propre queue : non seulement je suis célèbre parce que je suis célèbre, mais cette légitimité cesse d’être qualitative pour être quantitative. On empile les fans avant même d’avoir décidé en qualité de quoi on allait satisfaire à cette célébrité. Le résultat, parfaitement absurde, hautement abject, ressemble à un concours de notoriété : n’est pas récompensé celui qui a œuvré, mais le désœuvré qui a amassé. Le dénuement n’a plus cours : il faut se renflouer. Faire des réserves, non d’idées, de pensées, de vie intérieure, mais de vie extérieure suivie ligne à ligne, seconde après seconde, par une ribambelle d’autres sans-œuvres encore plus désœuvrés. Ensuite, il y a cette maladie qui consiste à concevoir l’écriture, non comme le lieu possible d’une parole, non comme le lieu d’une parole possible, mais comme une étendue infinie de bavardage. Le commentaire, habituellement, est censé enrichir ce qui est commenté (c’est-à-dire la vie, ou l’œuvre). Ici, le commentaire appauvrit. Par sa redondance, par sa jactance, par sa perpétuelle dérision, par sa moquerie incessante, il aggrave le cas d’un texte ou d’un vécu originels déjà indigents. Je dis « vécu » mais le vécu, automatiquement, se transforme en écriture. Le vécu n’est plus qu’un prétexte à l’écrit. Mais c’est un écrit sans parole ; c’est un écrit d’où est absente toute forme de poésie : ce n’est pas un écrit qui met le vécu en parole, en pensée, en péril, en question. C’est un écrit caisse-enregistreuse. C’est un compte-rendu, « rendu » étant entendu ici dans son acception vomie. L’écriture devient, même pas une excroissance du vécu, ce qui serait déjà trop demander, mais une sécrétion. Le présent, en perpétuelle indigestion de sa propre matière, se sécrète sous forme dictée, abrégée, textoïsée, twittée : il est en continuelle correspondance avec tous ces reporters du néant simultané qui lui donnent vie en décrivant la leur.
Mais, de même que l’avenir est supérieur au futur, l’existence est métaphysiquement supérieure à la vie. Il n’est pas suffisant de vivre pour exister. A cette vie vécue mais non « existée », on adjoint un fichier, comme il est courant lors des envois de courrier électronique : un fichier écrit. Le rien est commenté par rien. Le commentaire et la chose commentée s’entredigèrent dans ce présent qui n’existait pas il y a cinq ans, dans ce présent nouveau, nouvellement inventé, nouvellement proposé aux masses. Quant au présent ancien, on se demande où il est passé. On se demande où il est parti, où il vit, et comment il vit, et de quoi.
Il existe, pourtant, enfermé dans quelques-uns. Ces quelques-uns, disait Gide, qui (peut-être, rien n’est moins sûr) sauveront le monde. Il existe dans la lecture, non dans les livres mais dans la lecture. Il est réservé à ceux qui savent se déconnecter du présent tel qu’il est livré actuellement, sous sa forme technologico-divertissante. Il est réservé à quelques élus réfractaires à ce « présent puissance présent », effarant de narcissisme et de tautologie, qui savent et veulent se débrancher. Se dé-brancher : quitter la branche, quitter la branche et ses réseaux infinis de branches qui dessus poussent, milliards de bourgeons par seconde, et bourgeons de ces bourgeons, ramifications de ramifications, réseaux de réseaux, amis d’amis d’amis, fans de fans de fans, abonnés d’abonnés d’abonnés.
La virtualité des amis permet de les stocker dans le temps présent, jusqu’à l’ultime limite de l’incompressibilité. Les vrais amis véritables, ceux de la réalité, ceux de la vraie vie, sont moins nombreux, mais ils prennent davantage de place. Ils créent un encombrement stérique. Les amis virtuels, eux, peuvent se capitaliser, s’amonceler. Ce ne sont pas de vrais amis, ni de faux, mais des amis-réceptacles dans lesquels nous n’avons plus qu’à injecter, comme dans un spectacle où nous serions à la fois le personnage principal et la scène, nos peurs, nos attentes, nos névroses, nos jugements, nos exigences, pire : nos préférences. L’homme d’aujourd’hui, l’homo-twittus, est guidé par la préférence ; il livre les siennes, attend de vérifier celle des autres. On se renifle par préférence interposée.
Nous sommes dans un présent fait de crêtes innombrables, un présent qui rebondit sur lui-même à l’infini, incapable de passer au futur, encore moins à l’avenir : c’est, par conséquent, un présent incapable de s’émanciper de lui-même, un présent incapable de grandir, un présent qui refuse de vieillir, ne serait-ce que d’une seconde, d’une fraction de cette même seconde. Un présent sans passé, un présent qui refuse de se livrer au futur, c’est là la définition d’un présent infantile, et même d’un présent enfantin : d’un présent qui fait l’enfant, d’un présent-enfant. Tracer son propre présent dans le présent modifié, dans le présent atrophié, dans le présent modernisé, c’est continuer (avec des amis humains de chair et d’os) à vouloir, coûte que coûte, être adulte dans une société qui ne l’est pas, qui empêche qu’on le soit. Infantilisation par le jeu, les consoles de jeu, les dessins animés pour adultes, le téléphone portable gadgétisé à la Pif. Tout tourne au jeu, au maniement ludique, à la fonction récréative. Il s’agit de se distraire. Et de distraire l’homme pour évacuer, en lui, toute possibilité de penser en adulte, de créer en homme, de se révolter en citoyen. Tout est bâillon, tout est camisole : nul ne s’en rend compte. Il y a un fascisme du divertissement. Un totalitarisme twitterisant qui, engluant l’homme dans un présent génétiquement modifié, sur mesure, à la mesure de la récréation généralisée, l’empêche de se souvenir et de se projeter, de se construire et de se libérer. Vivre l’instant présent comme un aboutissement absolu, comme le seul mode possible d’existence, revient à être toujours déjà mort. Cela, je ne pouvais pas le dire en 140 signes.
