Tout au long des longues années qui nous séparent de l’élection présidentielle de 2002, et du terrible échec de Lionel Jospin, devancé au premier tour par Jean-Marie Le Pen et dès lors privé de participation au second tour, un triple consensus a animé les commentateurs habituels de la politique française, journalistes, intellectuels et autres observateurs et analystes : la gauche n’a pas d’idées, elle n’a pas d’organisation, elle n’a pas de leader. Plus pressés de l’enterrer que de contribuer à son éventuel renouveau, de bons esprits ont même produit son acte de décès, sans le moindre effort pour rechercher une trace de vie ou d’espoir : faut-il, dans cette revue, rappeler l’ouvrage de 2007 signé de son directeur et décrivant un « grand cadavre à la renverse » ?
Il est toujours plus facile de souligner ce qui meurt, ou se meurt, que de percevoir ce qui nait, s’ébauche, se cherche, il est plus facile de décréter la mort que d’aider à la vie. Mais aujourd’hui, en 2011, il est clair que le triple consensus négatif des années 2000 ne tient plus, et que ceux qui se sont complu dans une pensée mortifère sont passés à côté d’une évolution qui s’ébauchait, souterraine, je peux en témoigner, et qui s’opère en profondeur, non sans difficultés, pas à pas. Personne aujourd’hui ne peut dire du PS qu’il est mort, ni de l’écologie politique qu’elle est incapable de contribuer au renouveau. Il existe aujourd’hui à, gauche des idées et des projets, des modes d’organisation et de préparation, et des leaders.
Ainsi, le projet que vient de rendre public le PS est un document raisonnable, qui permettra à son candidat quel qu’il soit de s’appuyer sur une vision générale sans pour autant devoir s’y soumettre ; il a été préparé de manière collégiale, et adopté à l’unanimité des responsables de ce parti. Celui-ci se prépare à choisir celui ou celle qui portera ses couleurs lors de primaires qui déboucheront sur une candidature solide. Martine Aubry a remis son parti à flots, elle l’a doté d’une pensée cohérente, robuste et sérieuse, et créé les conditions pour qu’un adversaire de taille puisse affronter le moment venu Nicolas Sarkozy. Elle a aussi tout fait pour que se nouent le moment venu les alliances qui permettront à la gauche, solidaire, d’avancer unie lors du deuxième tour de la présidentielle et des élections législative qui s’ensuivront. L’écologie politique, pour sa part, se prépare elle aussi à organiser ses primaires, et elle a fait d’incontestables progrès en matière d’organisation interne. Et la gauche de la gauche, tout en s’organisant pour le premier tour de la présidentielle, ne fait rien qui pourrait compromettre gravement l’unité autour d’un candidat au deuxième tour.
Pourtant, le pays ne semble guère mobilisé pour l’instant, et l’on voit mal où se situe aujourd’hui le « peuple de gauche » susceptible de porter ces forces politiques jusqu’à la victoire. Les syndicats sont faibles, et la récente bataille des retraites ne les a à l’évidence pas requinqués. Ce qui rend dérisoires les références à la social-démocratie, du moins si l’on veut bien donner à l’expression son sens précis, historique : un modèle où un acteur politique s’appuie sur le mouvement ouvrier et ses syndicats. Le tissu associatif, affaibli par des années d’une politique de droite réduisant ses moyens, ne donne pas davantage l’image d’une grande vitalité politique.
Et dans ce contexte, deux menaces se précisent. La première est celle de l’abstention, du rejet pur et simple de la politique, ce que le sociologue Collin Crouch a appelé la post-démocratie, et que le politologue russe Iouri Levada qualifiait de démocratie contemplative. La seconde menace est celle de la réaction populiste, dans ses versions d’extrême-droite, chacun peut le constater avec les récents scores du Front national aux élections régionales et dans les sondages d’opinion, mais aussi dans ses versions d’extrême-gauche.
Quelles conditions la gauche politique doit-elle remplir pour redonner naissance à un peuple de gauche, susciter en lui véritablement l’espoir, et l’envie de participer aux combats qui se préparent ?
Le sociologue n’est pas un acteur politique, et sa vision repose sur une autre éthique. Il n’a pas à composer, à négocier, il peut être dans la pureté de ses analyses, là où la politique, comme disait Max Weber, a maille à partir avec la puissance et la violence, et débouche sur des compromissions avec des « puissances diaboliques ». Mais il est possible pour le sociologue de réfléchir de façon à dessiner les propositions politiques qui pourraient éventuellement prolonger ses analyses. C’est ainsi que j’insisterais sur deux exemples, qui illustrent de fait la même idée.
