PROLOGUE

Au XXe siècle, au milieu de ces révolutions, de ces totalitarismes de droite ou de gauche, l’Inde apporta au monde la seule révolution basée sur une non-violence fondamentale. L’ahimsa constitué en principe absolu, par un homme seul, qui, avec son charisme, son héroïsme, sans doute aussi sa sainteté, sans omettre pour autant ses erreurs, parfois ses aveuglements par rapport à Hitler, au national-socialisme, à la « Solution finale » à l’encontre des Juifs, s’opposa, là où il fut, à toute forme d’oppression, qu’elle soit raciale, colonialiste, religieuse ou idéologique. Il aura opposé à la force violente, la force de la non-violence, contribuant ainsi à libérer l’Inde du joug britannique douze ans avant la décolonisation en France et l’indépendance de l’Algérie. Indépendance  de l’Inde  survenue moins d’un an avant la création de l’Etat d’Israël, que la patrie de Gandhi ne soutint pas.

Au siècle de tant de folies meurtrières, l’Inde fut donc le seul exemple d’un peuple qui se libère essentiellement par la force de la non-violence.

Toutefois, malgré ces lettres de haute noblesse spirituelle et gandhiste, on peut aimer le peuple indien mais sans l’idéaliser l’Inde, sachant les choses terribles qui s’y passent encore au début du XXIe siècle. J’évoquerai très rapidement le système des castes, la condition d’ Intouchable  le mariage des filles surtout entre trois ou quatre ans, mais tout autant à la puberté, car alors elles deviennent enceintes à treize ou quatorze ans, risquant de mourir du fait de leur peu de forces, souvent de leur anémie due au travail harassant qu’elles fournissent dans leur belle-famille, ou à la fragilité de leur corps trop gracile pour supporter de dures grossesses. Une parmi beaucoup d’autres atteintes portées aux femmes, aux pauvres, aux intouchables, à tous ces miséreux sans défense et sans connaissance, que des chercheurs peu scrupuleux, voire criminels, prennent en cobayes, leur faisant miroiter je ne sais quelle récompense, et qui meurent souvent dans des conditions inhumaines.

Je veux aussi parler de ces enfants qui travaillent dans les mines de charbon ou de minerai, forcés à ramper dans des galeries trop basses pour les adultes, d’où trop ne reviennent pas suite à des effondrements.

C’est encore dans ce pays que fut créé à peu près en même temps qu’au Bangladesh le micro crédit par l’économiste bangladais Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix (2006), sous le nom de « Grameen » (terme bengali signifiant village). Idée novatrice que celle de mettre en place un soutien à l’économie des pauvres vivant dans les campagnes ou les villages les plus misérables du Bangladesh, de l’Inde comme de beaucoup d’autres pays.  Mais par de sordides jalousies politiques, l’État a atteint Yunus en le chassant de la Grameen Bank, qu’il avait créée, il est vrai avec des fonds publics.  Pourtant, les chiffres parlent pour lui : aujourd’hui plus de 60 millions de personnes vivent de ce crédit, dont 27 parmi les plus pauvres (dont le revenu est de moins d’1 $ par jour), à travers 45 pays du monde. Certains ont saboté son système, sans tenir compte des règles strictes qui les encadraient. Aujourd’hui, particulièrement en Inde, des femmes, qui ont obtenu ces aides sur des critères qui n’auraient pas dû leur ouvrir le droit à ces prêts à but commerciaux, et ne peuvent pas les rembourser, se trouvent acculées au suicide, laissant derrière elles, souvent des enfants seuls, sans plus aucune ressource.

Cette civilisation indienne au sens large (incluant ici le Népal, le Bhoutan, le Bangladesh) a su créer la première des moyens d’actions révolutionnaires, qui font et ont fait l’admiration du monde aussi bien politique qu’économique.

Les tragédies qu’Arundhati Roy dénoncent aujourd’hui avec tant de colère ne peuvent ni ne doivent nous faire oublier que la grande révolution démocratique et économique de l’Inde n’a pas été  marquée  essentiellement  par des idéologies de type occidentales, telles que le marxisme, ou par les idéologies asiatiques au premier rang desquelles le maoïsme, qui firent combien  de millions de victimes…

Ma porte de l’Inde s’appellerait Gandhi s’il n’y avait pas eu André Malraux. Ma rencontre spirituelle avec la terre de l’Inde et sa fascinante civilisation, remonte au mois de juillet 1973 : voici près de quarante ans. J’ai 18 ans lorsque la télévision présente les films de son périple en Inde, au Bangladesh et au Népal, film qui me révèlent l’Inde à travers Malraux autant que Malraux à travers l’Inde.  Durant vingt-neuf ans, j’ai rêvé l’Inde. Pourquoi l’avoir rêvé plutôt qu’accompli ? Comme si fort curieusement, j’attendais naïvement un signe spécial pour l’accomplir. Cette fois encore ce signe s’appela  Malraux. C’est lui qui m’en ouvrit les portes quasi sacrées.

L’un de mes grands amis, dont le nom est scellé à celui de l’Inde, pour y avoir vécu dix-huit ans, et avoir été un lien puissant entre la culture indienne et la culture allemande, Georg Lechner, me parla tant de l’Inde avant que je ne la découvrit, comme personne.