Que d’agressivité! ( dans certaines réponses). Je suis d’accord avec toi Millie. Il faut juste porter une réflexion sur ce texte. Montrer son accord ou son désaccord, certes. Mais pourquoi utiliser la violence (verbale)? Dans quel but? Pour quel dessein? Montrer qui est le plus fort. Testostérone en berne! Diantre! Discutons. Échangeons. Parlons!!!!
Un bel article qui a le mérite de donner à réfléchir, et qui invite à prendre un peu de recul.
Il est d’ailleurs dommage qu’après sa lecture, on retombe sur un flux de commentaires agressifs (il est possible de montrer son désaccord sans l’être) qui, eux, sont définitivement « au présent » et rien d’autre.
En vous lisant je m’interroge, seriez-vous né il y a 400 ans? auriez-vous chopé à ce point le melon que vous pensez que vos écrits révèlent la vérité que nul autre que vous n’avais perçue à ce jour?
Vous me faites pitié, écrivez vos bouquins, mais ne venez pas parler des sujets dont vous ignorez visiblement tout. Ceci afin de préserver le peu de respectabilité qui pourrait peut-être encore vous rester.
Ah, bien entendu je suis un salaud de suisse, j’ai failli l’omettre.
Que d’agressivité de la part de gens tellement modernes qu’il devraient être compatissant pour les malheureux comme nous qui ne saisissons pas que le bonheur est à portée de clic.
De plus étant si bien dans votre époque vous devriez être plus tolérant envers Mr MOIX, même si son oeuvre ne peut être comparé à vos contributions au bon développement de des échanges numériques entre les individus qui manifestement participe à votre épanouissement. (lui fatalement il est tout aigri y comprend pas, ça doit un peu le dépasser)
Sinon c’est vrai que c’est pas toujours facile d’être suisse, courage et ne vous dévalorisez pas comme ça.
magnifiquement juste…
Merci Yann d’avoir pris le temps d’écrire à ce sujet. C’est ce que je ressens sans avoir su l’exprimer ainsi.
Malheureusement, tout ceci n’est pas que du divertissement. De même, la sphère professionnelle se métamorphose avec les applications nous promettant une mise en scène de soi toujours plus partagée, efficace et soumise à cette même tyrannie du présent qui nous pousse à publier sur les réseaux des actus d’ordre professionnel en continu. A nous, aux inconnus, de nous montrer les plus bankable possible auprès de potentiels employeurs ou partenaires pour le boulot. A nous de devenir notre propre marque. C’est la course à l’expertise où les gagnants sont ceux qui sauront le faire savoir qu’ils sont experts. En tant que personnage public, que marque malgré vous, vous êtes épargné sur ce coup là. Vous ne serez donc jamais confronté, par exemple, à la stupidité de cette rédactrice en chef qui répond aux journalistes n’ayant pas de compte twitter doté d’un bon nombre de followers : « pas de crédibilité ». Elle n’étudiera même pas la candidature en question et s’en vante alors à la radio dans une émission pourtant très sérieuse. Je crois que j’entends mal, mais non. Tout est normal aussi bien du côté des pros de la presse présents que du chroniqueur que je sens mal à l’aise, sans compte twitter peut-être et n’osant pas la titiller au risque de passer, doit-il penser, pour un ringard. Merci Yann d’avoir remis les pendules à l’heure avec votre écriture toujours agréable à lire ! Et à bientôt sur facebook 😉
Et pourquoi donc proposer en bas de cette page de twitter cet article ? (Question<140 !)
Ca me donne envie de twitter. En 140 lignes.
> Twitter, Facebook, Wikileaks
C’est pas très juste de mélanger wikileaks aux 2 autres.
Déjà wikileaks n’est pas dans l’instant et dans le babillage du présent. Le projet wikileaks est militant et politique.
L’exercice de masturbation est intéressant, la condamnation est ridicule. Je ne peux que célébrer votre pensée passéiste, là maintenant, à cet instant, pour son cruel manque de lucidité sur notre avenir, sur ce qu’apporte twitter à notre civilisation : discuter, tout simplement.
J’aime beaucoup beaucoup cette analyse et quelques belles réflexions comme « il n’est pas suffisant de vivre pour exister… »
Après il faut je pense nous rendre à l’évidence, la vie est un contenu, voilà tout. Je retourne tweeter en conscience
La paresse intellectuelle, les clichés, l’ignorance, le narcissisme perverti. On ne peut répondre à ce texte que par un silence consterné. Il eut mieux valu te taire. Mais c’eut évidemment été trop te demander.
C’est bon ? T’as fini de te branler le cerveau ?