Le premier tient aux dimensions culturelles, historiques, religieuses, identitaires si l’on veut, de certains des plus grands problèmes du moment. Le projet, déjà, et demain le programme de la gauche se joue sur deux registres principaux, qui sont distincts, sur deux fronts. D’un côté, les Français sont inquiets socialement et économiquement. Ils s’interrogent sur l’emploi, le revenu, sur le fait que les jeunes générations risquent de vivre moins bien que les plus âgées, ils ont soif de justice sociale. La gauche, ici, sait faire, c’est son registre habituel, celui où elle peut conjuguer une vision de l’avenir sérieuse, rigoureuse, plus juste, et meilleure, au plus loin du « bouclier fiscal », et des promesses non tenues du « travailler plus pour gagner plus ». Mais d’un autre côté, les Français s’interrogent sur la place de leur pays dans le monde, sur ses valeurs, sur son intégrité culturelle, ils ont le sentiment que leurs repères classiques se défont sans voir très clairement que pourraient être les nouveaux repères. La droite, embrayant sur l’extrême droite, a cherché à exacerber les clivages en promouvant des débats plutôt infects sur l’identité nationale puis sur la laïcité, en visant l’islam et les musulmans, l’immigration et les migrants, le tout sur fond de discours sécuritaires. La gauche a été jusqu’ici embarrassée, refusant à juste titre de s’embarquer dans ces soi-disant débats qui recouvraient en réalité des opérations politiciennes fleurant le racisme et la xénophobie, mais ne s’engageant pas, ou fort timidement, sur ces enjeux, qui sont vite clivants en son sein. Dans un livre qui vient de sortir, Pour la prochaine gauche (Robert Laffont, 2011), je fais un ensemble de propositions, relative aux statistiques dites ethniques (et qu’il vaut mieux appeler de la diversité), à l’intégration –un concept qu’il vaudrait mieux délaisser-, au multiculturalisme, devenu la cible des droites européennes, de David Cameron à Angela Merkel en passant par Nicolas Sarkozy, ou bien encore à propos de l’idée de nation ou de la laïcité : le lecteur intéressé me permettra de l’y renvoyer, j’indique ici simplement ce qui est le cœur de mes propositions. La gauche ne se sortira de ces débats que si elle le fait par le haut, en cherchant non pas à choisir, comme c’est le cas depuis trente ans, entre l’universalisme de la raison et du droit d’un côté, et le respect ou la reconnaissance des particularismes culturels ou religieux, mais en inventant les modalités de leur conciliation.
Deuxième exemple, qui renvoie à une tension peut-être insoluble entre les composantes les plus écologistes de la gauche, et ses composantes les plus classiques : la gauche solidaire ne gagnera les élections que si elle trouve un accord réel, réaliste, entre sa composante critique du progrès, de la croissance et de la production à tous crins, soucieuse d’environnement, d’arrêt rapide du nucléaire, de déglobalisation, comme dit le militant-sociologue philippin Walden Bello, un des ténors parmi les intellectuels altermondialistes, et sa composante confiante dans la croissance, et dans le développement économique, nécessaire selon elle pour réduire les inégalités et assurer à chacun le bien être et la justice sociale. Cette tension n’est pas neuve, et elle touche à des valeurs profondément ancrées. Est-il possible de la réduire, à propos du nucléaire, un dossier rendu particulièrement sensible avec le drame japonais, à la fois naturel (le tsunami, le tremblement de terre) et humain (la catastrophe de Fukushima), mais aussi au sujet de la consommation, du climat, de nos conceptions du transport, de la production, etc. ? La sortie de la crise aurait pu et du être l’occasion de réfléchir à de nouvelles modalités de transport –fallait-il aider l’industrie automobile sans exiger de profondes inflexions dans les véhicules qu’elle produit, sans réfléchir à de nouvelles formes d’organisation de la mobilité, faut-il promouvoir la production de logements neufs sans mettre en œuvre d’autres visions de l’urbanisme et du vivre ensemble, d’autres procédé de construction, etc. ? En fait, bien trop timidement. La gauche n’avancera unie, cohérente et mobilisatrice que si bien avant les élections, elle met en place une réflexion collective concrète, toutes tendances présentes, destinée à trouver les modalités d’une conciliation entre les deux types de valeur qui risquent sinon de demeurer contradictoires, et sources de tensions exacerbées.
Ces deux exemples, qui sont parmi les points les plus importants, illustrent en fait une seule et même idée, ils indiquent l’existence de problèmes, de difficultés, de tensions ou de conflits internes à la gauche, et il y en a certainement d’autres. Il n’est pas possible de tout concilier sur le fond. Mais en abordant de front ce type d’enjeux, avec le souci d’aboutir à des propositions sinon convergentes, du moins compatibles, la gauche, la prochaine gauche que j’appelle de mes vœux, se présentera avec de solides chances de l’emporter en 2012.