C’est un an après le centenaire d’André Malraux, soit en 2002, que je me vois offrir par le Conseiller culturel en poste à Delhi, une mission officielle afin de préparer les modalités du colloque “ André Malraux et l’Inde ” que je viens juste de proposer à l’ambassade. Ce fut ma toute première mission officielle pour le Quai d’Orsay. Ce voyage originel eut l’intensité d’un pèlerinage. J’y suis reçu quasiment au-nom-de-Malraux, alors que mon seul  livre à lui consacré, à cette époque-là date de 1978.

Mes étapes de cette découverte de l’Inde sont Delhi, Fatehpur Sikri, Mathura, Agra, puis, ô bonheur !, Bénarès (Varanasi) et Bodh Gaya, la ville où Siddhārtha Gautama devint le  Buddha. Je revins de ce voyage avec un sentiment de plénitude, d’accomplissement  fou.

Ce deuxième voyage, qui doit me conduire de Jaïpur à Pondichéry, de Mahabalipuram à Chidambaram, de Chennaï à Mumbaï, et Aurangabad, est un stupéfiant pèlerinage.

Couverture de Gandhi - L'anti-biographie

Ma rencontre de très pauvres villageois sur la route de retour à Chennaï, comme le face à face avec le Père Ceyrac, à Chennaï (Madras), ou sur le plan de l’art, avec la Maheśamūrti d’Elephanta, sont de ces heures qui bouleversent une vie.

Il y a certes cette Inde millénaire du Mahābhārata et du Rāmāyana et ses foules de pauvres, dont beaucoup sont des exemples d’humanité, mais je vois avant tout la beauté de ces enfants, de ces hommes et surtout de ces femmes vêtues de leur sari, à l’allure princière. Femmes des bidonvilles ou des quartiers riches, femmes rencontrées au Rajasthan ou à Mahabalipuram, à Bénarès ou à Mumbaï, femmes jeunes ou femmes âgées, toutes ont cette grâce et cette noblesse que l’on n’oublie pas.

Comment puis-je taire en évoquant ma rencontre éternelle avec l’Inde réelle, aux côtés de Tagore et de Gandhi, la  haute figure de Swāmi Vivekānanda dont l’amour total de son peuple, de sa terre et de l’humanité, m’ont pénétré au plus profond de l’être, comme me pénètre infiniment la musique, cette musique de l’Inde et de nulle part ailleurs.

Un commentaire

  1. C’est un excellent article, mais avec un goût de stylistique prononcée un peu exagérée. Pourquoi mettre côte à côte Rajasthan (grand Etat de l’Union Indienne) et Mahâbalipuram (petite ville tamoule très touristique en raison de ses temples monolithiques du 7è s.)?

    De même qu’entend-on par ‘civilisation indienne au sens large’ incluant le Népal hindou, le Bhoutan bouddhiste et le Bangladesh musulman (en majorité s’entend dans les 3 pays) et ne citant pas le Pakistan? Si c’est une question de musulmans, oublierait-t-on qu’en Union Indienne même, vivent 120 ou 130 M de cette confession, en bonne harmonie dans le Sud et moins bonne dans le Nord?

    Les diversités culturelles de cette Union Indienne politique sont encore oubliées ou négligées (ce qui est grave), comme si celle-ci était à l’échelle de la France centralisée et non à l’échelle de l’Union Européenne de conception ô combien difficile et douloureuse?

    Qu’est ce que l’auteur a à dire sur la francophonie restante, après les visites de plusieurs ministres français à Pondichéry? Y a-t-il maintenant et enfin une volonté de restaurer les cimetières français de Pondichéry, Karikal et de Chandernagor, comme les Danois ont fait pour Tranquebar (ils ont sorti déjà une excellente publication) pour ne pas oublier l’histoire de France ? Après quelques projets mort-nés d’un ancien ambassadeur, que pense-t-il d’une ‘Maison de l’Histoire des Comptoirs français’ (idée du nouveau Consul général) à concevoir maintenant, pour préserver la double culture franco-tamoule à Pondichéry?

    Le mot ‘tamoul’ qui renvoyait naguère à une autre nation en conflit interne restera-t-il toujours tabou pour les intellectuels français? Continuera-t-on à penser en France qu’on parle là-bas le sanskrit ou le hindi (questions véridiques entendues par l’auteur de ces lignes)? Autant de questions auxquelles son livre devrait répondre en principe…

    ‘Qui trop embrasse mal étreint’, voilà un adage qui s’applique parfaitement à ce sous-continent dont la civilisation s’étendait même au delà de la passe Khyber, en Afghanistan et plus loin, de façon temporaire, mais profonde. L’Inde du Nord est encore le Moyen-Orient, alors que le Sud de l’Inde est déjà l’Asie du Sud-est, comme on y range aussi le Sri Lanka…Aux prochains écrivains et littérateurs (qui réaliseront les différences de langues lors de leurs voyages personnels et missions payées) de développer mieux ces différents points, au lieu de se cantonner encore dans les généralités trop réductrices.