La parution d’un choix d’œuvres d’Emil Cioran en Pléiade est un événement littéraire qu’il faut saluer. Elle est le fruit du travail et de la compétence de Nicolas Cavaillès avec la collaboration d’Aurélien Demars. Dix livres ont été retenus pour cette édition, c’est dire qu’il en manque beaucoup mais ceux qui sont retenus constituent les chefs-d’œuvre de Cioran depuis Précis de décomposition jusque Exercices d’admiration où nous trouvons le texte écrit à la fin des années soixante-dix pour la réédition en allemand du Précis, que Paul Celan avait lui-même traduit et publié en 1953 chez Rowohlt. Comment ce nationaliste roumain né en 1911 et mort en 1995, est-il devenu l’un des grands écrivains de langue française ?
Que celui ou celle qui n’a jamais ou plus ouvert depuis des années un livre de Cioran, prenne ce volume à n’importe quelle page, il (re)trouvera immédiatement une émotion connue et inconnue à la fois, entre deux pensées, deux commentaires du maître moderne de l’aphorisme. Il est tout autant l’un des grands théologiens du monde contemporain, il en connaît sur le mystère de l’indicible ou de l’indécidable, plus que des myriades de théologiens professionnels. On peut d’ailleurs rapprocher Cioran sur cette question et sur d’autres aussi, de son alter ego juif, Edmond Jabès, avec son Livre des questions, qui mériterait tout autant d’entrer dans la Pléiade.
Citons ces aphorismes entre dix mille : « Impossible de dialoguer avec la douleur physique » (p.1059) ; « Se retirer indéfiniment en soi-même, comme Dieu après les six jours. Imitons-le, sur ce point tout au moins » (id.). « Quand on a la faiblesse de travailler à un livre, on ne pense pas sans émerveillement à ce rabbin hassidique qui abandonna le projet d’en écrire un, incertain qu’il était de pouvoir le faire pour le seul plaisir de Son Créateur » (1058).
Il y a du Maître Eckhart chez Cioran. L’un des ses textes les plus beaux est Exercice d’admiration, où il consacre des chapitres de haute portée philosophique, littéraire, humaine, à quelques amis ou maîtres comme Joseph de Maistre, Valéry, Becket, Eliade bien sûr, mais aussi Michaux, Caillois, quelques autres encore et… Benjamin Fondane. Ses pages sur ce très pur poète roumain et surtout Juif, qui paiera cette filiation et cette fierté du prix le plus horrible en 1944, à Auschwitz-Birkenau (en même temps que sa sœur qu’il n’a pas voulu abandonner, alors que ses amis, dont Cioran, avaient obtenu sa libération), sont d’une force portée par l’amitié et par l’émotion fracassée. Il écrit : « Chercher était pour lui plus qu’une nécessité ou une hantise, chercher sans désemparer était une fatalité […] Je me reprocherai toujours de n’avoir pas noté ses propos, ses trouvailles, les bonds d’une pensée dans toutes les directions, sans cesse en lutte contre la tyrannie et la nullité des évidences, avide de ses contradictions et comme effrayée d’aboutir. »
On a beaucoup parlé de l’antisémitisme de Cioran. En effet en 1936 il avait publié à Bucarest Transfiguration de la Roumanie (Schimbarea la faţă a României), brûlot nationaliste aux nombreux passages d’un antisémitisme virulent. Lorsque quarante-cinq après la guerre, en 1990, il en accepta enfin une réédition expurgée des pages les plus fascisantes, il supprima toutes celles concernant les juifs.
Nombre de ses amis l’étaient, juifs.
La pensée de Cioran est si souvent réconfortante, dans notre société sans repère, hallucinée par le seul pouvoir des marchés ou des fanatiques de tous bords. Lisons encore ce qu’il écrit dans De l’inconvénient d’être né : « Si jadis je souhaitais tant être quelqu’un, ce n’était que pour la satisfaction de pouvoir dire un jour, comme Charles Quint à Yuste : « Je ne suis plus rien ». »