Vive la prochaine gauche !
par Michel Wieviorka
25 octobre 2011
Personne aujourd’hui ne peut dire du PS qu’il est mort, ni de l’écologie politique qu’elle est incapable de contribuer au renouveau.
Tout au long des longues années qui nous séparent de l’élection présidentielle de 2002, et du terrible échec de Lionel Jospin, devancé au premier tour par Jean-Marie Le Pen et dès lors privé de participation au second tour, un triple consensus a animé les commentateurs habituels de la politique française, journalistes, intellectuels et autres observateurs et analystes : la gauche n’a pas d’idées, elle n’a pas d’organisation, elle n’a pas de leader. Plus pressés de l’enterrer que de contribuer à son éventuel renouveau, de bons esprits ont même produit son acte de décès, sans le moindre effort pour rechercher une trace de vie ou d’espoir : faut-il, dans cette revue, rappeler l’ouvrage de 2007 signé de son directeur et décrivant un « grand cadavre à la renverse » ?
Il est toujours plus facile de souligner ce qui meurt, ou se meurt, que de percevoir ce qui nait, s’ébauche, se cherche, il est plus facile de décréter la mort que d’aider à la vie. Mais aujourd’hui, en 2011, il est clair que le triple consensus négatif des années 2000 ne tient plus, et que ceux qui se sont complu dans une pensée mortifère sont passés à côté d’une évolution qui s’ébauchait, souterraine, je peux en témoigner, et qui s’opère en profondeur, non sans difficultés, pas à pas. Personne aujourd’hui ne peut dire du PS qu’il est mort, ni de l’écologie politique qu’elle est incapable de contribuer au renouveau. Il existe aujourd’hui à, gauche des idées et des projets, des modes d’organisation et de préparation, et des leaders.
Ainsi, le projet que vient de rendre public le PS est un document raisonnable, qui permettra à son candidat quel qu’il soit de s’appuyer sur une vision générale sans pour autant devoir s’y soumettre ; il a été préparé de manière collégiale, et adopté à l’unanimité des responsables de ce parti. Celui-ci se prépare à choisir celui ou celle qui portera ses couleurs lors de primaires qui déboucheront sur une candidature solide. Martine Aubry a remis son parti à flots, elle l’a doté d’une pensée cohérente, robuste et sérieuse, et créé les conditions pour qu’un adversaire de taille puisse affronter le moment venu Nicolas Sarkozy. Elle a aussi tout fait pour que se nouent le moment venu les alliances qui permettront à la gauche, solidaire, d’avancer unie lors du deuxième tour de la présidentielle et des élections législative qui s’ensuivront. L’écologie politique, pour sa part, se prépare elle aussi à organiser ses primaires, et elle a fait d’incontestables progrès en matière d’organisation interne. Et la gauche de la gauche, tout en s’organisant pour le premier tour de la présidentielle, ne fait rien qui pourrait compromettre gravement l’unité autour d’un candidat au deuxième tour.
Pourtant, le pays ne semble guère mobilisé pour l’instant, et l’on voit mal où se situe aujourd’hui le « peuple de gauche » susceptible de porter ces forces politiques jusqu’à la victoire. Les syndicats sont faibles, et la récente bataille des retraites ne les a à l’évidence pas requinqués. Ce qui rend dérisoires les références à la social-démocratie, du moins si l’on veut bien donner à l’expression son sens précis, historique : un modèle où un acteur politique s’appuie sur le mouvement ouvrier et ses syndicats. Le tissu associatif, affaibli par des années d’une politique de droite réduisant ses moyens, ne donne pas davantage l’image d’une grande vitalité politique.
Et dans ce contexte, deux menaces se précisent. La première est celle de l’abstention, du rejet pur et simple de la politique, ce que le sociologue Collin Crouch a appelé la post-démocratie, et que le politologue russe Iouri Levada qualifiait de démocratie contemplative. La seconde menace est celle de la réaction populiste, dans ses versions d’extrême-droite, chacun peut le constater avec les récents scores du Front national aux élections régionales et dans les sondages d’opinion, mais aussi dans ses versions d’extrême-gauche.
Quelles conditions la gauche politique doit-elle remplir pour redonner naissance à un peuple de gauche, susciter en lui véritablement l’espoir, et l’envie de participer aux combats qui se préparent ?
Le sociologue n’est pas un acteur politique, et sa vision repose sur une autre éthique. Il n’a pas à composer, à négocier, il peut être dans la pureté de ses analyses, là où la politique, comme disait Max Weber, a maille à partir avec la puissance et la violence, et débouche sur des compromissions avec des « puissances diaboliques ». Mais il est possible pour le sociologue de réfléchir de façon à dessiner les propositions politiques qui pourraient éventuellement prolonger ses analyses. C’est ainsi que j’insisterais sur deux exemples, qui illustrent de fait la même idée.
Le premier tient aux dimensions culturelles, historiques, religieuses, identitaires si l’on veut, de certains des plus grands problèmes du moment. Le projet, déjà, et demain le programme de la gauche se joue sur deux registres principaux, qui sont distincts, sur deux fronts. D’un côté, les Français sont inquiets socialement et économiquement. Ils s’interrogent sur l’emploi, le revenu, sur le fait que les jeunes générations risquent de vivre moins bien que les plus âgées, ils ont soif de justice sociale. La gauche, ici, sait faire, c’est son registre habituel, celui où elle peut conjuguer une vision de l’avenir sérieuse, rigoureuse, plus juste, et meilleure, au plus loin du « bouclier fiscal », et des promesses non tenues du « travailler plus pour gagner plus ». Mais d’un autre côté, les Français s’interrogent sur la place de leur pays dans le monde, sur ses valeurs, sur son intégrité culturelle, ils ont le sentiment que leurs repères classiques se défont sans voir très clairement que pourraient être les nouveaux repères. La droite, embrayant sur l’extrême droite, a cherché à exacerber les clivages en promouvant des débats plutôt infects sur l’identité nationale puis sur la laïcité, en visant l’islam et les musulmans, l’immigration et les migrants, le tout sur fond de discours sécuritaires. La gauche a été jusqu’ici embarrassée, refusant à juste titre de s’embarquer dans ces soi-disant débats qui recouvraient en réalité des opérations politiciennes fleurant le racisme et la xénophobie, mais ne s’engageant pas, ou fort timidement, sur ces enjeux, qui sont vite clivants en son sein. Dans un livre qui vient de sortir, Pour la prochaine gauche (Robert Laffont, 2011), je fais un ensemble de propositions, relative aux statistiques dites ethniques (et qu’il vaut mieux appeler de la diversité), à l’intégration –un concept qu’il vaudrait mieux délaisser-, au multiculturalisme, devenu la cible des droites européennes, de David Cameron à Angela Merkel en passant par Nicolas Sarkozy, ou bien encore à propos de l’idée de nation ou de la laïcité : le lecteur intéressé me permettra de l’y renvoyer, j’indique ici simplement ce qui est le cœur de mes propositions. La gauche ne se sortira de ces débats que si elle le fait par le haut, en cherchant non pas à choisir, comme c’est le cas depuis trente ans, entre l’universalisme de la raison et du droit d’un côté, et le respect ou la reconnaissance des particularismes culturels ou religieux, mais en inventant les modalités de leur conciliation.
Deuxième exemple, qui renvoie à une tension peut-être insoluble entre les composantes les plus écologistes de la gauche, et ses composantes les plus classiques : la gauche solidaire ne gagnera les élections que si elle trouve un accord réel, réaliste, entre sa composante critique du progrès, de la croissance et de la production à tous crins, soucieuse d’environnement, d’arrêt rapide du nucléaire, de déglobalisation, comme dit le militant-sociologue philippin Walden Bello, un des ténors parmi les intellectuels altermondialistes, et sa composante confiante dans la croissance, et dans le développement économique, nécessaire selon elle pour réduire les inégalités et assurer à chacun le bien être et la justice sociale. Cette tension n’est pas neuve, et elle touche à des valeurs profondément ancrées. Est-il possible de la réduire, à propos du nucléaire, un dossier rendu particulièrement sensible avec le drame japonais, à la fois naturel (le tsunami, le tremblement de terre) et humain (la catastrophe de Fukushima), mais aussi au sujet de la consommation, du climat, de nos conceptions du transport, de la production, etc. ? La sortie de la crise aurait pu et du être l’occasion de réfléchir à de nouvelles modalités de transport –fallait-il aider l’industrie automobile sans exiger de profondes inflexions dans les véhicules qu’elle produit, sans réfléchir à de nouvelles formes d’organisation de la mobilité, faut-il promouvoir la production de logements neufs sans mettre en œuvre d’autres visions de l’urbanisme et du vivre ensemble, d’autres procédé de construction, etc. ? En fait, bien trop timidement. La gauche n’avancera unie, cohérente et mobilisatrice que si bien avant les élections, elle met en place une réflexion collective concrète, toutes tendances présentes, destinée à trouver les modalités d’une conciliation entre les deux types de valeur qui risquent sinon de demeurer contradictoires, et sources de tensions exacerbées.
Ces deux exemples, qui sont parmi les points les plus importants, illustrent en fait une seule et même idée, ils indiquent l’existence de problèmes, de difficultés, de tensions ou de conflits internes à la gauche, et il y en a certainement d’autres. Il n’est pas possible de tout concilier sur le fond. Mais en abordant de front ce type d’enjeux, avec le souci d’aboutir à des propositions sinon convergentes, du moins compatibles, la gauche, la prochaine gauche que j’appelle de mes vœux, se présentera avec de solides chances de l’emporter en 2012.